— Paul Otchakovsky-Laurens

Chronique d’un siècle qui s’enfuit

Traduit de l’italien par Michel Orcel

Marco Lodoli

« Je me souviens. De la proue, je vis apparaître, au-delà de la légère brume du matin, un bref amphithéâtre de maisons, une bourgade posée sur les eaux, comme engendrée par la mer. » C’est l’île, l’extrême frontière où aboutit un jeune homme avec sa compagne. Sur cette terre désolée, il commence à écrire les pages de son journal, une sorte d’éducation sentimentale ou de longue convalescence, qui le prépare à la découverte de la nudité de la vie. Interprète lucide d’un paysage moral en ruine, le narrateur est toujours là, immobile sur le seuil de l’existence...

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La presse

L’évidence du rêve


Autrefois en Italie dans la maison paternelle, l’enfant fu le témoin impuissant d’une répétition de désastres paisibles. Chaque nouvelle initiative agricole de ce père halluciné était par avance vouée à l’échec. Pas plus les arbres fruitiers que le tabc ou l’élevage n’y tenaient plus d’une saison. Et au bout de l’enfance, la ruine.


Il y eut aussi là-bas l’ami tant admiré, Fernando, l’ange noir, le dévastateur. Il est des vies sur lesquelles il ne fait pas toujours bon se retourner, des vies faites d’effondrements, de fourvoiements, d’indécisions. Et pourtant ce sont aussi ces vies-là qui mettent le plus d’exigence à ce qu’on se retourne sur elles.


Lorsque Marco Lodoli dépose son narrateur sur l’île du bout du monde, l’île de Sein, terme de cette « Europe aux anciens parapets » dont parle Rimbaud, ce n’est pas sans une intention précise. Quel endroit plus propice en effet que ce petit arpent d’une terre qui n’en est pas une, atoll affleurant tout juste au ras de l’océan, « village né sur le dos d’une baleine », pour tenter de rassembler en une figure à peu près cohérente les débris d’une vie qui n’a pas eu lieu, et ainsi lui redonner un sens ?


En quête d’une identité qui ne s’est jamais véritablement constituée, le narrateur vient jouer là sa vie à quitte ou double comme l’a fait jadis son père au cours d’une mémorable et suicidaire partie de cartes.


Peut-être l’exilé de l’île, qui n’a jamais su véritablement aimer personne, a-t-il aimé au moins celui-là, l’ami d’enfance, Fernando le maléfique, trop aimé même et n’en voulant rien savoir, aimé d’amour. Car pas plus que sur le reste, il ne sait trop à quoi s’en tenir sur l’identité de son sexe, lui qui ne sera finalement capable d’aimer qu’une androgyne au corps astral.


Dans l’île, c’est avec elle qu’il débarque. Clo : moins nommée de son nom que désignée par lui comme absente, corps irrémédiablement clos sur lui-même. Personnage lunaire d’une beauté irréelle, jeune adolescente qui s’habille en homme, elle est la toujours vierge, la sourde et la muette, l’impénétrable sans voix ni corps, « la murée vive en soi-même ». On la dirait tout droit sortie d’un conte d’Hoffmann.


En vérité bien plus que le narrateur, c’est elle le personnage central, à la fois agent actif et tâche aveugle, celle qui lie et sépare les amis d’autrefois, troublante magicienne qui va les forcer à aller chacun au bout de sa vérité. C’est en elle que tout le roman puise son pouvoir de fascination, de sidération.


Encore qu’il s’agisse moins ici d’un roman au sens strict que d’une sorte de conte fantastique et magique comme les romantiques allemands en avaient le secret. Aucun des personnages n’a véritablement d’existence.


Mais paradoxalement c’est de cette incapacité dans laquelle ils sont d’habiter leur propre vie qu’ils tiennent toute leur consistance, leur inquiétante étrangeté. Indéterminés jusque dans leur désir et dans leur sexe, ombres diaphanes en quête d’un corps, qui se croisent, se superposent sans jamais se rencontrer, Clo, Fernando et le narrateur constituent un trio indissociable et délétère, où chacun semble détenir à l’égard des deux autres d’obscurs pouvoirs de vie et de mort.


On a peine à croire que Marco Lodoli nous ait donné ici son premier roman, tant il y a manifeste de maîtrise, de maturités d’écriture. Par courts chapitre de 2 ou 3 pages qui rythment le récit comme les vers d’un poème ou les vagues de la mer, cette Chronique d’un siècle qui s’enfuit, tout en demi-teintes, s’empare de nous avec l’évidence et la force d’un rêve.


On ne résiste pas longtemps à ce charme discret de lent délitement, de beauté crépusculaire.


Philippe Boyer, Le Matin, 1987



La diagonale du flou


Tous les couturiers vous le diront : pour donner « du bouillon », de la fluidité à une robe, il suffit de couper dans le biais. Ni trame, ni chaine, le tissu y perd de la rigidité et y gagne de la souplesse. C’est cela qu’a compris et exploité à merveille un jeune romancier italien, Marco Lodoli, dont le premier roman écrit vient d’être traduit en français sous le titre de Chronique d’un siècle qui s’enfuit.


Au départ, c’est une banale histoire, un pan de vie médiocre : le narrateur est sous la coupe d’un homme qu’il admire et méprise à la fois. Dans son paysage triste, on trouve aussi, une femme infidèle, un père dispendieux, une île, un étrange couple de logeurs et une belle femme muette aux allures adolescentes.


Maille à l’endroit, maille à l’envers, tout cela ferait un roman désespéré, une belle et impossible histoire d’amour, le récit d’une amitié suicidaire, insensée. Or, la Chronique d’un siècle qui s’enfuit est bien plus que cela. D’une aventure à l’autre, d’un malheur à l’autre, elle n’emprunte pas les voies usuelles. Elle a choisi délibérement de prendre la tangente, de piquer en biais dans le récit.


Le regard du narrateur, toujours au carrefour, risque la diagonale et embrasse une perspective toute neuve. Ce qui dans un roman traditionnel serait au coeur du récit (une histoire d’inceste, la ruine du père) est ici relégué sur les côtés. On le devine au passage, on en découvre une vision différente, surprenante. Et l’on continue, parce que l’essentiel est ailleurs, dans cette longue traversée du désert qu’est toute vie.


D’où l’impression folle du lecteur d’être, tel une balle de flipper, projetée à l’intérieur d’un univers dont il voit venir les obstacles sans savoir jamais s’il se contentera de les frôler ou s’il s’écrasera entre eux. D’où aussi ce malaise à croiser des personnages figés dans les tableaux d’une vie sans but qui les mène et nous mène au terme d’un voyage insensé, vers l’abîme.


Peu de romanciers ont seu à ce point donner insidieusement le vertige infini de la fuite du temps.


Michèle Gazier, Télérama, 1990