Alternance de longues séries de poèmes où circule, désarticulé, un récit, et de séquences de proses, fragments d’un journal intime. Rêves meurtriers, promenade dans une porcherie, évocation d’une Carmen rurale, braquage ou premier baiser dans la zone périphérique des villes, ici, l’amour de la poésie est inséparable de sa haine. Le recours à ce que l’auteur nomme des « genres mineurs », (journal, écrits de circonstance), doit être vu comme une véritable stratégie d’écriture, voire comme la tentative de mise en place d’un nouvel art poétique.
« Écrire c’est aussi se...
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Alternance de longues séries de poèmes où circule, désarticulé, un récit, et de séquences de proses, fragments d’un journal intime. Rêves meurtriers, promenade dans une porcherie, évocation d’une Carmen rurale, braquage ou premier baiser dans la zone périphérique des villes, ici, l’amour de la poésie est inséparable de sa haine. Le recours à ce que l’auteur nomme des « genres mineurs », (journal, écrits de circonstance), doit être vu comme une véritable stratégie d’écriture, voire comme la tentative de mise en place d’un nouvel art poétique.
« Écrire c’est aussi se séparer et doublement. Moment de l’avent. Ce qui est le plus vacillant et par conséquent difficile à poser. Un arrêt ou plutôt tournoiement. S’y mettre. Stopper. Menus travaux ménagers auxquels réduit la sédentarité. Névralgies dans la face, c’est le mal des cheveux, alors une petite plaquette sphérique qui se défait dans un verre d’eau que l’on a dû au préalable essuyer. Regard sur la main tachée et qui écrit. Rien écrire ou écrire rien, les dessins de la nappe. Je m’aperçois que je ne peux même pas désigner cette couleur sur laquelle je me trouve. Douleur dans le pied, le soleil sur la partie gauche du visage. Être éloignée de l’arbre, de la route, profondément. Et ce n’est pas se rassembler mais au contraire travailler minutieusement à se défaire. Parties des membres que sépare le fait même d’écrire. Une façon de placer son drap mortuaire dans l’armoire. Caler le corps nu sur celui de l’autre. Cette histoire de l’ancien trousseau des vieilles fiancées. Nocturne. Pâlir le jour, la nuit, état dégradé de la carne. Un masque sur le visage, des gants couvrant les mains. Comme détritus balancés à la surface de la peau. Cette profondeur de la masse.
Au repos, inertie de l’énergie interne. Réservoir de la matière. Tout mon corps, la table, la machine, le papier ou le verre : en dématérialisant un seul kilo d’une substance quelconque on obtiendra 25 milliards de kilowatts heure... On l’obtiendra.
Ce jour-là, curieuse impression d’avoir à l’intérieur de ma tête, vomi.
Sans compter tout le flan (cf. Pound) qu’il faut ingurgiter pour tenir la distance. Intersection de l’horizon et de la nuit. Et la machine du souffle miroir du sang. Réglée de l’intérieur. Palpitation de la caisse tiède que je suis : bouillotte d’air. La lumière n’est pas entraînée par les corps qu’elle frôle. De même peut-être le poème. Ne pas enfermer chacun dans un fonctionnement interne mais laisser doucement se répandre le noir invisible qui, passant de l’un à l’autre, transforme, soude et pacifie. En ce sens, Duncan avait raison, il n’y a pas de bon ou mauvais poème. Simplement des comptes à tenir. Le soleil respiratoire, il suffit de le laisser flamber. Bruit d’une feuille que l’on déchire. Chaque jour goutte à goutte, assez de cette épine continuelle dans le cœur, forme de plume, pansement rouge de la belle Véronique (c’est aussi le nom d’une passe).
Et le moi increvable. Morceaux de raisin blanc, la part que je suis en face de ce bruissement des arbres. Si je ferme les yeux, point rouge dans le ciel bouché.
Laisser reposer. Déposer. Je regarde la grenade (depuis deux jours sur la table basse noire). Première du jardin de mon père. Voyant bien ce qui viendra. Affaissement de la peau, amertume de ces petites graines humides et qui tachent comme le vin ou la cerise. Tout le reste.
Alors, cette nuit, tout à coup, je me souviens. J’ai mangé un peu de viande hachée dans un bol mais je ne sais plus qui tenait le bol. »
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Chroniques éclatées
Chroniques porte en sous-titre ce beau livre gonflé de terreur, de noirs vertiges et d’émotion, chroniques et non poèmes, bien que des séries de poèmes alternent ici avec des fragments de prose, de journaux intimes et de rêves. S’expriment, dans ces pages hantées, brûlées par l’amour et le dégoût, une sorte de défiance par rapport à la poésie, peut-être même de haine et d’intérêt en retour pour des genres dits « mineurs » (tels qu’ici le journal, ailleurs les cartes postales) qui donne sa forme à ce livre éclaté, ouvert au monde, livre à la fois tout simple si l’on veut et presque abyssal autrement.
Ce qui donne à lire dans ces chroniques c’est une réalité refoulée, cachée comme on cache la mort, les choses sales, les vieux, les maladies jusqu’à enfermer tout cela, qui gêne, dans des asiles, des « réserves » justement.
Le quotidien surgit dans ces pages brutales, douloureuses avec trivialité. Tout un monde de souffrances et de violence, où les sensibilités sont mises à mal, les corps meurtris, l’amour assassiné, fait irruption ici dans un livre où l’être est corps, entrailles, viscères.
Peu importe si Liliane Giraudon a tort ou raison dans ses affirmations concernant son « art poétique » : son livre ne doit pas s’accepter ou se refuser au nom de critères plus ou moins théoriques il faut se l’incorporer, le faire sien, vivre avec comme si c’était un être familier. Le livre aussi s’impose dans son être physique.
Chez Liliane Giraudon, plus que tout peut-être, importe la présence au monde. Ce livre la manifeste avec une extraordinaire intensité.
M. N., Le Figaro, mars 1995
Ecrire avec sa bouche
[...] Puissante composition où l’auteur puise, sans l’épuiser, dans sa « réserve » personnelle de mots, images, rêves, vibrations. Le genre, « chroniques » (comme une maladie, l’écriture, qui se nourrit et s’apaise d’écrire), n’est pas celui auquel on nous a habitués, ne serait-ce que sous la plume d’un Benjamin, mais ici utilisé « à la limite » d’une passion contenue. Passion du langage, communicative, réseau de goûts, saveurs, sensations qui nous manquent et qui implosent, comme après coup, dans nos têtes, nos lèvres, nos corps.
Cette réserve de poésie - poiesis, constituée de six parties ponctuées par des « morceaux de cahiers », se présente par des « symptômes » proso-poétiques dont on doit s’efforcer de dépasser l’impression d’éblouissement qu’ils suscitent à la lecture pour en dire quelque chose. Dans cette composition alternée - proso-chronique, fragments, poèmes (« potage chéri poésie-prose ») - on est frappé d’abord par le côté « palpable » de l’expression de Liliane Giraudon. Ainsi, un certain Marseille, si Marseille il y a, apparaît dans l’oeuvre comme un lieu de la répétition et de la traversée du corps. Non pas que le livre soit descriptif : moins encore autobiographique car tout y est métonymisé, objet du désir, autant ques les mots, la poésie, l’amour. Projet qui relève de la gageure et pourtant le résultat est là, ni un livre d’images, ni un livre « théorique », à la façon de Derrida [...]
Inês Oseki-Dépré, Impressions du sud, mai 1985