— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Clocher brun

Traduit de l’italien par Martine Guglielmi

Marco Lodoli

Les nouvelles de Marco Lodoli réunies dans ce volume nous transportent sur les franges extrêmes d’une grande ville qui ressemble assez à Rome. Du côté des banlieues, entre périphérique et voies rapides, s’étendent des quartiers bâtis à la diable, peuplés d’être eux-mêmes marginalisés, rejetés par un système auquel ils n’ont ni les moyens ni finalement le désir de s’adapter, jugeant la réalité du monde moderne monstrueuse, dénuée d’humanité. Ce sont ces personnages surprenants, improbables et un peu égarés dans leurs vies souvent douloureuses mais animées de passions...

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La presse

Le coup du lapin


Cours de prestidigitation au Cercle de loisirs d’une mairie romaine. Le professeur, plus philosophe que manipulateur, explique aux deux seuls élèves de sa classe le principe fondamental de son art : la « misdirection ». Les hommes savent tous qu’ils sont destinés à mourir, remarque-t-il ; ils le savent avant même d’être nés. Puis, la vie aidant, ils l’oublient. Car la vie « place devant eux un amour, une ambition, un autre amour, des enfants, des problèmes, des espoirs, l’été, encore un amour, et ils prennent de l’assurance, font des projets pour l’éternité. Quand la mort survient, personne n’y pensait plus ». Et il enchaîne : « Nous autres prestidigitateurs, nous utilisons la même technique, nous déplaçons l’attention des gens : elle est plus légère qu’un fétu de paille. (...) Il faut les obliger à regarder ailleurs, les amuser et les tenir à distance avec la musique des mots les plus étranges et beaucoup de gestes. » Ce prestidigateur-là, vieux sage et vieux fou, ressemble à bien des égards à celui qui nous raconte son histoire dans Misdirection, une nouvelle du Clocher brun, un recueil signé Marco Lodoli. De ce jeune écrivain italien (une trentaine d’années, précise son éditeur), vous avez peut-être lu un premier roman : Chronique d’un siècle qui s’enfuit, fascinante dérive dont nous vous avions parlé dans ces colonnes.


Ce ton neuf, étrange, du précédent livre, ce regard qui ne cesse de déraper sur les grands événements d’une vie pour ne s’arrêter que sur les fissures, les flottements, le grain intime d’existences étranges ou ordinaires, vous les retrouvez, ici, encore plus mystérieux. Tous les récits du Clocher brun se déroulent dans des lieux identiques, aux marges d’une ville, Rome, dont la splendeur passée et l’ocre des façades n’illuminent jamais les contours indécis. Les pâles héros de Marco Lodoli n’appartiennent pas à l’Histoire, ils ressemblent à ces banlieues qu’ils habitent. Nés du hasard, de la nécessité, de la violence, ils se réfugient dans le rêve, refusent de voir le monde tel qu’il est, insupportable, et courent après des chimères, d’impossibles amours, d’improbables aventures.


Nino, alias « Simplet, prof, joyeux, atchoum, grincheux, timide », conàu dans le viol, élevé dans une cave, cherche la lumière dans le regard d’un hypothétique père assassin, mi-ange, mi-démon, et dans l’éclat neigeux d’une robe blanche de femme facile. Domenico, l’employé de mairie, service état civil, court après le mystère d’une rencontre qui aurait pu changer la face du son monde. Tobia, fils de famille, attend l’amour et la mort au Café Paradiso. Quant à Fausto, le personnage énigmatique du Clocher brun (qui donne son titre au recueil), que traque-t-il vraiment dans ces boules de verre emprisonnant des paysages sous la neige qu’il collectionne avec fureur ? Dans ces vies sacrifiées, pleines d’attente et de vide, Lodoli aurait sans doute pu privilégier d’autres moments, retenir d’autres éléments, accentuer le tragique, s’attarder sur la tendresse même furtive. Mais, à la manière du prestidigitateur de sa nouvelle Misdirection, il s’applique à détourner notre attention de tout ce qui pourrait nous entraîner sur les pentes dangereuses et mièvres du sentimentalisme, de la dérision, du simple désespoir. La magie n’est qu’une forme élaborée du mensonge, nous dit-il, ce n’est jamais le monde qui change. Seule l’attention qu’on lui prête peut soudain le modifier à nos yeux. Et l’écriture est forcément magique, elle qui peut tout dire et tout cacher, elle qui peut faire sortir des lapins des chapeaux, des mots du néant, des individus de nulle part. Elle qui peut aussi se promener et nous promener sur toutes les marges de tous les mondes possibles. Les mots sont démoniaques puisqu’ils peuvent inventer la mort ou la nier, ne cesse de nous répéter Lodoli, au fil d’histoires qui coulent avec la fluidité d’une implacable logique, et nous entraînent dans un univers à la fois onirique et socialement enraciné, contemporain. Comme certains tableaux hyperréalistes dont le trait trop précis, la couleur trop franche nous font basculer dans un autre monde, les nouvelles de Marco Lodoli nous laissent deviner, derrière le vernis et la patine des mots, l’écume des jours.


Michèle Gazier, Télérama, 1991