— Paul Otchakovsky-Laurens

délaissé

Fred Léal

Le personnage principal de ce roman est un jeune médecin (tout comme Frédéric Léal lui-même) aux prises avec de multiples difficultés aussi bien professionnelles (il n’arrive à maîtriser ni son agenda ni ses rapports avec ses patients) que personnelles (récemment séparé, il a bien du mal à organiser sa vie et, par exemple, à s’occuper de sa petite fille).


Nous allons, au cours du roman, le suivre et suivre aussi sa clientèle, certains de ses patients, ou patientes. Notamment l’un d’entre eux, dont les aventures mouvementées rythment l’histoire : assureur, il est en fait aussi dealer pour arrondir ses fins de mois. Comme c’est au fond...

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La presse

Points de suture


Un roman « foutraque » de Fred Léal, sur un médecin établi dans un quartier en déshérence, surnommé Beyrouth.


Le délaissé est synonyme de « friche » et c’est ainsi qu’on doit entendre le titre du nouveau roman de Fred Léal. Tout se déroule à Bordeaux, dans le quartier surnommé Beyrouth, livré aux urbanistes et aux promoteurs pour un projet d’écoquartier. C’est là, entre terrains vagues, casernements et bâtiments industriels désaffectés qu’exerce Arnaud Blanco, médecin généraliste confronté à la misère et à la précarité.


« Ralentir : travaux ! » devrait-on prévenir, car avec onze livres en dix ans, Léal bâtit une oeuvre. Celle d’un outsider, un migrant des formes, bricolant des montages, mixant les registres, brouillant les pistes, inventant sans cesse et jouant toujours juste.


Si délaissé semble plus classique que ses expérimentations précédentes comme Selva ! (2002), c’est parce que Léal a acquis une maîtrise, qui rend ses manipulations textuelles désormais plus clandestines : « J’avais pu écrire Selva ! et Mismatch en me décomplexant vis-à-vis du roman, dit Fred Léal, en m’acceptant bordélique en quelque sorte. Ensuite, j’ai pu écrire mes textes en prose, dont délaissé, en me (re)décomplexant, cette fois vis-à-vis de la poésie... J’évolue sans souci la violette entre Raymond Carver et Arno Schmidt, Georges Simenon et Olivier Cadiot... mais ce qui m’a poussé à m’accepter, c’est le cinéma. C’est un art où on peut d’emblée naviguer entre le burlesque et le drame sans que ça pose un problème au spectateur. Parmi mes films préférés, on retrouve des films foutraques comme Apportez-moi la tête d’Alfredo Garciade Sam Peckinpah, les Naufragés de l’île de la tortuede Jacques Rozier, Histoire de cannibales de Tsiu Hark ou le dernier Guiraudie, le Roi de l’évasion. Voilà le genre de livres que j’aimerais écrire... Mais en littérature, on porte des costumes serrés. La fantaisie est suspecte. »


Noeud papillon


Ce roman raconte le quotidien d’un toubib revenu s’installer dans le quartier de Beyrouth où il est né et délaissé va greffer les histoires de ses patients à la sienne. Son cabinet est assiégé par la précarité : toxicos, transsexuels, petits dealers, retraités hantés par la crainte d’Alzheimer, prostituées, hypocondriaques. Il faut suturer, annoncer les diagnostics : pathologies souvent lourdes ; il faut rassurer, trouver les médicaments de première urgence, répondre aux états de manque, aider les sans-papiers, aller au devant de la maladie en visitant les squats et désamorcer la violence. « Tu dois faire des études », lui avaient dit ses parents, petits commerçants, et ça a été médecine. Pas la médecine à noeud papillon, comme ses « confrères » du conseil de l’Ordre, qui lui tombent dessus pour n’avoir pas respecté les recommandations dans ses prescriptions. Blanco est un médecin indocile ; étudiant il est allé voir les « grandes friches politiques » : la violence à Belfast, la réalité de Gdansk ; médecin militaire, il s’est retrouvé un poignard sur la gorge à Sarajevo. Son existence lui revient de la salle d’attente, qui semble devenue scène emblématique de l’humain.


A l’écoute des vies cabossées, il finit par vivre par procuration. Le quartier éventré, tags et graphs, les ruines hantées de populations traquées par les patrouilles, se transforment en paysage intérieur. Il l’habite contre l’avis de tous, en connaît la moindre ruelle et l’a transformé en une harmonique de son existence : « Mon projet était d’écrire sur un quartier, ou sur un métier, je ne sais plus ?…. Dans le désaffecté, je ne peux m’empêcher de voir les vies qui s’y sont tenues. C’est fascinant d’imaginer les tranches de vies industrielles, militaires, marginales qui se sont succédé dans un même lieu, à quelques années d’intervalle. Les friches se mélangent à des décors d’un cinéma intérieur - ça peut être dangereux cette déréalisation. Écrire aide peut-être à la combattre à moins qu’il ne l’aggrave ! »


Mais il y a encore l’histoire difficile de Blanco et de Sandrine, une patiente anorexique devenue sa femme. Les lettres hirsutes et désespérées que ses malades lui font parvenir et un VRP devenu petit dealer d’occasion qui va l’entraîner dans une combine à la con. Le texte, lui aussi, déconne, s’alcoolise souvent, voit double et, accélérant son rythme, abandonne presque subrepticement la ponctuation, ne s’exprimant plus parfois que comme respiration ou souffrance :« Le roman permet d’explorer formellement des vies frôlées, potentielles, qu’on n’a pas eu le courage ou l’opportunité de vivre. Mais ce sont des expériences grammaticales. Ça doit se tenir. La cohérence d’un livre est sa vérité. Je saisis mal le propos de ces auteurs qui revendiquent la "parole vraie" contre la fiction en s’en tenant à une psychologie du réel. L’autofiction erre dans cette illusion déprimante... »


Écrivain de livres « foutraques », catégorie qui le place dans une réelle et grande tradition, Fred Léal a trouvé les mots « efficients » et construit une forme empathique. Aussi délaissé n’est-il ni document ni thérapie, seulement une littérature qui fait rimer errance et déshérence, un roman fort et, ce n’est pas si fréquent, contemporain.


Jean-Didier Wagneur, 18 novembre 2010



Un médecin face aux autres et à lui-même


« Le délaissé procède de l’abandon d’un terrain anciennement exploité. » Ces mots du paysagiste Gilles Clément introduisent délaissé, le nouveau et beau roman de Fred Léal, médecin à Bordeaux et auteur d’une douzaine d’ouvrages emballants et de facture originale. Un livre grinçant et touchant, amer et lumineux, plein de récits et de trous, dont le narrateur est… médecin à Bordeaux. Pas dans les beaux quartiers mais là où sont apparues des friches urbaines ou industrielles, là où vivent drogués, prostitué(e)s, sans papiers et autres irréguliers…


Il n’est sans doute pas nécessaire de connaître la ville de Bordeaux abondamment décrite – toutes les grandes villes ont leurs zones, devenues sales et grises – pour suivre avec intérêt ce récit à la première personne où Arnaud Blanco consigne sa vie. Pratique professionnelle dans des coins pourris où le toubib soigne sans compter délaissés et autres oubliés de la chance ou du bonheur. Itinéraire amoureux chaotique après quelques années de bonheur avec Sandrine, une ancienne patiente, conclues par la naissance d’une petite Sarah.


Des patients très présents


Quand s’ouvre le roman, la fille des divorcés a sept ans et sait à peine qui est son père, ce dernier ne semblant pas tenir à s’en occuper. C’est pourtant à elle qu’il va peu à peu s’accrocher quand il prendra conscience de l’état de sa vie. Si le docteur se dévoue tant à ses patients, c’est qu’il n’a pas grand-chose d’autre, à part peut-être la boisson. Il est bon praticien mais ne place pas toujours de frontière entre lui et ses malades. Un de ceux-ci, qui entre dans sa vie, est assureur le jour et dealer la nuit : suspense et égratignures à recoudre.


Mais Arnaud ne semble pas voir clair, lui qui est parti jeune en Irlande et en Pologne, qui a été médecin militaire pendant la guerre des Balkans. Aujourd’hui, s’il est en conflit avec son Ordre pour des ordonnances trop nombreuses, il fait aussi le fier dans un 4 x 4 d’emprunt. Il ne veut pas sombrer dans les sables de la bienséance mais se laisse engluer par d’autres instabilités.


Fred Léal signe un roman sobre sur cet homme délaissé, isolé et perdu parce qu’il n’a pas vraiment fait de choix dans sa vie. Sa narration est plus classique que dans son précédent La porte ’verte. On trouve cependant en ouverture de différents chapitres les longues épîtres, en lettres capitales, qu’adresse un schizophrène au médecin.


Son livre donne aussi un panorama sensible et impressionnant de la misère humaine, telle qu’elle peut surgir dans le service d’urgences d’un hôpital, dans la salle d’attente d’un médecin idéaliste ou lors de ses visites. Les patients que l’on retrouve à différents moments du texte nous deviennent vite familiers. Les démons rencontrés dans ce quotidien rude et sombre sont aussi quelque part les nôtres.


Lucie Cauwe, Le Soir (Bruxelles), 26 novembre 2011

Et aussi

En juin 2018 aux éditions P.O.L et en librairie

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Fred Léal, délaissé, délaissé - 2010