— Paul Otchakovsky-Laurens

Chutes, essais, trafics

Rémi Froger

On l’interroge.

Il raconte des histoires : des histoires de voyages, par exemple. Il dit qu’il est entré dans des zones frontalières ou bien qu’il a déformé des renseignements.

Qu’il a mangé, aussi.

Il rédige le procédé. Ou bien le processus ? Il écrit des formules sans expliquer les relations.

Il raconte, mais les histoires se tordent.

Que tisse la trame ? est une question où il se perd. Il reprend les identités. Il se donne à des langues étrangères.

Il convoie, des fonds, des lettres, ou des choses comme ça.

De la vie compliquée, en-dehors des spectres.

 

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La presse

Il est significatif que ce livre commence par une évocation de la lecture, en tant que compétence : « j’arrive de, j’arrive pour, je ne sais pas toujours lire, je vais lire comme il faut, je vais m’efforcer de lire comme il faut ». La référence à une norme externe (comme il faut) renvoie moins à la compétence d’un sujet grammatical, grammaticalement correct, qu’à la compétence d’un humain doué de raison, éthique et communicationnel (c’est peut-être la même chose). Dans lire il y a lien, comme on l’a souvent remarqué. Dès lors il s’agit, dans cette suite de 81 pièces d’écriture numérotées, non paginées (multiple de 9, le nombre des vers, ou lignes, de chaque pièce), de délier, ou mieux, délire, « pour échapper aux phrases qui t’ont fait ». Il n’y a pas de manuel pour cela, mais les machines sans doute pourraient être de précieux adjuvants (de l’ère industrielle ou de l’ère numérique comme ces « traducteurs » automatiques en lignes évoqués par RF).
Bouts de récits dégagés de tout contextes, morceaux quasi-lyriques (je dirais : maquettes ou mécaniques lyriques), « descriptions sans cadre, narrations sans scénarios » (catalogue P.O.L) : au lecteur de se frayer des passages dans un texte (un poème, oui) qu’il faut je crois incorporer ; lire avec les nerfs et la langue (l’organe) pour en saisir l’étrangeté et l’inquiétante subversion. La beauté, aussi, car c’est très beau, ça semble toujours sur le bord, le bord d’une ligne de risque, sur le fil du mot et de la phrase. Borderline. Ligne est d’ailleurs un mot qui revient assez souvent… Le mot, la phrase, on a bien l’axiomatique de base, que le poème fait trembler sur son axe, comme machinalement… Avec, au passage, ce magnifique énoncé d’un art poétique : « étrangler la comparaison pour la rendre plus étroite ». Si la lecture est devenue un acte faux, et la lecture-de-poésie peut-être éminemment (ses vertus thérapeutiques, policières), un livre comme celui-là, à distance des faux-semblants et faux-fuyants de l’humanisme littéraire, offre une singulière chance de réveil, et d’action « poétique ».


Eric HOUSER, Action poétique 175, 2004



«On va se reprendre, on va s’attendre, s’échanger des mots, des morceaux, / des phrases, on va se couler, se défaire, on va placer des charges, / s’absenter.» Creusant une mosaïque d’écart, l’écriture de Rémi Froger repère les voix et leur dissonance, traverse l’instable et le provisoire, propose un rapport nouveau au temps et à sa narration. Les phrases se succèdent en brisant le nappé, court-circuitent le sens commun, relancent d’improbables dialogues ou soliloques, défont ce que l’on croit savoir du réel et de sa violence. «Dis-moi comment je tiens. Je vois à peine ce qui se tient. / C’est une perte de vue, une idée de saison. C’est une journée par erreur. / Dis-moi c’est encore jour. Raconte le ciel, dormir qui est debout.»
Il n’y a pas de place ici faite à la métaphore facile ou aux certitudes du sujet, au monde poétique de l’envol et de la hauteur. Mais un patient relevé du travail d’étouffement, d’aménagement de la terreur dans le bruit continuel des machines et des écrans. On lit la fin d’un monde qui n’en finit pas de s’achever sous nos yeux et dans nos gestes, une série de chutes, essais, trafics incertains, tissés d’échos sans relation entre eux. Le centre est introuvable et la coupure sujet-objet ne fonctionne plus. Il s’agit de planter la périphérie des événements au coeur de la langue et de déjouer les pièges de la représentation et de la grandiloquence. Cette poésie, qui a pour mémoire les travaux de certains objectivistes américains, d’Emmanuel Hocquard ou encore de Christian Prigent, innove pourtant en refusant la parole apprise. Elle rejette la pensée du calcul, du bien faire, dans une série de quatre-vingt une énumérations qui traversent l’épaisseur du réel et rendent compte de ce qui mine l’existence. Une façon singulière de tordre les histoires afin de ne pas tenir la poésie en sommeil.


Pascal BOULANGER, Artpress n° 298, 2004