Ces trente-cinq nouvelles appartiennent à la période onirique » de Dumitru Tsepeneag (qui fonda, en 1964, en Roumanie, le mouvement littéraire dit « onirique », groupe que rejoignirent plusieurs autres jeunes auteurs désireux de recourir à d’autres moyens d’expression que ceux du réalisme socialiste alors en cours.
L’atmosphère de ces textes est étrange et prenante ; c’est elle qui s’impose au lecteur, peu à peu, à travers les faits décrits. Tout l’art du narrateur consiste à déstabiliser le lecteur, qui perd progressivement, sans en avoir vraiment conscience, ses points de repère. C’est...
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Ces trente-cinq nouvelles appartiennent à la période onirique » de Dumitru Tsepeneag (qui fonda, en 1964, en Roumanie, le mouvement littéraire dit « onirique », groupe que rejoignirent plusieurs autres jeunes auteurs désireux de recourir à d’autres moyens d’expression que ceux du réalisme socialiste alors en cours.
L’atmosphère de ces textes est étrange et prenante ; c’est elle qui s’impose au lecteur, peu à peu, à travers les faits décrits. Tout l’art du narrateur consiste à déstabiliser le lecteur, qui perd progressivement, sans en avoir vraiment conscience, ses points de repère. C’est un glissement imperceptible qui s’opère et qui laisse dans un état de rêverie ou bien d’inquiétude. Aucun de ces récits ne se clôt vraiment : ils restent comme en suspens, tels des points d’interrogation.
Le décor ? Il peut s’agir d’un parc aux arbres dénudés, dans la lumière dorée et triste de l’automne, où des animaux étonnants apparaîtront ou bien de rues dans la nuit sous la lumière trouble de réverbères bossus ; d’un tramway échappé de la ville et qui se perd dans l’immensité d’une plaine parcourue par des chevaux à la crinière de feu qu’attaquent des oiseaux au bec d’acier… Le ciel sera de préférence violet ; il fera nuit et la pluie ajoutera souvent sa note de malaise.
Les personnages seront parfois des enfants, partagés entre rêve et réalité : un vieillard, par exemple, sous les yeux médusés de ses copains, attache au dos d’un petit garçon une paire d’ailes. Et quand ce sont des adultes, force est de constater qu’ils ont conservé au fond d’eux-mêmes une part d’enfance qui ouvre des horizons immenses de rêve ou de cauchemar, en tout cas de non-réalité.
La faune a dans ces textes une présence très forte : des mulots conversent un jour de printemps ; un porcelet devient le compagnon rassurant du passager abandonné dans son tramway sans conducteur, lâché dans une plaine sans fin. Les objets se transforment en animaux, ainsi des siphons qui étirent des cous d’oiseaux ; des cygnes, des pélicans, des cigognes suivent les noces mortuaires d’un cycliste désespéré de grandir… Mais le bestiaire de Tsepeneag est surtout fantastique : des bêtes étranges le parcourent telles ce poisson qui danse la nuit devant la fenêtre du narrateur, cette femme à tête de chèvre, cet oiseau violet, géant qui personnifie l’angoisse de la mort et du néant.
Et le rêve de s’enraciner au cœur du réel, qu’il s’agisse d’une rose blanche qui s’épanouit au creux du nombril de celui-ci, ou de ceux-là qui s’élèvent dans les airs, chagalliens, pendant leur photographie de mariage, ou encore de ce voilier qui surgit dans la rue avec son viril équipage prompt à troubler les vieilles filles, de ce personnage qui rapetisse ou de cet autre qui grandit démesurément .
Ces textes et l’ensemble uni qu’ils forment sont une invitation à un voyage fantastique, onirique. Partout s’y niche le rêve ou le cauchemar et le quotidien y suinte d’irréel, toujours quelque chose échappe. Comme si nous avions beau chercher à repousser nos limites, à dresser des tours jusqu’au ciel : jamais nous n’atteindrons la transcendance, toujours nous demeurons de petits hommes démunis, seuls, en proie aux démons de l’enfance.
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C’est à une échappée fantastique que nous convie Dumitru Tsepeneag, entre l’enfance et la vieillesse, la naissance et la mort, brouillant toutes les frontières, oscillant entre rêve et cauchemar. Oui, levons l’ancre, laissons-nous porter par les vagues de la mémoire, de l’imaginaire, le va-et-vient obsessionnel des images et des mots : nous aborderons alors des berges étranges, hors du temps, les berges arides, convulsives, de la beauté et de la poésie.
Odile Serre, La Quinzaine littéraire, mai 2003
Puissances du rêve
Ce sont des récits des années soixante, pour la plupart inédits, que Tsepeneag fait maintenant paraître sous le titre Attente et dans la très belle traduction d’Alain Paruit. Difficile d’éviter le cliché et de ne pas dire tout de suite que ces textes n’ont pas pris une ride. D’une étonnante maîtrise,l es récits nous plongent dans un univers qui nous paraît bien familier mais qui peut basculer à tout instant dans le fantastique et dans l’absurde. A maintes reprises, la perspective narrative est celle de l’enfant, ce qui rend encore plus friables les frontières entre réel et imaginaire. Dans Chez le photographe, les mariés s’élèvent, montent comme des ballons, traversent le plafond et s’en vont, la main dans la main, dans le ciel bleu (Chagall ? Certainement, mais ne peut-on voir là aussi une imagerie annonçant tel film de Kusturica ?). Ailleurs, le narrateur-enfant contemple un poisson mort qui gît, la tête dans le caniveau, devant un restaurant ; c’est peut-être le poison qui vient à sa fenêtre, les soirs où il est seul, qui colle contre la vitre sa tête aux lèvres épaisses ou qui danse, avec une touchante maladresse, dans la lumière jaune du réverbère. Le cirque est lui aussi un lieu (et un thème) générateur d’images bariolées et fascinantes : animaux, acrobates, funambules, espace du désir et de l’effroi, de la joie et de la mort.
Telle nouvelle (Un matin...) semble être un clin d’oeil à Tchekhov : une dame sort avec son chien (qui répond au nom de Sinbad !) et regarde un voilier lever l’ancre. Clin d’oeil aussi, peut-être, à Hitchcock, dans Un après-midi d’hiver, où l’on voit des hommes poursuivis par des oiseaux noirs, aux griffes en tenailles. Plusieurs récits reprennent le thème du tram qui roule sans conducteur et où se trouvent des êtres bizarres, comme la receveuse qui porte un perroquet dans ses cheveux. D’autres nouvelles ont pour cadre des bistrots de quartier, crasseux, aux odeurs aigres de sueur et de mégots écrasés. Les rats grouillent dans les rues, ils sont eux aussi exaspérés par les saletés qui débordent des poubelles et qui puent (Un jour de printemps). Comme contrepoint à la laideur et à la matière qui pèse ou qui pourrit, le thème ascensionnel connote la légèreté, l’évanescence, le rêve d’envol et d’évasion. Désir contrarié d’échapper à la pesanteur, illusion de la délivrance : la mort rôde dans les parages, le brouillard colle au corps comme « une chemise de glace », le soleil ressemble « à une tache de sang ».
Il y a dans ce volume trente-six récits, d’une grande variété des situations où se côtoient le réalisme le plus « objectif » et le fantastique, le quotidien et le merveilleux, le dérisoire et le pathétique. L’onirisme flamboyant est apprivoisé par l’écriture d’une admirable netteté. Pourquoi ces nouvelles ont-elles fait tellement peur aux idéologues bucarestois ? L’écrivain tchèque Ivan Klima, qui avait lui aussi connu l’interdiction, écrit dans un de ses essais : « Par le seul fait qu’elle est acte de création, acte de liberté, la littérature s’oppose à toute forme de violence, de totalitarisme ». Les apparatchiks de Bucarest, de Prague ou d’ailleurs en étaient parfaitement conscients.
Alexandru Calinescu, Taggeblatt, juin 2003