— Paul Otchakovsky-Laurens

Dans le décor

Jérôme Beaujour

Jérôme Beaujour pense que la fiction est la condition pour que quelque chose soit vécu. Elle vient avant. Elle ne raconte pas après.

Son personnage, à certain moment, perd la fiction comme on perd la vue. Il n’arrive plus à mettre un pied devant l’autre parce qu’il a perdu la fiction de la marche, de la promenade, d’un lieu à atteindre, d’une visite à faire. Il découvre ce que découvre le Comte Mosca quand dans La Chartreuse de Parme sa femme accompagne Fabrice del Dongo au théâtre. Tout se passera bien si le mot « amour » n’est pas prononcé. Si le mot « amour » n’est pas prononcé entre...

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La presse

Sourire du pire


Jérôme Beaujour est un peu comme un filleul – ou un neveu sentimental – de Marguerite Duras. Non pas seulement parce qu’il croisa jadis la plume avec la romancière de L’Amant (dans La Vie matérielle, une suite de textes recueillis en 1987), ou qu’il lui consacra, en compagnie de Jean Mascolo, une sorte de compilation filmée.

S’il y a fidélité à Duras, c’est d’abord dans le souci d’une justesse commune à la littérature et au cinéma : auteur il y a une dizaine d’années de deux très beaux livres, Les Gens (1991) et Tout dire (1995) Beaujour s’est consacré depuis à l’écriture de scénarios, en particulier pour les films de Benoît Jacquot (La Fille seule, Le Septième Ciel, Pas de scandale). Cette orientation de son travail se trouve mise en scène dans le roman qui paraît, Dans le décor, puisque le livre s’ouvre sur une conversation au café entre un certain « Benoît » et le narrateur, dont on devine qu’il est scénariste comme l’auteur.

Aura-t-on donc affaire à une autofiction ? Pas tout à fait, car le charme du récit de Beaujour tient au fait de suspendre, et même d’inverser, le rapport entre fiction et réalité. L’identité du narrateur semble ainsi procéder des scènes ou des être qu’il invente, comme s’il tirait d’eux sa propre vérité paradoxale : le doute nous prend alors quant à ces vies – ces gens – dont l’existence n’est pas moins sûre, au fond, que la nôtre… Beaujour raconte, improvise, teste dialogues et situations auprès d’un interlocuteur qui est aussi son lecteur. Ce sont des histoires, désopilantes ou pathétiques, de couples et de familles, avec des personnages de bourgeois névrosés, pour l’essentiel, qui ressemblent à ceux que l’on croise dans les films de Jacquot ou les romans d’Angot (qu’il a d’ailleurs aidée à écrire Une partie de cœur).

L’intrigue qui se dessine, de chapitre en séquence, peut bien s’apparenter à l’ébauche d’un scénario, l’essentiel reste ailleurs : « dans le décor », précisément. Comme sur ces images où il s’agit de retrouver le loup caché dans la forêt, il y a une silhouette dont le roman n’arrive pas à dissimuler la présence : celle de la mère – réelle ? – du narrateur, dont la mort est pour ainsi dire programmée dès la première page. Cette ombre donne une profondeur assez inattendue à un petit livre par ailleurs extrêmement drôle, où Beaujour prouve à l’envi son (immense) talent de dialoguiste comique.

On fini ainsi par comprendre que, si les frontière de la fiction sont brouillées, c’est peut-être pour que continuent de vivre les morts : pour accueillir la mère défunte, avec une infinie délicatesse, au pays où tout est possible, dans ces pages où tout est toujours vrai. Justesse de la littérature, lorsqu’elle autorise ainsi le pire ne souriant : Dans le décor est un très subtil livre de deuil.


Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles, le 8 août 2005.



Drôle de drame


Dans le décor fait un petit livre jubilatoire d’un film qui ne se fera peut-être pas et d’un roman qui peine à s’écrire.


Dans le décor est un livre dont la fin est vraiment belle et qui rien que pour ça mérite d’être lu jusqu’au bout, même si on ne comprend pas toujours où l’histoire nous mène, même si parfois, franchement dans le décor, on se demande si le roman qu’on lit est bien le roman qu’on se croyait en train de lire, tant les bifurcations sont vives, tant la fiction ici, film dans le roman, roman dans le roman de la vie qui est une fiction qui ne prend pas, échec d’un film à se construire dans le livre, roman d’un roman qu’on n’aura pas écrit, etc., tant la fiction du livre est fragile, aléatoire, improbable, mais jubilatoire dans son improbabilité même. C’est juste une phrase, l’avant-dernière du livre, mais qui transforme le livre, qui tombe plutôt bien, juste là où elle fallait qu’elle soit, au point précis où le livre permet d’accueillir quelque chose comme son secret, son juste point d’affect, sa tristesse et sa joie. C’est une phrase de rien mais qui fait mouche et, à rebours, donne au livre sa justesse, fait que le livre nous touche, au point précis de notre vulnérabilité. Nous laisse un peu sans voix.

Dans le décor est un livre impossible à raconter, pas très facile à chroniquer, qu’on aurait juste envie de lire à ceux pour qui on penserait que l’avant-dernière phrase pourrait être une révélation même infime, un discret baume à l’âme. C’est un livre avec parfois des phrases un peu étranges, un peu tordues, dont la torsion confine à la maladresse, déstabilise légèrement la lecture, mais à peine. Si l’on a bien compris la discussion qu’il a avec son ami Benoît à propos d’une idée d’un livre dont celui-ci veut faire un film, le narrateur se trouverait à ce moment dans une impasse, travaillant depuis dix ans sur un roman où il a voulu tout mettre (Jérôme Beaujour a publié son dernier roman,Tout dire , en 1995, et a depuis lors beaucoup travaillé avec comme scénariste, notamment pour Benoît Jacquot). C’est un peu ce roman qu’on va lire, mais aussi son échec. C’est l’échec du roman qu’on lit, c’est à dire l’échec du personnage à faire illusion, l’impuissance de la fiction à s’épaissir, à prendre, à valoir pour la vie. C’est l’échec qui donne à ce livre sa matérialité trop légère, son étrange ductilité narrative, et pour autant jamais gratuite. C’est l’échec assumé qui en est la vérité, la justesse, la juste musicalité. C’est un livre où l’on converse beaucoup et comme dans une juste conversation, ce qui compte n’est pas tant ce qu’on se dit que la justesse du ton, des silences et des maladresses, ce qu’on n’arrive pas à se dire et qui se dit quand même, avec parfois des bonheurs de formulation imprévues. C’est effectivement un livre de cinéma, mais trop subtil au montage pour que cela ne soit pas qu’un livre, et dont la fin est belle comme celle d’un film. C’est un juste et original livre de deuil aussi sans doute, en ce qu’il ne propose pas tant d’accepter la mort pour continuer à vivre, que de redistribuer les cartes entre la vie et la mort, entre la vraie vie et la fausse, la vérité et l’erreur, le secret et sa révélation, en ce qu’il ne résout rien, ne prétend rien résoudre. La vraie vie est un film, nous dit ce livre qui tourne autour de la question de la mort, la fausse vie, c’est-à-dire la nôtre, n’est pas si différente de notre mort, et le livre, qui est aussi un livre délicat sur le suicide, travaille sur cette ultra fine différence. C’est un livre délicatement funambule et c’est aussi un livre plutôt improbable, une sorte d’objet bizarre dont on ne sait pas trop d’abord quoi faire, dont on sent bien qu’il a touché quelque chose, mais quand à savoir quoi ?


Xavier PersonLe Matricule des anges octobre 2005



Beaujour tout le monde


Tissage d’allers-retours entre réel et fiction : Dans le décor


À la deuxième page, le narrateur dit : C’est un roman que j’ai commencé il y a dix ans. Et là je crois que je vais l’abandonner. Je suis dans une impasse. On regarde dans la liste « du même auteur », on voit que son dernier roman Tout dire date de 1995. On revient au texte, il continue comme ça : J’ai voulu tout y mettre, mais tout, et pour cela j’ai pris comme personnage principal quelqu’un qui est trop loin de moi. Le narrateur parle à un certain Benoît, avec qui il a projet de faire un film, et comme on est un lecteur simple, on croit qu’il s’agit de Benoît Jacquot, avec qui Beaujour a scénarisé La Fille seule, Le Septième Ciel et Pas de scandale, on croit que Jacquot a filmé Lacan en train de prononcer cette phrase célèbre : La vérité, on ne peut pas la dire toute,et on croit aussi que le roman dans l’impasse est celui que nous sommes en train de lire parce qu’il est, comme le titre l’indique, en train de foncer dans le décor. Mais Dans le décor est aussi l’histoire d’un scénariste qui monte dans l’écran, rentre dedans, en ressort tel Orphée pour nous raconter Eurydice, mais avec une finesse toute fine, imperceptible, un voile de gaze entre la vie et les morts, la fiction et le récit de la fiction. Beaujour ne tire aucun effet pédagogique à rentrer et sortir de son scénario (ce n’est pas Tristram Shandy), il accouche plutôt de fantômes, on passe d’une voix à l’autre sans s’en rendre compte, on change de sexe au détour du « je », on ne peut finalement se saisir que comme creux. Le plus fascinant, sans doute, très rapidement, dès quelques pages, c’est que ce va-et-vient entre l’imagination, les personnages absents et le café où se raconte l’histoire entre Jérôme et Benoît apparaît comme un réalisme idoine pour ces états que l’on éprouve régulièrement, quand on a du mal à se concentrer sur la réalité, comme si grésillait entre le monde et nous la musique échappée d’un casque de baladeur, la légère mais persistante interférence d’une mouche électronique, qui enneige l’écran du quotidien. Et d’ailleurs, ce brouillage, cette gaucherie, obsède la conversation des deux hommes. On avait déjà parlé de la plainte et il m’avait dit qu’il ne savait pas s’en servir, dit Jérôme de Benoît. Jérôme dit de lui-même qu’il lui manque le critère pour distinguer les choses. Jérôme dit de sa mère qu’elle lui a appris à ne pas faire usage des autres, à ne pas les aimer, et que c’est malin, maintenant qu’elle va mourir, dit-il, je ne savais pas du tout quoi faire avec ceux qui resteraient en vie.

Puisque le texte commence et se clôt par la mort de la mère du narrateur, une mort fondue au blanc avec la fiction, avec les cafés et les dîners que hantent Cécile, Véronique, Louis, Marjorie, Maddy, Jean-Pierre, ça c’est au milieu du livre, il y a quelques gestes d’énervement, des verres d’eau jetés dans le visage, des verres de sangria dans l’évier, des hommes par la fenêtre car le personnage veut se suicider. Il est aussi beaucoup question de dépression, comme si c’était l’état normal de ceux qui ne partagent plus l’usage du monde, dépression dont on ne sort, écrit Beaujour, que pour plonger dans une dépression aggravée à laquelle ne change rien qu’elle se présente maintenant sous les traits d’une joyeuse effervescence, d’une abondance d’émotions, mais dont aucune ne soit pas feinte. Dans le décor est entre autres une réflexion sur les conditions historiquesde l’émotion, se demandant si le cinéma n’a pas la charge de simuler les émotions désormais mortes dans la vie, à laquelle pourtant il les avait empruntées jadis, les faisant se survivre mensongèrement à elles-mêmes. Le narrateur fait lui-même figure de dépressif contrarié, ou rééduqué en oui-ouiste, ponctuant ses phrases d’euphorie apathique : On mangeait une très bonne salade avec des morceaux de pamplemousse et du riz et la musique était bonne et la conversation agréable. Comme il l’écrit ailleurs, mêlant l’économie à la psychanalyse, l’abondance chez les pauvres ne les délivre pas de l’idée de manque.

Comme on est un lecteur simple, on croit le narrateur quand il dit que son propos est de passer au crible ces associations considérées comme naturelles et qui ne le sont pas mais que l’usage a tellement liées qu’on n’arrive pas à les décoller. Il donne comme exemples : aller boire un pastis après une partie de pétanque ou la nappe à carreaux consubstantielle aux œufs durs du pique-nique, mais aussi, parmi ces étranges collures, la seule qui nous occupe tous vraiment, celle du désir, le fond de mon entreprise, conclut-il, est de décoller le sexe de l’amour, signe peut-être de la dépression même.


Éric Loret Libération jeudi 13 octobre 2005



Le scénariste et ses doubles


Le dernier roman de Jérôme Beaujour, un bijou de cocasserie et de détresse


Dans la préface de La Vie matérielle (P.O.L, 1987 et « Folio »), – ce « livre de lecture » qui rassemblait des textes dits à Jérôme Beaujour –, Marguerite Duras précisait : « J’ai hésité à la publier mais aucune formation livresque prévue ou en cours n’aurait pu contenir cette écriture flottante de « La Vie matérielle », ces aller et retour entre moi et moi, entre vous dans ce temps qui nous est commun. »

Même s’il n’a, depuis, publié que deux romans, Les Gens et Tout dire (P.O.L, 1991 et 1995), on connaît – parfois sans le savoir – le ton et les dialogues étincelants de Beaujour, ce brillant scénariste qui a récemment collaboré à l’adaptation de La Moustache d’Emmanuel Carrère, après avoir été, entre autres, le coscénariste de trois films remarquables de Benoît Jacquot.

Après La Fille seule (sur une idée de Jacquot) et Le Septième Ciel (écrit en collaboration), Pas de scandale a une histoire particulière : il développe l’ébauche d’un roman de Beaujour, resté en suspens – l’histoire d’un patron d’industrie qui, emprisonné quelques mois pour « affaires », revient transformé, tel un « idiot » dostoïevskien, désormais étranger parmi les siens.


Cocasserie et détresse


Le nouveau roman de Jérôme Beaujour, Dans le décor, un bijou de cocasserie et de détresse mêlées, revient sur l’aventure de la création commune de ce film, Pas de scandale, sous une forme infiniment subtile et miroitante : un mince récit, qu’une constante mise en abyme ouvre et prolonge à l’infini.

Car il s’agit toujours de « cette vieille histoire de soi et des autres ». Qui s’exprime à la première personne ? Le narrateur, cet écrivain qui retrouve un certain Benoît, cinéaste, dans les cafés, et élabore avec lui le projet d’un film ? Ou son personnage, ce grand bourgeois en crise « qui croit s’être trompé d’histoire » ? Ou le frère de celui-ci, un « ancien débile léger » devenu présentateur à la télévision ?

Cependant, la mère du narrateur (l’écrivain) se meurt à l’hôpital Cochin. L’inquiétude se cristallise sur un ticket de blanchisserie perdu, alors que refluent des souvenirs d’enfance mitigés, et des angoisses qui anticipent le deuil à venir. « J’ai décidé qu’elle ne devait pas mourir, que je n’étais pas prêt. Tout cela était beaucoup trop précipité. Elle a exprimé en baissant les paupières qu’elle était très ennuyée pour moi mais qu’elle n’y pouvait rien. »

Comme enchaînés par une « sorte de farandole de causes et d’effets », des thèmes, paresseusement, se déroulent : la dépression, l’idée du manque, le désir, l’échec – ce qui fait qu’un projet aboutit ou pas, ce qui sépare les couples, ce qui attache à de nouveaux amis, mais aussi les rites et la chorégraphie brouillonne des brasseries.

On rit beaucoup à la lecture de ce délicieux manifeste en faveur de la fiction, où les personnages de la vraie vie retournent dans l’écran « dans le décor », pour rejoindre les créatures qu’ils ont inventées, où un véritable enterrement est adouci par une sorte d’irréalité, où l’on affirme avec un désarroi discret qu’on « prend soin de rendre parfaitement inaudible ce qu’on a le plus à cœur de faire entendre ».


Monique Petillon, Le Monde, jeudi 27 octobre 2005



Dans le décor


Il y a des écrivains qui brodent autour d’un thème, d’autres qui tissent leur texte. Jérôme Beaujour, qui fut plus souvent scénariste que romancier, préfère découdre cette vaste toile que l’on prend pour la réalité. Il déchire le décor et, talentueux coupeur de cheveux en quatre, scrute les coutures, défait les liens de causalité, casse le fil des habitudes. « Je passe au crible ces associations considérées comme naturelles […]. J’essaie, pour dire les choses simplement, de décoller la nappe à carreaux du pique-nique. » Son propos n’est pas de raconter une histoire mais de suivre à la plume un « type qui parle à ciel ouvert ». Le centre de gravité du récit se trouve à une table de café, où un écrivain raconte le roman qu’il ne parvient pas à terminer. Tout autour, les fils narratifs s’effrangent, traçant « une farandole de causes et d’effets ». Miracle, l’émotion perle dans les hiatus du sens commun et cet exercice littéraire exigeant parvient à embobiner son lecteur.


Astrid de Larminat, Le Figaro, 1er décembre 2005



Jérôme Beaujour, dans le maquis du désir

Panne sèche


Parmi les thèmes récurrents de la rentrée littéraire 2005, la critique n’a pas manqué de relever – avec une pointe de malice, souvent – celui du roman qui peine à s’écrire. Dans le décor imaginé par Jérôme Beaujour, on perd la fiction comme on perd le nord.


Trois jours chez ma mère, qui valut à François Weyergans le Goncourt, tourne autour d’une réplique mémorable d’une octogénaire qui se fait du souci pour la carrière littéraire de son fils : « Tu devrais publier. Les gens vont croire que tu es mort ». Cette même vérité pénible à entendre sert de prétexte à Jérôme Beaujour, qui invite le lecteur à plonger Dans le décor de sa panne créatrice à travers les miroirs parallèles d’une mise en abîme habile et cocasse.

Cette fois-ci, la mère, hospitalisée, s’inquiète de la disparition d’un ticket de pressing et, accessoirement, de l’avancement du travail de son fils, scénariste et romancier à ses heures. Il s’agit, en effet, d’un livre récalcitrant, précise l’incriminé à son ami Benoît (qui n’est pas sans rappeler un certain Benoît Jacquot, réalisateur du film Pas de scandale, dont le scénario était signé… Jérôme Beaujour) : « C’est un roman que j’ai commencé il y a dix ans. Et là, je crois que je vais l’abandonner. Je suis dans une impasse. Complètement découragé. J’ai voulu tout y mettre, mais tout, et pour cela j’ai pris comme personnage principal quelqu’un qui est trop loin de moi. Je ne lui ai pas dit que ce personnage qui est trop loin de moi, c’était moi, mais moi en richissime, qui sors de prison… »
Il se trouve que le dernier livre de Jérôme Beaujour sorti chez P.O.L date de 1995, et il se trouve aussi que, dans le film en question de Benoît Jacquot, Fabrice Lucchini interprétait le rôle d’un grand patron à peine sorti de prison. De là à ranger Dans le décor au rayon autofiction, il y a comme qui dirait maldonne. Une maldonne salutaire permettant au narrateur de redistribuer les cartes, toutes les cartes, afin de brouiller définitivement les frontières entre la vie et la mort, entre le secret et sa révélation.
Dans cette zone où les choses se disent mieux en les taisant, l’essentiel des recherches porte sur le désir. D’ailleurs, serait-ce parce que les femmes ont confisqué le pouvoir aux hommes, que les hommes « ont pris le maquis du désir » ?
Quoi qu’il en soit, décoller le sexe de l’amour, ou le réel du virtuel, s’avère être une entreprise aussi hasardeuse que celle qui consisterait à vouloir décoller la nappe à carreaux du pique-nique.
… Pour preuve, prenons Cécile, Véronique, Maddy, Jean-Pierre et les autres : ces Parisiens ont tous l’air sympathique et heureux – ou, plus précisément, heureux d’être malheureux, puisqu’ils traversent de vagues crises existentielles qui n’ont rien à voir avec les maudits états, « où l’on n’arrive même plus à chiner une vieille boîte de cacao dans une brocante ».
Faisant écho aux personnages de La Rose pourpre du Caire, ces intellectuels névrosés préfèrent quitter la salle pour regagner l’écran. Dans leur bouches le mot « vivre » a quelque chose d’excessif et de « légèrement dévoyé », à l’image de leur propre histoire, dont ils sont justement dépourvus. Certains la jugeront d’ailleurs fragile et aléatoire, l’intrigue de ce faux récit dont l’ami Benoît aura du mal à tirer un film à suspense, mais qu’importe, puisque la vraie vie est ailleurs. Dans le décor précisément.


C. M, Tageblatt, 26 novembre 2005