— Paul Otchakovsky-Laurens

Joe’s bunker

Joseph Julien Guglielmi

Joe’s bunker est composé de deux longs poèmes dominés par l’heptasyllabe, qui parfois dérange avec sa césure qui met à mal le rythme par un constant déplacement, mais qui, par ce moyen, révèle un rythme nouveau, déplacé, commandant le poème, le vers, les mots. La réflexion sur la métrique parcourt ce texte, dans lequel l’auteur cherche à donner une forme à l’inexprimé. Et il y réussit en donnant sens à ce montage de mots, de bribes de souvenirs et de journal intime, d’ébauches de réflexions morales, de citations.


 

Consulter les premières pages de l'ouvrage Joe’s bunker

Feuilleter ce livre en ligne

 

Traductions

- Traduction de Serge Gavronsky, «Toward a new poetics», University of California Press, 1994.

La presse

Avec Joe’s bunker, Joseph Guglielmi nous offre un nouvel ensemble de deux longs poèmes, par fragments distinguables, où se ramasse pour se déployer comme en une pureté, une netteté de l’évidence, ce qui fait le style d’une écriture entre toutes singulière. L’heptasyllabe domine (il dominait déjà dans les précédents recueils), tel qu’en ses limites ou encore prolongé en son double, sorte rejeté (ce qui commande la prise d’une césure, inégalement placée, mais prégnante). Le compte qui domine, comme l’ensemble d’une métrique qui n’hésite pas à déglinguer sa règle (le vers est souvent faux, notamment dans la 2e partie - « L’été 99 », - le « e » muet fonctionne plutôt qu’en un décompte réuglier, la ponctuation flotte, la mjuscule également et Joseph Guglielmi possède une façon bien à lui de compter les syllabes). « Déglinguer l’ordre des rythmes », certes, mais pour faire lever partout un rythme, une pression des mots, décomposés par la scansion. Joseph Guglielmi pratique, par exemple, la diérèse quand ça lui chante : pourvu que ça chante. Le vers (« trouver le vers dans la prose »), volontiers élégiaque, est entièrement commandé par cette scansion à l’emporte-pièce (même les mots, fragments, vers ou phrases venus d’une langue étrangère, même venus d’une langue à scansion différente comme l’anglais). Car le rythme ici commande totalement le poème et le vers, jusqu’à l’obsession, et ce n’est pas le moins dur, le moins difficile, pour un poète qui souhaite écrire sans laisser de trace, que cette blessure : donner une forme à l’inexprimé. Une angoisse travaille ces pages où la vulgarité même est prise aux mots pour s’afficher comme une noblesse, où la culture se retient d’apparaître. La réflexion sur la métrique (le mot « vers » est sans doute le plus utilisé dans ce livre qui considère la servitude syntaxique comme une cuistrerie dérisoire mais incontournable) demeure partout présente, venue du plus profond de la « cohorte des mots » pour démontrer que le rythme n’est pas seulement le compte (faire le compte, oui, mais de quoi, tel me paraît être le thème qui surplombe ce livre fait de souvenirs enchâssés, de pointes d’un imaginaire journal, de bribres sous forme d’extraits, d’ébauches de réflexions morales, en un enchaînement fait de sursauts, où la tautologie trouve à se pervertir dans son association avec quelques homophonies inventées, quelques allitérations peu connues...).


Oui, le vers trouve dans ce « remembrement des mots », qui laisse « pourrir » la phrase, une entité rythmique complète, un style de frappe, à l’écart d’une entité de sens « symbolisée » par la phrase. La grande tristesse, la lassitude qui se dit ici n’est en rien cette « cuisine du vague à l’âme », elle demeure énergumène, dans un projet sans objectif car « la mort fait le poème ». L’amour du poème, et celui des poètes (souvent nommés), l’amitié s’inscrivent dans une démarche dont il ne faut pas se cacher que la logique - apparemment introuvable mais qui éclate à la lecture - est celle d’une écriture revisitée par un automatisme contrôlé. Le montage n’est pratiquement jamais insensé : la clarté qui se dégage des réunions de mots, des rapports de fragments et des enclaves de citations, est une de ces heures dont la poésie d’aujourd’hui ne connaît aucun autre exemple. Et qui fait la grandeur d’un exercice qu’on voudrait, aujourd’hui, nier.


Henri Deluy, Révolution, 1991



Couleur de mémoire


Une rapsodie insolite qui poursuivrait l’« écriture automatique » par d’autres moyens


Ce bunker-là, c’est tout le contraire de l’art pour l’art. Il y a chez Joseph Guglielmi du baladin du Moyen Age, il chante pour passer le temps, mais il est trop ancré dans le réel des choses pour diviniser les mots. Il est formel, ce qui ne veut pas dire formaliste, et nous sommes prévenus d’emblée : « Mon bunker à moi c’est toi. » Autrement dit : le bunker c’est le corps intangible de chacun. C’est son temps et son lieu, qui n’est même pas inexpugnable.


L’ivresse ne permet-elle pas de construire une maison autour de sa tête ? Le poète nous assure qu’il ne fait que passer. Même dans les livres, il est pour le passage, la citation avec ou sans guillemets. Le collage ininterrompu : un peu de cet « anglais minimal interchercheurs » pour sacrifier à l’international et au contemporain. Mais aussi du croate, du finnois ou du latin. De l’allemand, de l’italien. Flèches, éclats ou brisures qui viennent se ficher dans la pâte du français courant.


La dérobade oblique, parfois l’obscène, ont aussi pour objet de rompre avec la fixité. Insertion dans la phrase de souples violences successives, ou rétablissements en douceur et superposition de traces délébiles et provisoires ; Joseph Guglielmi ménage une démultiplication des axes et des accès à l’auteur lui-même que chaque page remet en question, et dont l’autobiographie se veut réduite à sa plus simple expression de papier calque.


Le poète se range résolument du côté du vers, ce vers « apnée de la prose », dont il finit par faire « le vers apnée du vers ». Les mots doivent changer de base. Le déhanchement permet la démarche. Le retrait de soi assure le poème, sa sortie du cadre, du livre ou du tableau. Le vers n’est « jamais circulaire », il est cet « absolu qui se rompt pour se produire ». L’écrivain, lui aussi rompu à tous les comment et les pourquoi d’écrire, ne marque plus de fidélité ni d’infidélité à la règle, puisque la meilleure coupe du texte est celle qui ne manifeste son adresse que pour mieux s’endétourner. Pour atteindre à l’art, nous dit Joseph Guglielmi, il faut déjouer son habileté propre et savoir « écrire pour ne pas écrire ».


L’auteur donc, qui connaît ses écoles, qui a le sens de la démonstration, prouve que le rythme n’est pas dans la métromanie, mais dans ce qui freine ou qui coince, dans un appel de l’air toujours manquant. Ecrire, c’est commettre l’impair. D’où ce montage au gré du jour, qui emporte et mélange le trivial au savant, et qui fait de la vie entière une lecture engagée. Il s’agit de tout faire pour que la réalité ressemble au rêve. Cela donne, âpre ou leste, ce drôle de journal épique. Aucun niveau de langage n’est épargné, aucun niveau de l’engagement n’en sort indemne. Ecrire est de l’ordre du pari le plus fou, donc de l’être, et ça ne relève jamais du résultat balisé. Les écrivains s’engagent parce que le langage ment !


Il s’agit premièrement de faire mentir l’imposture, et de « donner plus de poids aux mots jusqu’à les vider de tout sens pour y voir clair ». Il s’agit de penser la « mer mémoriale » et qu’il ne restera rien de la poésie, rien ! Les poètes ne sont pas moins mortels que les autres, au contraire. Chacun martèle pour nous sa complainte froide, sa chanson de geste ou ballade pour un ultime démembrement des corps. L’humour ou la truculence sont là pour corriger la prétention ou est-ce simplement l’humeur grave et mélancolique des Villons et pauvres Rutebeufs qui se battent sans merci contre leur cadavre.


La poésie est parfois dure, celle-ci procède par contrastes virulents. L’auteur est cet éveilleur fourmillant de sensibilités diverses, qui surprend volontiers par sa terminologie disparate ou heurtée, son idiome d’arlequin dont il métisse une continuité arbitraire, le poème, de lambeaux arrachés au hasard ou à peine recousus en route, dans une sorte de rapsodie insolite qui poursuivrait l’« écriture automatique » par d’autres moyens. Joseph Guglielmi introduit, dans cette machine grinçante, un langage qui se tord sur lui-même jusqu’à la dernière goutte de verbosité baroque.


Ce poète est un fabuliste qui ne raconte pas d’histoires, et nous sommes loin de la ratatouille infernale qui sert bien souvent de poésie aux nouveaux clercs promus en catastrophe agents de la circulation culturelle. Ici, ni carte ni tonsure. son récit est une mise en pièces du savoir. Adages ou proverbes sont chez lui couleur de mémoire. Pour le poète, toutes les sagesses sont des « émotions vidées de chair », et s’il aspire au-delà d’elles à une finalité plausible, c’est à une tranquillité conquise de main de maître et d’artisan sur un vocabulaire qui se consume.


On aurait tort, je crois, de bouder son plaisir à parcourir un texte dont les mots sont la seule matière, où écrire, c’est faire « l’autopsie du hasard » et « scander la fuite des jours ». Mais ne nous y trompons pas : ce n’est pas un chemin facile. Foin du « tagada rhétoriqueur bouffant l’esprit et le coeur ! », précise l’auteur de « Joe’s bunker » aux accents parfois noirs ou rauques. « Ecoutez sombres cerveaux », dit le poète, « Je m’éjacule moi-même ».


C’est qu’à la fin ne reste que la poésie, ou la fatalité en nous d’une indépréciable beauté, telle la mer ou « n’importe quelle mer fraîchement retournée », où l’île aperçue serait à l’horizon toujours un « pentacle tremblant ». C’est que l’homme est « heureux de plus d’une vallée », où coule imaginaire un vin blanc comme une « grande buée d’or ». C’est que le temps perdu déborde, autre nom de l’inépuisable. La poésie n’est que cela. Ne reste que « l’extrême joie du mot mouche », ce « songe en quoi la vie nous change ». Ne reste que ce rêve écrit, cette « lampe de l’inutile où l’être et le signe ont brûlé ». C’est tout le contraire du néant.


Dominique Grandmont, L’Humanité, 1991