— Paul Otchakovsky-Laurens

La Folie du Calife

Marc Le Bot

Qu’y a-t-il derrière les choses, derrière les mots, qu’y a-t-il derrière les œuvres ? Faut-il, à l’instar du calife qui voulait plus de nudité encore, arracher la peau de la danseuse ? Impénétrables, les œuvres le sont parce qu’elles se rendent attentives à ce qui, dans toutes les langues, échappe au sens : cette chair des sons, des rythmes, des couleurs à quoi notre mémoire rattache ses expériences sensibles. Elles jouent de cette chair pour dire le rien-de-sens charnel qui se noue au plus sensé des langues. Elles traitent le corps de la langue comme un corps aimé. De ces corps à corps, comme dans l’amour, qui peut...

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La presse

Marc Le Bot rapporte l’histoire d’un calife qui, voulant toujours plus de nudité, exige qu’on arrache la peau de la danseuse jamais assez déshabillée à son goût. L’essayiste compare la quête de l’artiste à la hantise du calife : atteindre le plus intime, combler le vide, le remplir de mots, de notes ou de couleurs, retrouver l’un, l’origine perdue. Et c’est pourtant, paradoxalement, parce que l’écart et le manque existent qu’il est possible d’écrire, de sculpter ou de peindre. « Comment aller au coeur des choses ? comment ne faire qu’un avec elles ? si ce n’est symboliquement : en ne faisant qu’un avec la langue - couleurs ou lettres - qui les nomme [...] ? » L’art est donc l’expérience du néant et de l’ignorance, l’artiste poursuit des mirages qu’il met en images et c’est dans cette approche non utilitaire du monde, dans la mise en relation de choses étrangères les unes aux autres qu’il nous dessille les yeux et nous fait renaître à ce qui nous entoure, à quoi nous étions devenus sourds ou aveugles. « Alors les choses cessent d’être ce que nous savons d’elles. Elles sont enfin ce qu’elles sont lorsque nous passons outre à nos savoirs : toujours nouvelles, toujours ornées de leurs atours ; toujours autres qu’à leur ordinaire ; toujours présentes dans une étrangeté à nous et à elles-mêmes que la pensée ne réduit pas et que nous nommons Beauté. » L’art pervertit l’évidence de la perception ordinaire, nous met en présence de l’insolite, du radicalement autre par excès d’acuité et surcroît de vitalité. La pensée de l’artiste, en s’incarnant dans la matière, désigne ou donne un nom à l’énigmatique, l’ultime mystère n’étant rien moins que la mort, le radicalement autre, l’innommable.


Cet « espace d’outre-sens » que vise chaque artiste, selon Yves Bonnefoy, chacun le formule à sa manière : « objectivité sans limite » de Rilke, « sensation cabalistique » de Mallarmé, « petite sensation » de Paul Cézanne, « nuit obscure » selon Henri Michaux. Marc Le Bot agrémente sa réflexion d’une multitude d’exemples qui donnent chair à sa réflexion . Du mythe revisité d’Orphée et d’Eurydice à l’expérience de Léonard de Vinci, de Giacomettit, Baudelaire ou Van Gogh, c’est toute l’histoire de l’art que l’auteur convoque pour témoigner, dans un art du fragement poétique, de l’éblouissement après quoi nous courons tous, preuve de notre appartenance au monde.


Par Anne Thébaud, La Quinzaine Littéraire, 1 juillet 2001.