— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Mort & compagnie

Marie Redonnet

Le Mort & Cie inaugure un genre littéraire ambigu. Cinq cents petits objets verbaux sont apparentés à la poésie, mais aucun d’eux ne peut se détacher de l’ensemble auquel il appartient et qu’il fait tenir. Ensemble rigoureux et précis que le lecteur doit peu à peu apprendre à faire fonctionner, pièces à monter-démonter, emboîter-déboîter, puzzle à reconstituer.

 

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Traductions

USA : Leaping Dog Press

La presse

Marie Redonnet, logique de la poésie, poésie de la logique


Je n’y ai rien compris. Ah, quelles délices ! Rien compris du tout. Et pourtant - voilà ce que nous essaierons d’expliquer - , dès les premières pages du livre de Marie Redonnet, j’étais tombée sous le charme. Qui plus est, j’étais tout à fait certaine que sous ce désordre apparent régnait une logique rigoureuse, qu’il suffisait de tourner et retourner l’image pour trouver le lapin blotti dans les branches de l’arbre. Mais ce n’était pas le plus important.


La mort & Cie est composé de 484 tercets de trois courts vers libres :le nain attend / que le maître l’emmène / en auto de gare. Simple comme ça. Syntaxe classique. Pas de mots de quatre syllabes. Petits textes enfantins pour manuel de lecture, première année de cours primaire. Chaque tercet annonce une action ; ces actions semblent n’avoir pas de lien entre elles. Mais l’on sent très bien qu’un grand dessein ordonne l’ensemble... et on cherche. Le tercet met en scène un ou deux personnages (le nain, le plus petit nain, le fou, le roi, le chinois, le pendu, Dieu...), qui reparaissent inlassablement. Tout d’abord, on croirait que les tercets se répètent, que les mêmes situations reviennent. Et puis non : on répertorie, on prend des notes (je l’ai fait), et l’on s’aperçoit que rien, jamais, ne se retrouve pareil : avec les mêmes légumes / le maître ne fait jamais / la même soupe.


Si c’était une musique, ce serait peut-être Steve Reich ou Phil Glass : interdiction d’être pressés. Si c’était une comptine, on y sauterait à la corde pendant les récréations des 484 jours de l’année. Si c’était un jeu de cartes, on ne saurait jamais quel est l’atout, et pour abattre ses figures (le roi, le nain, le fou, le pendu, le maître...permettez-moi de reprendre cette litanie, ou vous n’aurez qu’une piètre idée du livre), il faudrait inventer au fur et à mesure et la règle des accessoires.


Plutôt : le lecteur est celui qui ne joue pas, les autres ne l’ont pas mis dans le coup, il devine qu’il y a une bataille, un enjeu, un territoire bleu dessiné (jeu d’échecs, jeu de go, casse-tête chinois ?), mais le territoire est invisible, le nain et le fou l’ont dans leur mémoire.


Quelle n’est pas l’attraction d’un cercle magique dont on n’a point trouvé la porte ? La fascination d’un système dont on connaît l’existence et dont on n’a pas saisi le déroulement ? Ainsi j’imagine les premiers astronautes béant devant la lente procession des étoiles. Dans un très vieux livre d’enfance, il était dit que Jacques Cartier (1491-1557), capturé par les Indiens, attaché au poteau de couleur, leur jeta à la tête, dans un dernier sursaut de désespoir, la liste des syllogismes classiques : barbara, celarent, darri, ferio ; alors les Indiens subjugués le délièrent, lui offrirent le calumet de la paix, plus une cuisse d’élan rôti (voilà bleu, entre parenthèses, de quoi précipiter un fragile esprit de dix ans dans les détours de la logique formelle). Abracadabrante, incroyable, merveilleuse histoire. Devant Le mort & Cie, je suis comme les Indiens.


Naturellement il y a une clé. Je ne l’ai pas trouvée toute seule, je l’ai demandée à un éditeur. Je ne vous la donnerai pas, car si l’auteur l’avait voulu ainsi, elle l’aurait elle-même rédigée sur la quatrième de couverture. Un indice, quand même : suivez chaque personnage dans son aventure personnelle. Ainsi, peut-être, plus malins que moi, verrez-vous enfin pourquoi et comment le nain et le fou / clouent des planches / à la fenêtre du roi.


Michèle Bernstein, Libération, 1985



Il faut absolument prendre garde à tout ce que publie P.O.L.
La preuve : ce premier livre d’un jeune auteur.


Juste des phrases, courtes, coupées en trois et posées comme des pièces, cinq par page : « Le maître n’arrive pas / à régler ses jumelles / sur le nain ». Plusieurs personnages passent et reviennent : le roi, le nain, le mort, Dieu, le chinois, le fou, le plus petit nain, les apôtres, le maître et quelques autres. Ils échangent, se prêtent ou empruntent divers objets, lieux ou accessoires : maison, robe, pont, chariot, jumelles, etc. Et ainsi jouent l’un de l’autre, se déjouent, se rattrapent de toujours se rater : « La boule du fou / renverse / les quilles du roi » ; mais dix pages plus loin : « la boule du fou / passe entre / les quilles de Dieu » puis : « plus de quilles / la boule du fou / continue de rouler ».


Des suites donc, des relais, passages du témoin, poursuites non pas simple addition de phrases d’une mystérieuse clarté. D’une page à l’autre, des parcours se dessinent, les pièces avancent, mais sans pour autant s’imbriquer, sans qu’aucune solution ne se trame netre les divers fils inducteurs. Comme un puzzle dont les pièces rapprochées reconstitueraient l’absence de tout modèle : le mort donne seul son nom à cette société, synonyme peut-être de celle des mots, qui ne saisissent rien et pourtant donnent le sens. La fiction de ces personnages et de leurs situations symboliques est seule garante d’une vérité qui, ici, dans sa brièveté, se retourne souvent sur elle-même avec humour : « Dieu a laissé/ un grand ourlet/ sur la robe du nain ».


- mais c’est son problème, à Dieu, de tout prévoir ; vers la fin, avant de sortir du livre : « le fou et le nain/ jettent les clés/ de la maison de Dieu ». La simple « existence » du mort indique d’ailleurs assez l’illusion de tout système : « aucun apôtre/ n’est satisfait/ de sa part d’héritage ».


Chaque phrase est comme un noeud sans attache, un noeud ouvert à la vie. Au lecteur de rêver, jouer avec ce livre comme avec les propositions d’un Tao-tö King débarrassé de tout commentaire.


Jacques Demarcq, Médianes, 1985