— Paul Otchakovsky-Laurens

Un mage en été

Olivier Cadiot

Cela commence par une célèbre et très belle photo de Nan Goldin, Sharon in the river, une photo qu’on ne voit pas mais que décrit le narrateur, ce « mage » qui donne son titre au livre et, de fil en aiguille, cela va très loin dans l’espace et dans le temps pour périodiquement revenir à cette photo, centre énigmatique du livre, irradiant de sensualité, avant de repartir encore pour de nouvelles aventures. Un mage ? ou un artiste, et pourquoi pas un écrivain ? Un écrivain, un artiste, un médium, doué d’une perception ultra-pénétrante tout autant des choses matérielles que mentales, imaginaires, mémorielles,...

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Traductions

USA : Lavender Ink/Dialogos Books

La presse

Olivier Cadiot, le mage, la langue et les images


Très remarqué au Festival d’Avignon, le spectacle était tiré d’un livre, méditation libre et fantasque sur les pouvoirs de la littérature, ses relations à la magie et à la beauté.


Littérature ou magie ? Dire le monde, le rendre présent, le congédier ou l’évoquer à sa guise :une opération qui peut relever de l’une ou de l’autre. On y emploie des mots, on y demande une certaine coopération du public. Magie et littérature sont bien parentes. Le poète et le devin étaient désignés par le même mot. « À force d’illumination, je me suis fait voyant », dit Cadiot, en un clin d’œil appuyé à Rimbaud. Voyant ou voyeur ? C’est une femme nue au bain qu’il nous donne à voir, à l’ouverture de l’ouvrage. Dire l’émerveillement devant la beauté, tâche immémoriale et toujours nouvelle. Olivier Cadiot ne s’en prive pas : « Elle a l’air bien, immobile comme ça, bras croisés. Elle compresse ses seins, cheveux mouillés, torsadés, courts, blonds. Ce qui est frappant est son calme. » Le lecteur partage l’émotion, entre dans le rêve d’eau et d’été.« C’est beau à voir, deux rides d’eau s’accélèrent autour des hanches, elle a une moitié du corps au soleil, moitié au frais, c’est parfait. »
À l’« autre bout du regard », si l’on peut dire, le voyeur-voyant, « un mage énorme et barbu » rêve, fantasme, imagine. Ou agit, puisqu’il est mage, « vivant et en déformation permanente ». Peu importe d’ailleurs, ce qui compte, c’est la mise en marche de la machine à images qui produit un fil ininterrompu de sensations, de fantasmes, d’idées en perpétuel réarrangement. Des « idées nouvelles avec image d’avant ». L’imagination balaie ainsi toutes les dimensions de l’univers et de la pensée, de l’atome, et même en deçà les particules ultimes, bosons, quarks


 à la pensée de l’univers.


La fantaisie reprend ses droits&nsp;: pourquoi pas un drakkar remontant la rivière, qui laisserait aux archéologues d’aujourd’hui une énigmatique hache viking ? Ou bien « imaginez Nietzsche jouant au golf », disait Adorno, pris au mot de la plus plaisante manière par Olivier Cadiot.
Ce qu’on retrouve de l’auteur du Colonel des zouaves, c’est la liberté et le jeu, l’apparent coq-à-l’âne masquant la rigueur des enchaînements. Un mage en été est ainsi une longue méditation sur les pouvoirs de la pensée et ceux de l’art, avec l’irrésistible drôlerie qu’ont pu apprécier les spectateurs du Festival d’Avignon. C’est aussi une enquête sur les mages et occultistes de la Belle Époque, sur leurs liens possibles avec sa propre famille. Et, à l’horizon, la belle baigneuse, vers qui il faut plonger. C’est son rêve, et, par la magie Cadiot, celui qu’il aura réussi à faire partager à tous ses lecteurs.

A. N.,L’Humanité, 21 octobre 2010




Vide-grenier


Livre mémoire, hybride de roman et de poème, Un mage en été ressemble à un scrap book de souvenirs : une lutte contre l’absence et l’oubli d’une famille disparue, dont Olivier Cadiot serait le seul témoin


Le livre ressemble à un vaste grenier bordélique : bric-à-brac hétéroclite des différentes strates du passé. Du passé autobiographique d’Olivier Cadiot, mais surtout de son passé littéraire. Car on y croisera des silhouettes déjà rencontrées dans le dédale de ses romans : une soeur qui nage (Fairy Queen), un Robinson (Le Colonet des Zouaves), etc.La figure du mage (un grand-oncle) est nouvelle, enfin disons : elle incarne celle de l’écrivain comme démiurge qui peut tout faire apparaître, disparaître, métamorphoser, qui peut visiter toutes les temporalités, se transformer en tout ce qu’il souhaite - bref, il incarne le geste même de l’écriture d’Olivier Cadiot. Un exemple d’inventivité narrative : " ça se termine en parties de torture baise dans une villa italienne. Inventeur de la Magie Sexuelle. Une secte, finalement, c’est l’idéal pour avoir une sexualité réussie. Et puis le petit passage par le MI5, les histoires avec les services secrets allemands, le coup de main à Himmler au Burg, le château aménagé pour la formation des SS à l’occultisme. Les gars doivent méditer dans une cellule médiévale, 6 mois. " Il faut suivre. ça va de plus en plus vite chez Cadiot, les phrases sont de plus en plus courtes, et Un mage en été se métamorphose en roman hybridé à un long poème, composé d’images fortes mais dont le lecteur aura parfois du mal à reconstituer le puzzle d’ensemble. C’est qu’avec l’ajout de photos (dont le rapport au texte est souvent hilarant), Cadiot semble être passé à autre chose : du roman fragmenté et kaléidoscopique (tous ses précédents), il a basculé dans l’esthétique du scrap book.
Un mage en été ressemble à une collection de collages d’images en prose ou visuelles, comme un album de photos de famille. Comme la mémoire  ? " Et c’est la seule chose qui va rester au final de l’opération de vie d’un groupe ou d’une famille. Le canapé vendu, jetés les vêtements et les chaussures dans de grands sacs à gravats noirs, ne subsistent, quand tout le monde est parti, que des cadres de poussière aux murs rappelant qu’il y avait là des tableaux, et des cartons remplis de boîtes pleines d’épaves, suite d’échecs ou de ratages, bouts de choses brisées, ou semi-précieuses, carnet de bal en jade, centimètre de soie enroulées dans un petit tonneau d’ivoire à manivelle laiton, au cas où l’on déciderait de mesurer une pièce en toise ou en pieds. "
Un mage, c’est celui qui peut tout réenchanter, tout réanimer, repeupler les cadres, faire revivre les morts. C’est ce pouvoir magique qu’a aussi l’écriture, mise ici au service d’une lutte contre la mort, le vide, pour finalement mieux accepter la solitude de celui qui reste, seul survivant sur les ruines d’une famille défunte. " Je ne suis pas fou./Je suis hors lignée./Je suis orphelin et tranquille.Ciao./Je ne suis pas gravé dans le marbre./Je ne suis pas un personnage./Je suis une fraction de moment de matière./Une petite machine./Contenant d’autres machines à l’infini. "


Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 1er septembre 2010




Et la littérature dans tout ça ?


Dans un monde qui a perdu son innocence, a-t-on encore besoin de lire des romans ou des poèmes ? Certaines œuvres comme celle d’Olivier Cadiot nous aident pourtant à supporter les contradictions de la modernité.


À quoi pense la littérature ? Comment retrouver assez d’innocence pour se poser encore une telle question ? On nous a dit tant de choses. Qu’elle pensait par visions mais aussi par constructions. Qu’elle pensait les fantasmes les plus transgressifs et qu’elle ne visait qu’au réel le plus plat. Qu’elle cherchait les expériences limites, la mort, la folie, et qu’elle ne pouvait décrire que les vies les plus ordinaires.

Qu’elle pensait à tout, avait pour tâche de tout penser et de tout peindre, imitation universelle ou miroir promené le long d’une route, de toutes les routes ; et en même temps qu’elle ne pensait à rien et ne pouvait viser en sa plus haute vérité qu’à cela : un livre sur rien, sans référent. Ou qu’elle ne pensait qu’à elle-même – intersexualité sans fin et bibliothèque de Babel – ou qu’à ses procédés – la littérature comme déconstruction permanente d’elle-même, mise au jour de ses coups de force et de ses oublis.

Et on nous a dit encore qu’elle se devait de penser aux actions nobles, et plus tard aux sujets les plus brûlants de son temps, pour sauvegarder un peu de sens de la beauté ou de l’engagement ; et en même temps, que c’était l’inverse, que la littérature n’était justement plus ni la tragédie, ni les belles lettres, ni l’engagement, qu’elle pouvait laisser penser n’importe qui, et sauvegarder ainsi, même sans le vouloir, un peu de sens de l’égalité et de la démocratie. Et on nous a assuré encore qu’elle était là pour penser le temps, le temps perdu, le temps à venir ou le temps présent – Proust, Heidegger, Nabokov ; mais ce aussi bien pour penser l’espace, l’espace du dedans ou l’espace du dehors, le monde des choses vues et le monde des choses éprouvées – Michaux, Blanchot, Deleuze.

Face à tant de retournements, on ne sait donc plus très bien quoi penser. D’autant que la question semble piégée d’avance : la littérature est un continent trop immense et aux frontières trop floues – quelle que soit la réponse, on trouvera toujours autant d’exemples pour la confirmer que pour l’infirmer. Ou bien elle ne serait là que pour dissimuler une autre question, celle de la pensée non plus de la littérature mais des écrivains. Il est certain en effet qu’à s’atteler à celle-ci, on est souvent désenchanté.

À quoi ça pense un écrivain ? Quand on lit les correspondances des plus grands, Stendhal, Balzac, Proust, on est servi : ça pense à l’argent (beaucoup), au succès, à la gloire, à l’Académie, à l’accès aux femmes ou aux garçons, bref aux faux biens ordinaires de la vie commune. Et pire encore, cette question semble absurdement normative : définir a priori les objets de la littérature, c’est d’avance en exclure des pans entiers, notamment les plus créateurs qui ne cessent de s’inventer de nouveaux objets.

Pour sortir de ce guêpier, on aimerait donc se débarrasser au plus vite d’une telle question, et revenir aux seuls livres qu’on aime. Et pourtant on ne peut pas. Ne serait-ce que dans la mesure où, en sous-main, cette question continue à structurer considérablement le champ de l’écriture comme de la critique actuelles. C’est parce qu’on y a répondu d’avance, mais sans se l’avouer, qu’on loue (ou condamne) un peu vite la littérature qui prétend nous parler du monde, des guerres, des femmes afghanes, et qu’on condamne (ou loue) tout aussi vite la littérature dite intimiste qui ne penserait qu’à son nombril, à ses amants, à ses parents, à ses expériences privées. Et c’est peut-être quand on ne veut plus y répondre du tout que la critique et l’écriture mêmes s’effondrent pour de bon dans le jugement de goût le plus contingent et l’éclectisme commercial.

Si l’on veut être honnête, il faut donc y répondre, entrer à son tour dans le cercle des réponses et contre-réponses, mais à deux conditions : admettre d’avance qu’il y a plusieurs réponses possibles et ne pas avoir peur d’être un peu normatif – normer, ce n’est pas nécessairement formater ou limiter, c’est aussi bien ouvrir une nouvelle perspective.

Posons alors ceci : la littérature nous est précieuse quand elle s’avère capable de penser les réalités les plus contradictoires, et capable de contradictions indépassables, c’est-à-dire toutes celles que la logique ne peut pas penser, fut-elle hégélienne, et que la vie commune ne veut pas penser. Car penser les contradictions exige qu’elles soient non seulement écrites mais phrasées. Non écrites, elles deviennent inconsistantes, proprement impensables. Non phrasées, elles sont invivables, pures violences faites à la vie.

L’enjeu de la littérature ne serait donc pas de les résoudre en finissant par faire disparaître l’écriture derrière sa fin, ni de les exalter dans la pause romantique du déchirement sublime qui finit par faire disparaître l’œuvre derrière le Moi, mais de les écrire dans leurs mouvements vivants : fracas, heurt, explosion, délire, équilibre précaire, catatonie, ligne de fuite, négociation, solitude, reprise.

Et plus un écrivain serait grand, plus il serait capable de penser le plus grand nombre de contradictions possibles du plus grand nombre de manières possibles. Donc pas le neutre, pas l’extase, pas l’infini, pas ce que personne n’a encore pensé, plutôt ce que pense tout le monde contradictoirement mais sans se le dire, sans vivre sa pensée.

On pourrait le montrer facilement avec Flaubert : il révolutionne toute la littérature en pensant des histoires à l’eau de rose ; il donne la parole à n’importe qui, une pauvre fille de province, un petit-bourgeois raté, une bonne un peu folle, un saint illuminé, deux crétins curieux, et il cherche en même temps à empêcher tout le monde de penser, posant des pièges à sot partout.

Ou avec Proust : il veut penser le temps, le retrouver, et en même temps l’abolir, penser plutôt l’espace, toute sa vie comme un vaste labyrinthe immobile, éternel ; il s’attache aux sensations et à la mémoire involontaires, seules vérités dignes d’être retrouvées, et ne s’attache qu’à l’idée, à l’essence – essence de Combray, essence de l’amour, essence du faubourg Saint-Germain ; il cherche des télescopes pour penser les lois objectives des mondes sociaux, amoureux, sensibles, artistiques, et il ne pense qu’à son salut – comment se mettre enfin au travail, où trouver la « vraie vie » ; etc. On pourrait multiplier les exemples à l’envi.

Il y a un écrivain, pourtant, qui semble être en train de pousser cette pensée de la contradiction jusqu’à des confins inouïs. C’est Olivier Cadiot. Avec lui, la littérature se met à penser en tous sens toutes les contradictions possibles et imaginables. Explicitons.

Toute son œuvre est d’abord une vaste robinsonnade, tous ses héros s’appellent Robinson. Contradiction primordiale : Olivier Cadiot pense ainsi au monde et à chacun de nous, emprisonné dans sa petite île déserte au milieu de ses machines détraquées et de sa « nature augmentée » – son Robinson à lui, consumériste, tyrannique, à moitié fou, touchant en dépit de tout, est un peu au capitalisme actuel ce que le Robinson de Defoe fut aux premiers penseurs du capitalisme ; mais en même temps, Robinson, c’est un « M. Moi-Même » qui ne pense qu’à lui-même et à ses petits objets – rien à penser ni du monde ni des autres, disparus du départ, c’est le postulat.

D’où découle toute une cascade de nouvelles contradictions. Quand on n’a plus que ses sensations ou ses petites machines à penser, il s’agit au moins d’être précis : descriptions formidables des sensations de l’eau, des couleurs, d’une photo, de l’été, comme des objets – Davy-Crockett n° 5, poisson rêvé de 945 grammes, appareil à notice minutieuse ; mais en même temps, cette précision ne vaut rien ou si peu et il faut céder au plus vite au « non, je ne peux pas » beckettien et passer le plus vite possible à autre chose jusqu’à ce qu’il ne soit plus question d’objets à penser, mais seulement de rythme, puis de vitesse pure. Mais cette pensée à la fois si lente et si rapide, si précise et si allusive, ne peut pas venir de nulle part : c’est autant la pensée du jour que la pensée éternelle de la littérature, de l’art, de la science. Et cette fois la contradiction explose devant les yeux dès que posée : Gertrude Stein en lapin fluo, Goethe en grand communicant, Proust en cameraman speedé, Nietzsche jouant au golf, les hadrons et les gluons chantant le grand chant de la vie cosmique. On vacille.

Mais il faudrait aller encore plus loin. Car ce ne sont pas seulement les objets de la pensée qui s’avèrent contradictoires, mais la pensée elle-même. Tantôt on est, comme chez Descartes, réduit au seul moment de la seconde des Méditations métaphysiques. Règne de la subjectivité vide qui pense sans ordre et sans détermination, c’est-à-dire règne « d’une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ». Tantôt, on est plutôt chez Spinoza dans une pensée autonome et anonyme que ne supporte plus aucun sujet. « L’homme pense » comme la pluie tombe. Automate spirituel, certes un peu déglingué.

Tantôt encore, contradiction dans la contradiction, on s’abandonne à la pensée magique des enfants, des sorciers et des mages : celle des bordures et des seuils, celle qui croit que qui détient le mot détient la chose. Sans doute parce qu’il faut bien ne l’avoir pas complètement reniée pour écrire encore de la littérature. Jusqu’au point où celle-ci ne pense plus qu’à cesser de penser, à servir d’interrupteur à la pensée pour retrouver la grande raison du corps et du cri, au moins de l’onomatopée. Crac, bing, fffft, poum poum. Et au lit.

On ressort électrifié de tout cela, plus vivant, c’est-à-dire indissociablement plus apte et plus inapte. Ce n’est pas du rêve, pas de l’engagement, ni de la description neutre ni de l’expérience intérieure, c’est de la pensée pure, c’est-à-dire aussi bien ce vaste torrent impur de tout ce qui se pense et se contredit en chacun et en personne. Ce qui donne du même coup envie de repartir d’un bon pied.
C’est d’ailleurs Olivier Cadiot lui-même qui le dit dans Un mage en été qui va être mis en scène à Avignon :

« La littérature, c’est pas si mal. C’est une solution pour reprendre la main. »

Pierre Zaoui, maître de conférence en philosophie à l’université Paris VII,
Le Monde, 12 juillet 2010.

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