— Paul Otchakovsky-Laurens

La Nuit

Liliane Giraudon

Voici une histoire intenable, qui échappe sans cesse à l’immédiat, qui pressent sa destruction et qui puise ses propres ressources narratives dans des passés décomposés. Comme certains immeubles, son architecture s’adosse au repentir : lettres disant que le présent est un fantasme, souvenirs avouant l’improbable, actes coulés dans une stupeur faite de canicule, de crimes anonymes mais organisés et de détails interdisant toutes projections salvatrices. La Nuit désigne un lieu, bien sûr, sorte de petit music-hall interlope mais révèle aussi l’image d’une ville quadrillée par des personnels de surveillance, gardiens d’un état...

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La presse

La raison du travesti


Soit une vision précise : un homme en femme apparaissant sur la scène d’un cabaret. Ce cabaret : « La Nuit ». Dans quelle ville ? Quel pays ? On ne sait pas. On imagine ainsi Beyrouth, aujourd’hui : des feux dans les ruines ; des conduites d’eau éventrées ; des détonations épisodiques ; un pullulement innomable. Et l’amour, à côté. Les rencontres ne se nouent pas. Les souvenirs n’ont plus droit de cité : qui, de nouveau, pourrait entendre des récits complaisants, nostalgiques, historiques, de culture ?


Voici le règne de la contamination, du rapt et du meurtre, voici la Négation, l’ère sans secours. Marius adule Raymond. Trop tard. Rose adule Raymond. Trop tard. Raymond : l’homme en femme ; l’assomption sulfureuse, trouble, troublée, gratuite. Raymond : l’artiste du néocorps. Son éclat focalise une vérité impartageable (inutilisable ?), absolument narcissique : le désir qu’il a de devenir une femme électrise et annule les pulsions sexuelles de ses éventuels possesseurs. En chambre, les actes de la jouissance ne construisent aucune intimité.


Dans sa courte métaphore romanesque - son long poème en prose, faudrait-il dire -, Liliane Giraudon a saisi à la perfection le dilemme des rapports interindividuels inscrits sur la bande discontinue d’une barbare modernité ; la recherche aveugle d’un être-jouir sans complexe du lien. Cet antiromantisme fondamental produit, au cours de la narration, des discours - mais des discours clivés, que n’intercepte aucun destinataire. En effet, Marius et Rose adressent à Raymond des lettres mortes. Comme s’il semblait impossible de restituer le présent à qui «  s’étonne d’avoir un passé  ».


Tous trois connaissent « un enfer qui prend son temps ». L’horreur, pour eux, ne résulte pas d’une déflagration venue ou à venir, mais d’une dégénérescence personnalisée inexorable. «  Dans notre histoire, écrit Marius, il n’y a pas de langue, ni de syntaxe. Pour toi surtout (...) Tu vis enveloppé dans une rêverie profonde, réduit à ce fard que tu déposes sur le bord de ton visage et qui éclaire tout ton profil  ».


Il convient de distinguer, au creux de « La Nuit », une part lumineuse (on mord à l’hameçon de l’absurde : raison du travesti) et une part irréductible fortement ombrée (ce que Marius appelle la « femme interdite » : sainteté du travesti). La feinte tranquillité de la narration ménage en outre chez le lecteur une sorte d’ardeur de réflexion, tant il est vrai que ce petit récit en forme de chef-d’oeuvre visite la folie ordinaire, la retourne tel un gant douteux, indésirable, néanmoins exposé, unique, en vitrine.


Martin Melkonian, La Quinzaine littéraire, mars 1987



La Nuit présente très vite un dehors menaçant, illogique, en définitive inexpliqué : d’assassinats et traques ; de perquisitions, de déploiements policiers. Un siège des corps et des esprits qui voudrait répondre à l’effroi, et l’endiguer, au trouble que le meurtre installe dans une ville déjà à l’agonie - port en déshérence, pourriture...


Réel en crise qui est comme un organe trop vite poussé du récit, l’encombrant pour en fixer le tour magique, l’inéluctable, et ne reprenant ordre qu’après la consommation de la douleur de ses trois protagonistes, Rose, Marius Pagès, Raymond.


« Ce sexe que j’ai n’est pas plus le mien que l’autre », confiera Rose à Raymond, ancien amant, travesti de cabaret devenu son frère incestueux dont elle suit la liaison avec Marius Pagès, blessé d’amour pour lui, refusant pour sa décision, de le voir - Raymond a choisi, sans retour, de devenir femme.


A Raymond, attraction de La Nuit, boîte semi-gay s’essoufflant à l’effort misérable du désir (du plaisir raté que symbolise le numéro-scène de ménage-duo érotique de deux cabots dressés, grotesques et peinturlurés, Fifi et Pompon), se grimer des signes de la féminité, s’adonner à leur hypertrophie même ne suffit plus : disant là que vêtements et paroles sont les mensonges du sexe, leur fard, quand le vouloir-être qu’ouvre l’amour demande à s’écrire, et seulement, au vif de la chair.


La détermination de Raymond, le sans parole de La Nuit, fait justement écrire et se souvenir (de pans coupés de la passion, de lambeaux d’attirance) : elle entrecroise les lettres, à lui adressées, de Rose et Marius, les visites de l’une à l’autre, les relations que l’ancienne maîtresse fait du corps de leur commotion partagée à l’amant se mortifiant, et ce qu’elle lui découvre de sa progression dans une vérité par eux inaliénable, irrattrapable. De l’amour, Rose et Marius hypertrophient le doute et l’impuissance ; ils font battre au fond d’eux la souffrance de ne pouvoir conformer l’autre à leurs élans, s’affolent qu’ils soient une butée de leur désir [...]


« In girum imus nocte et consumimur igni » : tel serait l’exergue secret, l’armature de ce livre qui, dans son juste équilibre de violence et de pudeur, son serrement, donne toute sa place à la chance des êtres : l’initiation, la révélation, menée aux confins, où les fait basculer, la vie étant « articulée comme un crime », la catastrophe du sentiment.


Christian Tarting, New Art, mai 1987

Agenda

Mercredi 5 juin
Rencontre autour de Liliane Giraudon au Invisible Dog (Brooklyn)

The Invisible Dog
51 Bergen Street
Brooklyn

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