— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Mines de sel

Leslie Kaplan

Alors qu’elle vit le deuil de sa mère, la narratrice se trouve entraînée dans les réseaux cachés qui parcourent le monde, le monde tel qu’il est, ici et maintenant, ce chaos. Au cœur de ces réseaux, des enfants. Ceux que l’on a oubliés, ceux que l’on a adoptés, et celui que Clara voudra sauver à tout prix, Tiago, l’enfant des mines de sel.

 

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La presse

Ecrire, pour Leslie Kaplan, c’est chercher à rencontrer le réel, ce qui vient, le dehors, et en même temps c’est mettre à distance un monde meurtrier, c’est « sauter hors de la rangée des assassins » comme le pensait Kafka.


Dans Les Mines de sel, les pièges de cette apparente contradiction ont été déjoués : le réel est bien là, et la distance aussi. Ce qui fait la force - force fragile, subtile - des romans de Leslie Kaplan, c’est cette manière de disséquer les actes, els choses et les personnes sans avoir l’air d’y toucher, comme si tout ce qu’elle décrivait - et c’est quelquefois très brutal - avait lieu sous une cloche de verre, loins de nous. Dans son premier et admirable livre, L’excès-l’usine, salué en termes élogieux par Maurice Blanchot, elle racontait l’univers de l’usine, sa violence, sa logique de vie et de mort, comme un philosophe heidegerrien aurait pu le faire : en neutralisant tout sentiment personnel. Face à ce lyrisme froid, que l’on retrouve dans Les Mines de sel, on se dit que Leslie Kaplan écrit peut-être deux textes : celui qui est publié net, clair, au phrasé parfaitement maîtrisé, et l’autre, secret, bouillonnant, passionné, un brouillon éclatant qui pourrait tout détruire s’il voyait le jour, y compris l’espèce de foi naïve qui donne un sens au mot "roman". Car Les Mines de sel est vraiment un roman, qui raconte une histoire de notre temps (un journaliste enquête sur des réseaux d’enfants adoptés), met en scène des personnages habilement croqués (la narratrice, plongée dans un deuil essentiel, celui de sa mère ; trois générations de femmes qui s’affrontent dans une maison pleine de poupées en porcelaine ; des petites filles et des petits garçons qui vivent des malheurs trop grands pour eux, etc.) et parle même rapidement, de l’Amour avec un grand A et du désespoir - que les femmes peuvent détruire ce qu’elles ont enfin et connaîtraient mieux que les hommes, une idée discutable... Un roman donc, sans assurance, sans prétention excessive, qui sait qu’il ne peut pas dire. « Quelque chose reste, qui n’est pas nommé ». Leslie Kaplan a sauvegardé une part d’énigme - essentielle - qui trouve le jeu et maintient la tension nécessaire.


François Poirié, Les Inrockuptibles, juillet 1993



Les questions de Kaplan


Les romans de Leslie Kaplan ressemblent par moments à des promenades, virent à la discussion, s’épanouissent en fables. La promenade commence ici à Denfert-Rochereau. Dans un café. Surgit Emilienne, des grands cheveux gris, un imper et un verre de vin rouge. Une figure énergique, presque brutale qui apostrophe le monde. Elle dit : « Vous n’êtes rien ! » Elle profère une sorte de parole magique, bouillie malveillante. Et ces deux mots sont le sésame qui attire dans sa maison celle qui raconte l’histoire. Y vivent Emilienne, sa fille Sophie qui travaille à La Poste et possède un rire pénible, et sa petite-fille Clara qui aime le théâtre et répète des rôles de princesse.


Promenade, dialogues et conte. Le deuxième conte est celui du sel. La princesse que joue Clara doit apporter à son père le Roi un présent qui montre l’ampleur de son amour. Et elle lui apporte du sel, qui donne goût à toutes choses, l’humble sel qui déchaîne sa colère. Deuxième promenade. Clara est tombée amoureuse de Marc qui enquête sur un réseau d’adoption d’enfants. Le centre du réseau d’adoption est un homme qui a adopté un garçon brésilien né dans les salines, un garçon sauvage qui fait rêver au sel, à la lumière du sel sous le soleil. Tiago est violent et craintif, il fascine la narratrice comme la fascine Emilienne. Il en est une sorte de reflet inversé.


Tout en se promenant parmi les enfants du réseau, qui tous ont quelque chose des poupées que collectionne Emilienne, enfants du malentendu, enfants décevants pour ces familles où leur place a été dessinée à l’avance, la narratrice est obsédée par Tiago, ses revirements d’humeur, son intégrité, les meurtres mystérieux dont on le dit coupable.


Au bout de ces conversations, un autre conte surgit. C’est l’histoire d’un prince, de son rival et d’une fiancée morte. Au fil du récit, les personnages s’abattent comme des cartes, comme les poupées aux yeux pleins de silence d’Emilienne. On comprend que la narratrice cherche auprès de qui reconquérir sa réalité, elle à qui un clochard a déclaré : « Tu as l’air d’un fantôme. » « Ce que nous appelons la vérité, c’est ce qui nous émeut. Ce qui nous émeut, c’est nous-mêmes, c’est notre propre émotion. »


Leslie Kaplan triture durement les pensées du bien et du mal, ajuste les mots contre un monde où le sentiment de la beauté de la vie peut venir d’un enfant qui a tué « parce que c’était eux ou nous », s’acharne contre la mauvaise matière brouillée, la bouillie malveillante et cotonneuse du monde. Sa narratrice court vers la pureté du sel et du sable. Le lecteur repense au premier conte. Celui d’une femme qui pleure et ne veut pas retourner dans sa maison parce que son enfant est mort. Alors l’ermite qu’elle est venue voir lui dit : « Calme-toi, rentre chez toi. Comment veux-tu que ton enfant revienne, si toi, tu n’aimes pas ta maison. »


Geneviève Bissac, Le Monde, juillet 1993

Agenda

Mardi 4 juin 2024
Leslie Kaplan à l’Institut français de Berlin

Institut français Berlin
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10719 Berlin
Deutschland

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