— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Prétendants

La Nuit – Le Vent – Les Fleurs
Trilogie romanesque traduite de l’italien

par Louise Boudonnat

Marco Lodoli

Ce volume, cette « trilogie romanesque » en même temps que romaine contient trois romans brefs, ce qu’en anglais on appelle des « Novellas ». Chacun d’entre eux prend Rome pour cadre, une Rome que Lodoli réussit à rendre poétique et mystérieuse, secrète.

Le premier texte raconte la vie et la mort d’un jeune homme embauché pour des courses suspectes, puis transformé en jardinier par son énigmatique patron qui ne communique avec lui que par billets sibyllins. Un jour il trouve dans la piscine une créature mystérieuse, une sirène ?

Le deuxième met en scène plusieurs personnages qui vont essayer de sauver une autre...

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La presse


Nocturnes romains


Épris d’une Rome que le pas pressé des touristes ne permet pas de connaître, Marco Lodoli nourrit ses romans de la vie peu ordinaire des gens de peu. Avec « Les Prétendants », il met en scène des personnages candides et opiniâtres qui s’approchent au plus près du mystère de leur destinée



Que l’on ait parcouru les rues de Rome à pied, en rêve ou dans des livres d’images, il y a peu de chances que l’on se sente en territoire connu en lisant Les Prétendants de Marco Lodoli.

Avec Îles, le Guide vagabond de Rome paru il y a deux ans à La Fosse aux ours, le lecteur se voyait déjà incité à quitter les sentiers rebattus de la Ville Éternelle pour découvrir ce que d’ordinaire l’on néglige et contourne. De même qu’il éprouve une vive tendresse pour les gueux, les éclopés de la vie, Lodoli affirme une nouvelle fois avec Les Prétendants son penchant pour une topographie et une peinture de sa ville natale qui privilégie les cicatrices urbaines, les aubes blafardes, les brumes limoneuses. C’est dans ce cadre-là qu’évolue l’humanité singulière à laquelle s’attache Lodoli. Lointains cousins du Plume d’Henri Michaux ou du Marcovaldo d’Italo Calvino, ses personnages, démunis de tout l’appareillage psychologique qui permet aux êtres rationnels d’exercer un métier sensé et lucratif ou d’être passablement heureux en ménage, sont cantonnés dans les marges de la société. Les pieds dans la fange et le regard tourné vers les étoiles, le haut d’un immeuble ou le point de fuite d’un périphérique, ils sont des guetteurs attentifs à l’inattendu qui déboule, les seuls qui soient à même de le recevoir. Leur isolement est cependant souvent tempéré par une présence animale à leurs côtés. Dans Courir, mourir (P.O.L, 1994), Cesare, un livreur de journaux que sa femme et son enfant ont quitté, voit un matin sa solitude se fissurer&nbsp ;: « Cesare rencontra sa chèvre sur la voie Appienne. Il était seul maintenant depuis quelques semaines, depuis qu’un matin, en rentrant chez lui, il avait vu les tiroirs tirés et vides, les armoires ouvertes et vides, et vide la corbeille des jouets, avec, dans le fond, quelques billes qui le fixaient comme des yeux. » Plus loin, la même scène est répétée sur une tonalité presque franciscaine : « C’est à la hauteur de la tombe de Cecilia Metella que Cesare a rencontré la chèvre. Elle s’est approchée de lui, lui a léché la main et s’est mise à trotter à son côté ; puis elle le précédait, l’attendait et repartait avec lui. » Avec Les Prétendants, le bestiaire de Marco Lodoli prend quelquefois des allures de ménagerie urbaine. Les chiens, bâtards disgracieux de préférence, corniauds errants, tiennent le haut du pavé. Mais on y trouve aussi tout un assortiment d’animaux : tortue, cheval, faucon, femmes-poisson, pigeons s’abattant comme des pierres, cortèges de fourmis et même un Martien tombé de la lune… Ils ont en commun avec les personnages humains dont ils peuplent l’univers d’être incapables de calcul, d’être mus par le seul instinct, d’admettre l’existence de puissances inconnues dont ils éprouvent intimement la présence. Les Prétendants est composé de trois romans : La Nuit ; Le Vent ; Les Fleurs. Bien qu’indépendant des deux autres, chaque roman est en résonance avec eux. Tout au long de son parcours dans ces textes successifs, le lecteur ressent cette proximité, ce sentiment de déjàvu qui se déplace d’un récit à l’autre. Le personnage central est un homme jeune (tout au moins au départ de l’histoire) engagé corps et âme dans la poursuite de ce qui apparaît comme une chimère : le désir d’approcher un ordre secret régissant le monde (La Nuit) ; d’obéir à l’injonction de devenir poète et de pousser la porte des locaux d’une revue littéraire inconnue pour en prendre les rênes (Les Fleurs) ; d’obtenir, au fil d’une nuit interminable, que soit épargnée la vie d’un moribond – un Martien travesti en femme qui n’en finit pas d’expirer après une agression subie dans la zone du Villaggio Olimpico (Le Vent). Seront ainsi sollicités la Mort, en la personne d’une séduisante jeune femme, le « roi du monde » sous l’apparence d’un garçon en panne d’essence rencontré sur un terrain vague investi par des Gitans, et Marco Lodoli lui-même, sommé de quitter sa table de travail et de soutenir les efforts de ses créatures. Devant les réticences de l’auteur à venir en aide à son protégé — le Martien mourant – Luca, le personnage principal du Vent, s’emporte contre Lodoli et un dialogue houleux sur les pouvoirs du romancier s’engage : « Faites quelque chose, assassin, salaud, écrivain de merde, trouvez une fin différente. Je vous en supplie à genoux… » […] « Mon cher Luca, tu crois qu’il est en mon pouvoir d’abolir la mort ? Je la subis et je la maudis à l’instar de toutes les créatures de l’univers. Je peux seulement l’endiguer un peu dans l’esprit, l’étourdir avec une histoire vaseuse […]. » L’atmosphère poétique – à la fois triviale et onirique – qui sourd de ces pages doit beaucoup aux face à face, aux dialogues incongrus qui s’y déploient. Ainsi, après avoir suivi un spectacle nocturne de marionnettes joué face à un parterre de clochards, Luca interroge l’un des pantins et obtient la réponse attendue. Il réalise alors que nulle main humaine ne manipule ces figures qui sont mues par une vie propre. Quelquefois la musique de cirque, les aboiements des chiens, le vent qui souffle dans la nuit ajoutent à la confusion en recouvrant les mots d’une gangue sonore, en amoindrissant leur capacité de désigner clairement les choses. Les paroles elles-mêmes semblent parfois flotter devant les visages, comme dans certains films de Fellini où la postsynchronisation leur donne une sorte d’autonomie à l’égard des visages censés les proférer. Figures incertaines, pâte mouvante soumise au cours capricieux des événements, les personnages des Prétendants acquièrent leur consistance dans le temps même où leur quête va vers son aboutissement. Sur ordre de sa mère, inquiète pour son avenir, Costantino, le héros de La Nuit est entré tout jeune au service du Fou, un mystérieux démiurge qui transmet ses instructions alambiquées et absurdes sans jamais se montrer. «  Maman, je rêve d’amour, je l’imagine si intense et différent de moi que j’ai peur de ne pas le reconnaître, et je me sens tellement seul.

– Laisse faire la vie, sois patient et l’amour viendra à toi. Pour l’heure tu dois te conduire comme s’il n’existait pas, exécute scrupuleusement les ordres.
 » Ancien voleur de voitures et séducteur malheureux, Costantino va ainsi durant de nombreuses années accomplir avec zèle les missions délirantes que le Fou lui confiera (livrer des enveloppes pleines de sable, entretenir un jardin que nul ne visite jamais). Mais comme cela était prévisible, Costantino finira par décevoir. Et sur les berges désolées du Tibre, deux hommes de main du Fou, Ottavio et Fedele – deux noms familiers qui se sont au fil du temps incarnés dans des individus différents –, vont lui faire payer son erreur. En s’abîmant dans les eaux noires du fleuve, enlaçant (peut-être en un songe ultime) celle par qui il s’est perdu, Costantino sait que sa demande d’amour a été entendue. Ce même fleuve au bord duquel se pressaient les protagonistes du Vent coule aussi à proximité de la piazza del Fante, où Tito, personnage central des « Fleurs », troisième volet du triptyque, passe l’essentiel de son temps, assis sur un banc à attendre que s’ouvre une certaine porte qui lui permettra d’entrer dans les locaux de la revue La Tanière . Des années auparavant Tito a quitté son village et son emploi de postier. Il est monté à Rome pour devenir poète, simplement parce qu’il a reçu une lettre « avec l’entête d’une revue littéraire de Rome, et dans le coin en bas à gauche, tracée en rouge, d’une écriture fine et tremblante, il y avait cette phrase : Écris, Tito. […] c’était tout. » Tito ne trouvera à Rome que des amis brisés par la vie : Aurelio, un jeune homme amputé d’une jambe et rongé par le ressentiment envers l’homme qui a causé son malheur, et Morella, une voyante à qui l’avenir refuse d’apparaître, que Tito va aimer et épouser. Jusqu’à ce que le destin les sépare, tous trois vont vivre ensemble, trois égarés unis contre la dureté du monde. Chaque nuit le poète en devenir quitte son foyer d’éclopés et s’en va reprendre sa place d’observateur face à l’immeuble, à la fenêtre éclairée dans l’obscurité. C’est là que veille celui qui a décidé de son destin et dont il espère un signe, ignorant s’il surviendra un jour. « Mais je me tiens ici, au centre de l’attente, là où sont vissées les aiguilles de l’horloge. Il faut bien qu’il y en ait un […] qui attende sans poser de questions, quelqu’un doit rester immobile et inutile, ou alors le temps tombera en poussière comme un château de sable. »

Jean Lorenti, Le Matricule des Anges, octobre 2011

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Marco Lodoli, Les Prétendants, Les Prétendants - 2011