Qu’est-ce que Le Coprophile ? Un premier roman. Et aussi une tentative pour épuiser définitivement, avec le maximum de densité sémantique et d’intensité verbale, la problématique de la merde.
Pour toucher au fond de ces abysses excrémentielles, mieux vaut plonger de haut : l’air raréfié des mathématiques, de la raison, le culte de la transparence et de la lumière californienne ont fourni le point de départ du roman. Dès lors, le livre se construit sur un arc psychologique irrémédiable : le parcours intransigeant du narrateur mathématicien, au sens pythagoricien du terme, depuis la forme vers la matière.
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Qu’est-ce que Le Coprophile ? Un premier roman. Et aussi une tentative pour épuiser définitivement, avec le maximum de densité sémantique et d’intensité verbale, la problématique de la merde.
Pour toucher au fond de ces abysses excrémentielles, mieux vaut plonger de haut : l’air raréfié des mathématiques, de la raison, le culte de la transparence et de la lumière californienne ont fourni le point de départ du roman. Dès lors, le livre se construit sur un arc psychologique irrémédiable : le parcours intransigeant du narrateur mathématicien, au sens pythagoricien du terme, depuis la forme vers la matière.
Ce roman se déroule sur plusieurs plans. Tout d’abord, la peinture psychologique du narrateur, engagé dans un processus de dégradation, de transformation, d’une découverte de soi, et qui s’accompagne d’une rencontre (amoureuse ? sexuelle ? chimique plutôt) avec son initiatrice. Puis, la description précise, sensorielle, synesthésique, de l’excrément et de tous ses avatars possibles pour en faire jaillir les couleurs, les textures, les odeurs. Le recours aux symboles alchimiques ensuite : Le Coprophile est aussi un roman sur la matière, sur la materia prima plus exactement, qui invoque les grandes substances modernes (silicium, pétrole, plastique) en écho désillusionné à la substance fécale primordiale. Dans la lignée de ces archétypes psychanalytiques, les rêves, les cauchemars et les hallucinations viennent hanter le cours du livre et lui apportent une couleur fantastique et troublante, débouchant sur une atmosphère aux lisières de la science-fiction et de l’anticipation, dans un New York caniculaire et underground. Enfin, les figures de la chute et du salut, de l’enfer et de l’expiation, de la lumière et des ténèbres achèvent de compléter le substrat esthétique et thématique du Coprophile.
Cependant, n’oublions pas l’essentiel : la vocation pertubatrice de la narration, qui emmène le lecteur dans les confins les plus tabous, les obsessions les plus dérangeantes. Depuis les banlieues aseptisées jusqu’à la coprophagie collective, rien n’arrête le cours du récit dans sa descente vers l’abjection, jusqu’à provoquer des effets physiques de répulsion chez le lecteur. Malgré les apparences, Le Coprophile est peut-être secrètement destiné aux âmes sensibles. Mais probablement pas aux estomacs fragiles.
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Trop bel étron
C’est l’histoire d’un étudiant en mathématiques qui se prend d’intérêt pour ses excréments, prend plaisir à les toucher, à s’en tartiner, se risque à les manger, « Tandis que je mangeais silencieusement mon étron, je me demandais si je n’étais pas en train de devenir dangereusement fou », puis se goberge du caca des autres, et tout ça se termine par une vaste partouze scatologique, heu, pardon, coprophilique (rien à voir).
Voilà qui fleure bon la transgression. Sauf que ceci n’est pas de la merde, comme l’aurait peint Magritte avec son doigt. C’est même très bien écrit, rassurez-vous. L’auteur déploie toutes les ressources de son talent et de ses connaissances à rendre acceptable la lecture du caca, une matière qu’il n’a de cesse d’élever au sommet de l’écriture. Est-ce un malheur si, en l’expertisant ainsi, il en trahit le caractère scandaleux ? Ce Coprophile émeut déjà tout Paris. Il offre aux mouches penseuses le bourdon de très intelligentes fadaises : « C’est un livre politique », « C’est la question du corps qui est ici traitée. » L’auteur fournit lui-même les pince-nez :
« Pourtant mon comportement n’était pas fondamentalement différent de celui de la majorité des gens […] Tous étaient pris dans le vertige moderne de l’autoréférence, de l’autoapprovisionnement, de la mastication frénétique de leurs propres déchets, encore tièdes après le passage dans le tuyaux industrieux de nos abdomens. »
Ouf ! c’est donc à une parabole sociale que nous invite le mangeur de merde.
« Je repensais aux mécanismes à l’œuvre dans les établissements bancaires. […] Et plus était élevée la toxicité de ces actions, de ces options, de ces produits exotiques, plus ils étaient goûtus et savoureux pour les papilles des coprophages de la finance. »
Ce sont les moments les plus désagréables du livre. Ces interprétations étant aussi inefficaces que ces déodorants qui ajoutent leur côté puant aux puanteurs qu’ils sont censés chasser.
On comprend bien que l’étudiant en mathématiques fondamentales a cherché dans les mastications de son fondement le contraire extrême de la norme et de la réussite qui l’attendait. Mais en mangeant sa merde, il ne devient pas fou, il se désincarne, se déréalise, il se conforme, il fait même la connaissance d’une fille : « Je veux te voir chier », lui dit-elle. Notre déviant ne l’est déjà plus qu’à moitié, et l’autre moitié de cette névrose qui l’isolait, le nimbait d’un certain mystère, s’évanouit à son tour par l’intégration à une société de coprophiles, lui offrant même « l’idée d’un plan de carrière coprophile ».
Je me souviens d’un film de Pascal Thomas, très ancien, où les enfants espiègles, avaient mis au point un gag irrésistible : à l’aide d’une pelle à très long manche, les chenapans s’emparaient de l’étron que je ne sais plus quel personnage de l’histoire venait lâcher dans les fourrés, à l’abri des regards, croyait-il. Remontant son pantalon, le bonhomme soulagé se tournait machinalement, jetant derrière lui un coup d’œil de confirmation à la réalité du bronze : mais rien. Son œuvre avait disparue. Il partait alors à sa recherche et je ne sais plus jusqu’où allait la plaisanterie, mais c’est un peu ce que suscite la lecture de ce Coprophile, comme si la réalité de la merde avait disparu. Seule la censure pourrait la lui rendre. Le scandale.
L’une de mes premières chroniques écrites pour ce magazine, j’avais voulu traiter d’un merveilleux et très ancien petit volume de C.F Mercier, L’Éloge du pet, la direction m’avait alors gentiment prié de l’écraser dans mon tiroir. Mais ces temps lointains ont changé (?).
L’excellente nouvelle de ce livre, c’est que Thomas Hairmont ne reviendra pas sur le sujet. Et comme il est très doué, il va continuer d’écrire.
Christophe Donner, Le Monde Magazine, 2 avril 2011