— Paul Otchakovsky-Laurens

Courir, mourir

Traduit de l’italien par Martine Guglielmi

Marco Lodoli

Pourquoi, sur l’autoroute du Soleil, Cesare court-il toute la nuit le marathon par couples « Deux pour le monde » ? Pourquoi a-t-il supporté que sa vie entière soit emportée par la frénésie de courir ? Et puis, qu’est-ce que cette fièvre qui l’a aveuglément poussé à consumer au plus vite chaque chose, chaque émotion, chaque mètre et chaque minute ? Et puis, est-il vrai que Cesare a commis un meurtre ? Et surtout, pourquoi, auprès de lui, cette chèvre qui court fidèlement, d’une manière obsédante, inguérissable ?

 

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La presse

Avec son 4ème texte publié en France, Marco Lodoli perpétue sa dissection du désordre intérieur. Nouvelle mise en perspective d’un péril annoncé.


L’écrivain de cette fin de siècle semble confronté à un terrible dilemme : d’un côté la certitude d’être un représentant privilégié de la conscience d’une époque. De l’autre, la nécessité de courir après d’énigmatiques chimères pour se persuader de la valeur d’un hypothétique avenir. Ainsi, certains livres paraissent tirer inexorablement vers le creux d’un abîme, celui du questionnement, gorgé d’espoirs et de vide à la fois où, tel un balancier, la place de chacun dans ce monde semble promise aux affres de la fatalité. C’est le cas de Courir, mourir le dernier et court roman de Marco Lodoli.


Depuis Chroniques d’un Siècle qui s’enfuit (P.O.L, 1987), ce jeune auteur italien n’a eu de cesse d’arpenter en funambule les marges d’une réalité fragile et fugitive, de s’arrêter sur les cassures, les brisures, les fissures d’une existence qui ne demandait qu’à croître. Il y a dans cette quête la vibrante alarme d’un désastre annoncé. Courir, mourir s’apparente à une vaste scène à plusieurs dimensions au centre de laquelle la vie embrasse attentes et infortunes. Au premier plan, le narrateur, Cesare, qui entre en piste pour participer à un marathon par couples intitulé « Deux pour le monde » . Métaphore parfaite d’un long voyage intérieur. Il choisit de se lier avec sa seule compagne, Betta, une chèvre qu’il a recueillie. Ce sont les préparatifs à cet effort à l’écoute de soi-même, ces jambes qui avancent comme « une paire de ciseaux dans du papier" qui révèlent en arrière-plan les distorsions d’une vie fragmentée. Il y a des bribes de souvenirs qu’il est bien imprudent d’exhumer. Et quelles bribes! Résumons : un mariage raté, une paternité distante (« Emmène-moi avec toi, je t’en prie. Je ne mangerai pas de glace. Je ne te tiendrai même pas la main. »), des relations tordues avec une prostituée, et une incapacité chronique à communiquer. Sans oublier un emploi perdu de distributeur de journaux pour avoir brûlé des invendus... quand ce n’est pas la forêt qu’il traversait avec sa fourgonnette.


Avec un décor ainsi dressé, drame après tout d’une vie ordinaire, les motifs d’apitoiement ne manqueraient pas. Il y a des vies qui implorent la miséricorde semble nous dire Marco Lodoli. On aurait envie d’ajouter qu’il y a aussi des vies qui cherchent d’autres rivages, bordés d’une mer moins étrangère. Impuissant à saisir le bon mouvement, Cesare est pourtant animé d’un désir « en perpétuelle agitation ». Une phrase fournit peut-être une des clefs de ce périlleux édifice. « Moi, quand je m’assieds, je sens quelque chose de noir qui s’asseoit à côté de moi. Il faut que je me lève et que je m’en aille. » A l’évidence, Marco Lodoli est un habile duettiste, magicien des mots par lesquels il combat l’obligatoire migraine du temps qui passe.


Courir, mourir n’est pas seulement le roman d’un homme défait qui tente de fuir son propre naufrage. C’est le terrible constat d’une époque figée, impuissante à se référer à une mémoire capable de libérer une quelconque foi regénératrice. Aucun personnage n’a vraiment d’existence. Chacun semble résigné à rechercher la satiété du temps présent. Mais bizarrement, c’est de cette incapacité à sortir de cette vie percluse que les personnages tiennent toute leur consistance.


Au-delà de cette parabole de notre temps, guetté par l’agonie et l’apocalypse, Marco Lodoli déploie un singulier talent de maître d’ouvrage. Sans cynisme, Courir, mourir est un texte abouti. La parfaite construction du récit (soutenu, équilibré), sa richesse d’inspiration (pertinente, drôle, calamiteuse) font de cet univers délétère une éclatante revanche sur la vie.


Philippe Savary, Le Matricule des Anges, 1995



L’homme pressé


Marco Lodoli imagine un homme qui court après l’oubli de soi


Il est étrange le marathon « Deux pour le monde », sur lequel s’ouvre le nouveau roman de Marco Lodoli. Les couples, qui y participent doivent courir toute une nuit dans les couloirs d’urgence de l’autoroute du Soleil, attachés par un long fil d’or au poignet, avec l’interdiction de se désunir. On se croirait, dans ce climat de compétition survolté et dérisoire, parmi tous les visages bouleversés de fatigue sous le ciel incandescent de juillet, dans un On achève bien les chevaux méditerranéen. C’est Cesare, le personnage principal, qui a la partenaire la plus insolite : Betta, une chèvre, devenue la seule compagne, sage, implacable et fidèle.


Mais Cesare, hanté par l’idée de perdre du temps, incapable de la moindre halte méditative, n’a jamais cessé de courir. Marco Lodoli ouvre des pistes dans son passé pour évoquer la frénésie avec laquelle il livrait de ses mains « agitées comme des chiennes féroces » des journaux dans les villages autour de Rome avant, le soir venu, de se précipiter dans les rues de la capitale et de se remettre à courir, par saccades, jusqu’à n’en plus pouvoir, ne rentrant chez lui que pour vider son réfrigérateur à l’aveuglette. Le plus étonnant, dans ce roman, est que Marco Lodoli - tel un spectateur médusé, compatissant et un peu ironique - use d’un ton très calme, d’une phrase ample et sereine pour décrire la fièvre inquiète de Cesare.


Mais qu’est-ce qui le fait courir ainsi ? Peut-être le souvenir d’une scène primitive où, alors qu’il apprenait à marcher, sa mère reculait toujours plus loin, au bout du « couloir infini, comme tous les couloirs de l’enfance », lui demendait, sans trêve, d’avancer vers elle. Il a aussi toujours souffert d’un décalage avec les autres, mieux adaptés au monde, à tenter de les imiter, de les rejoindre dans des élans d’empathie panique parce que, pour lui, « on ne peut rien aimer, comme cela, de l’extérieur ». Il a surtout cherché, dans la multiplication de ses randonnées aveugles, à expier les fautes imaginaires ; ses désirs lui sont souvent apparus comme des crimes et il croit avoir tué Cleopatra, la prostituée heureuse.


Marco Lodoli efface peu à peu le paysage de marathon autour de Cesare en quête de cet épuisement total qui lui apportera l’oubli de tous ses anciens faux pas, réels ou fictifs. Sa tête devient aussi légère qu’une balançoire vide, il ne se souvient plus de lui-même et finit par « glisser dans sa propre faiblesse », imaginant, dans sa douce démence, juste avant que son coeur s’arrête, des dizaines de chèvres amoureuses dans la vallée de cendres que devient, à ses yeux, l’autoroute du Soleil. Marco Lodoli fascine par l’onirisme âpre de son univers et bouleverse par le portrait d’un homme simple qui, n’ayant jamais réussi à trouver ses marques dans sa propre vie et asphyxié par « l’air belliqueux du monde », ne semble avoir eu pour tout but que de courir, puis de mourir.


J-N. P., Le Monde, 7 avril 1995