— Paul Otchakovsky-Laurens

Paolo Uccello, le Déluge

Jean Louis Schefer

Il y a plusieurs âges de la peinture dans la fresque. Ce Déluge d’Uccello retient une énigme. Le problème de l’espace et de la construction perspective y est étrangement anachronique par rapport à ce qu’est ici la solution de la figure : une grande métonymie des états de mouvement dans un espace stéréoscopique ; la figure ainsi comprise comme corps y est débordée par une inconnue de référence et d’emploi dans le « mazzocchio ».
La couleur découpe des unités, non des détails : elle est faite d’un grain plus gros que les corps. Un des niveaux de lecture est sans doute celui qu’impose une...

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La première édition de Le Déluge, la peste, Paolo Uccello, date de 1976 et avait paru aux éditions Galilée. De la nouvelle édition Jean Louis Schefer dit : « ce livre-ci n’est pas une version corrigée ou amendée de la première édition : je pense en avoir modifié l’objet et la perspective. J’ai réorganisé ce livre sur la différence d’objet des éléments de la composition d’Uccello : la narration ou la scène du déluge ; la question de géométrie représentée par le mazzocchio. » Ce qu’il reste de la première édition, c’est une écriture heurtée, rompue, hérissée, une écriture hirsute.


Le Mensuel littéraire et poétique, avril 1999




Le symbole du « Déluge »



La fresque du Déluge a été peinte par Paolo Uccello (1397-1475) dans le cloître dit « Chiostro Verde » du couvent dominicain Santa Maria Novella, à Florence, au milieu du XVe siècle. Il s’agit de l’un des onze épisodes de l’histoire de la Genèse réalisés par l’artiste, depuis la création des animaux jusqu’à l’épisode de l’ivresse de Noé – un cycle peint en « verdaccio », « grisaille » ou terre verte, dont le ton a donné son surnom au cloître.
Inscrite dans un demi-cercle pour épouser la forme du tympan d’une voûte, la fresque représente, à gauche, le déluge proprement dit : la montée des eaux, des humains s’entre-tuant pour tenter de monter sur l’arche de Noé, un autre tentant d’échapper aux flots à l’aide d’un tonneau. A droite, la mer s’est retirée, découvrant son lot de noyés, en majorité, atroce détail, des enfants. Noé sort son buste de l’arche, qui a la forme étrange d’une pyramide : il reçoit de la colombe le rameau d’olivier tandis que le corbeau, qu’il avait envoyé précédemment, a renoncé à sa mission pour becqueter les cadavres.


Un grand personnage domine la composition : debout, à droite, il a le visage tourné vers le ciel. Sa stature assure la stabilité de l’ensemble de la fresque. Pour certains historiens d’art, ce personnage est Cosme de Médicis, qui, au XVe siècle, avait grandement soutenu le concile dit de Bâle lorsqu’il fut transféré de Ferrare à Florence, à une époque où les conciliaires tentaient de rassembler l’Eglise romaine et celle d’Orient – leurs positions se révéleront inconciliables.
En 1976, Jean-Louis Schefer a consacré à cette fresque un essai réécrit entièrement vingt ans plus tard. Quand on lui demande ce qu’il fait dans le civil, cet homme qui a eu plusieurs vies – philosophe, traducteur, philologue, historien d’art et on en oublie – répond : « écrivain ». La preuve par ce Paolo Uccello, le Déluge (POL, 1999). « J’ai rédigé ce livre en 1976, l’été de la canicule, quand il ne tombait pas une goutte d’eau, dans un grenier où régnait une chaleur épouvantable : j’étais, si je puis dire, en eau… Je l’ai fait pour me reposer, après avoir fini un livre assez gros sur saint Augustin, L’Invention du corps chrétien (Galilée, 1975). »



Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette fresque ?


L’invention du sujet : c’est l’un des premiers déluges représentés en peinture. Il y a quelques exemples antérieurs mais ils sont rares. Dans la peinture orientale, sous influence hellénique, on voit ainsi des gens qui nagent avec des hachures qui représentent la pluie. Avant Paolo Uccello, aucune de ces représentations du Déluge n’est présentée comme une catastrophe. Au IVe siècle, le dallage en mosaïque de la nef de la basilique d’Aquilée [dans la province d’Udine, en Italie] représente de l’eau dont les thèmes décoratifs sont inspirés des mosaïques romaines. On y voit Jonas recraché par la baleine. C’est symboliquement un sol mouvant, qu’il faut traverser pour aller jusqu’à l’autel. Comme l’arche, cette progression est le symbole du trajet que doit accomplir le chrétien.
Sinon, le déluge est absent, il n’y a que des arches de Noé. L’arche, on la trouve tout d’abord dans les commentaires bibliques depuis Philon d’Alexandrie [–20 av. J.-C., 45 après] : chez lui, il est question des mesures de l’arche, pas du déluge. Cinq siècles plus tard, saint Augustin reprend ces mesures en en faisant une interprétation allégorique : selon lui, les dimensions de l’arche sont celles du corps du Christ. Au XIIe ou au XIIIe siècles, l’arche est représentée dans une fresque de l’abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe (Vienne), mais sans eau. L’arche est également l’une des figures de l’Eglise salvatrice, telle qu’elle sera présentée par Charlemagne en 791, dans la préface des Libri Carolini [un traité théologique rédigé à la demande de Charlemagne]. Charlemagne tient symboliquement le gouvernail de l’arche, qui va traverser les tempêtes du siècle. C’est la cité des hommes qu’il va conduire à la Cité de Dieu.



Comment Paolo Uccello représente-t-il le Déluge dans sa dimension tragique ?


En dehors des prodiges de perspective, de construction et de composition d’Uccello, cette fresque est un cas unique dans son œuvre : l’artiste sort de la peinture gothique, il y retournera ensuite. Il y a deux scènes, en fait : à gauche, le Déluge, à droite, le retrait des eaux et la figure de Noé. Si on poursuit les lignes du dessin de l’arche, on obtient une pyramide, ce qui redonne une proportion juste à la figure de Noé, qui semble flotter. Ce qui m’a frappé, en dehors de l’étrangeté de la composition, c’est le contraste entre la disparition du sol et les prouesses géométriques : il n’y a pas de terre, c’est du liquide, de la boue. De là, émergent des figures géométriques et des constructions en bois. J’ai fait un relevé, sur calque, de ces dernières, j’ai entouré tout ce qui était solide et j’ai déterminé le point de fuite : on y découvre deux personnages posés sur une île comme s’ils faisaient du surf, avec un éclair qui tombe et les sépare. Un homme blanc et un homme noir. Une idée teintée de manichéisme que l’on retrouve dans saint Augustin.



Vous avez fait un chapitre sur la peste. Quel rapport avec le déluge ?


Il n’y a pas de récit du Déluge dans la bible. En revanche, il y a, dans la littérature antique, des récits de pestes inspirés d’un texte de Lucrèce sur celle d’Athènes, qui est lui-même inspiré de Thucydide. La peste, c’est la maladie de la Cité, un fléau moral en quelque sorte. Les liens sociaux se défont, la sauvagerie revient, et le monde fout le camp, comme pendant le Déluge.



Et qu’est-ce qui fout le camp à Florence en ce milieu du XVe siècle ? On a évoqué les crues de l’Arno…


Rien à voir : le fleuve débordait tout le temps ! Ce qui fout le camp, c’est l’ancien ordre du monde médiéval. La fresque a été peinte en 1446-1448, selon les uns, en 1450 pour d’autres, soit peu de temps après le concile de Bâle [ouvert en 1431, il se termine à Rome en 1449]. Le concile a déménagé de Bâle à Ferrare, disent les textes, à cause d’une odeur infecte, « une certaine pestilence ». Il ne s’agit pas de la peste, mais d’une crise : le concile incommode la papauté car il conteste les hiérarchies, et surtout, il considère que les pères de l’Eglise réunis à Bâle ont une autorité spirituelle supérieure à celle du pape. La montée en puissance des universités fait en outre vaciller le monde médiéval : celle de Prague et celle de Paris exercent une autorité dont les rois eux-mêmes doivent tenir compte. Le Déluge est peint dans ce contexte : les autorités traditionnelles sont ébranlées, il est fréquent d’avoir deux, voire trois papes en même temps, l’ancien monde est menacé de disparition, les structures médiévales se délitent, et les tentatives de réformer l’Eglise se multiplient. En même temps, on construit en Italie une autre « ratio » (raison) humaniste. C’est un énorme chantier, qui suppose aussi un grand bourbier.


Le Déluge est-il une catastrophe écologique ?


Pas du tout ! C’est une catastrophe symbolique extrêmement intéressante, parce qu’on va tenter de refaire une humanité à partir de cette boue. On le voit dans la fresque de Paolo Uccello : il invente une forme très particulière, un exposé de problèmes géométriques avec des personnages qui sont posés dans l’espace comme dans des cages, par plans successifs. C’est la géométrie de la fresque qui surnage. L’audace de cette composition est étonnante et les historiens d’art, à commencer par le premier d’entre eux, Giorgio Vasari, au XVIe siècle, sont restés cois devant tant d’invention. L’interprétation qui tombe sous le sens, c’est que le programme, à ce moment-là, est clairement énoncé par Alberti [Leon Battista Alberti, 1404-1472, architecte, peintre et mathématicien, un des principaux théoriciens de la perspective] : on va faire un monde nouveau. Le Déluge, c’est cela : on efface, ou plutôt, Dieu efface, et on recommence. On efface ce qui n’avait pas de proportion, c’est-à-dire ce qui n’était pas juste, comme les géants du premier plan de la fresque, et on place des hommes proportionnés, qui auront à théoriser la loi.


Jean-Louis Schefer entretien avec Harry Bellet Le Monde du 9 juillet 2015


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