— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Camion bulgare

Chantier à ciel ouvert
Traduction du roumain par Nicolas Cavaillès

Dumitru Tsepeneag

Un vieil écrivain obsédé par l’amère question du livre de trop et de la cessation définitive d’activité en vient à s’éprendre d’une jeune romancière évasive, dans le contexte d’une Europe dégonflée, toujours moins capable de répondre aux intenses défis de sa marge orientale.

Entre Marguerite Duras et les calendriers érotiques des routiers, Le Camion bulgare trace une route sombre et fantasmatique destinée à ce couple étrange de la littérature contemporaine : l’écrivain rêveur et la lectrice frustrée. C’est une belle jeune femme impénétrable, que tous...

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La presse

Le chantier du roman

Coincé entre une groupie acharnée et une cyber romance, un écrivain en crise s’interroge sur le processus créatif. Un métaroman euphorisant.

« Tu sais, le roman c’est l’art des complications. » Monologue, lettres ou narration ? Avec ou sans ponctuation ? Et à qui ? Au public anonyme, à la lectrice amoureuse ? Lui-même, le concepteur de ce roman en train de s’écrire sous nos yeux déconcertés, ne sait pas très bien quelle est sa place, peu pressé peut-être d’avoir à choisir entre les statuts d’auteur omniscient, de narrateur ou de personnage.
Pourquoi ne pas exhiber toutes les coutures ? Dire ce qui ne va pas ? Qu’à cela ne tienne. Au lieu de nous vendre un roman romancé, le Roumain Dumitru Tsepeneag décortique dans ce Camion bulgare ses galères d’écrivain. Il pinaille, tourne autour du pot, se tâte. Il passe du coq à l’âne en battant la campagne. Le recentrage est assuré par de brefs échanges téléphoniques avec Marianne, une groupie installée à New York avec laquelle le narrateur a une relation passagère. Et on dirait bien qu’elle le lui fait payer : devenue aussi impitoyable qu’indispensable, la voilà jouant l’arbitre entre l’écrivain et son imaginaire.
Coach revêche pour des séances de thérapie tordue, voire sado-macho : désopilantes, forcément. Sans transition, on saute de la névrose téléphonique aux « salades que j’improvise sans honte aucune » tressage subtil de deux fictions parallèles : les destinées de Tzvetan, un camionneur bulgare tombeur de filles, et de Béatrice, jolie Roumaine embauchée dans une boîte de strip-tease à Paris. Ce qui n’enraiera pas les prises de tête de l’écrivain, qui fait feu de tout ce qui lui tombe sous la main : une histoire d’amour par mails, Tony Blair et la réduction de carbone, le « Paris littéraire » et son lot de cocktails et de name-dropping, Duras, cette « cougar »…
Le roman lui doit bien sûr son titre (cf. Le Camion, à la fois livre et film), mais aussi ce moule expérimental où il parvient avec tant d’autodérision à se faire une place. Si bien que ce « chantier à ciel ouvert » s’impose sans effort ni tricherie, comme l’un des montages romanesques les plus savoureux du moment.

Emily Barnett, Les Inrockuptibles, 9 novembre 2011

Une autre histoire de camion


Dans Le camion bulgare, son dernier roman, Dumitru Tsepeneag livre un « chantier à ciel ouvert ». Monologue de l’écrivain à l’oeuvre qui réussit le pari de la polyphonie grâce à une composition jouant avec la réalité et le fantasme, il entremêle des trames de genres et de registres opposés dans la jouissance d’une écriture enjouée consciente de ses ficelles.


Dès les premières pages, l’auteur-narrateur affirme ne pas s’intéresser aux histoires et n’aimer lire que des nouvelles. Dès lors, il est clair que l’expérience de lecture résidera dans la structure plus que dans la narration. On lit alors un ensemble hétéroclite de fragments avec lesquels chacun peut construire une histoire. Dans le chantier romanesque, les différents fils narratifs se superposent comme autant de pierres, de formes et de matières disparates.


D’abord, il y a un auteur qui essaie d’écrire un roman intitulé Le Camion bulgare. Sa compagne de toujours, Marianne, est à New York chez son amie Laura, pour se faire soigner d’une étrange maladie qui l’a fait, tour à tour, rapetisser et grandir. Le narrateur et Marianne entretiennent un échange épistolaire et téléphonique caractérisé par des disputes littéraires témoignant d’une complicité intellectuelle qui passe par la contradiction permanente. Ces échanges sont l’occasion d’une discussion sur la littérature et surtout sur « l’art du roman » pour reprendre le titre de Kundera que Tsepeneag aime citer autant que taquiner.


Ensuite, il y a l’auteur slovène, Mailena, la jeune maîtresse du narrateur. Leur relation, à l’origine exclusivement charnelle, se transforme par le biais de la distance et d’un échange de courriels, en une histoire d’amour où l’hyperbole cherche à combler l’absence des corps. Ces quelques mails donnent lieu à une réflexion sur le pouvoir performatif des mots. Le vieil auteur, hanté par la différence d’âge, utilise les moyens modernes de communication et l’accélération du temps dans une correspondance amoureuse.


Et puis, il y a Alain le traducteur qui meurt à petit feu, dévoré par son cancer ; la souffrance de celui qui ne peut plus penser à autre chose qu’à sa douleur, le malaise de ceux qui ne peuvent pas le soulager et l’écoutent gémir. Au morcellement de son corps correspond celui d’un texte hanté par l’approche de la mort.


Finalement, il y a le roman qui s’élabore entre les mailles de ce filet. Il y a un chantier où un trou est creusé sans raison et sans fin, lieu fascinant et dangereux, métaphore du roman à l’oeuvre. Un camion bleu roulant sur les routes de l’est de l’Europe au sud de la France, inquiétant, transportant une cargaison inconnue, sûrement explosive. Une vieille dame presque sorcière, prise en stop par une nuit pluvieuse, oubliant son parapluie, arme du crime à venir. Un camionneur bulgare au corps désirable et infatigable dont une Américaine insatiable s’amourache. Et, Béatrice la petite fille qui aimait les escargots et les hérissons, devenue gogo danseuse à la poitrine époustouflante et prostituée réputée impénétrable. Les personnages romanesques sont réduits au plus simple appareil de leur incarnation symbolique. Ils reprennent les caractéristiques des personnages précédents, présentés comme réels, dans un jeu de reflets.


La présence de Marguerite Duras comme figure tutélaire du roman est manifeste : auteure favorite de Marianne, elle hante les fantasmes du narrateur dans lesquels elle s’attaque à sa virilité. Ainsi, Dimitru Tsepeneag atténue la dimension politique du texte durassien et accentue la problématique de l’engendrement littéraire.


L’oeuvre de Duras est l’une des principales clés de lecture du Camion bulgare ; le narrateur déclare ne l’avoir jamais lu, mais être enfin en train de s’intéresser à son travail par le biais du Camion. C’est un film dans lequel Marguerite Duras et Gérard Depardieu lisent un scénario au conditionnel, cette lecture est parfois entrecoupée par des scènes où un gros camion bleu traverse des paysages de non-lieux. Ce film, à mi-chemin entre littérature et cinéma, développe une réflexion sur la part de liberté laissée au spectateur, en évoquant le plaisir de raconter et d’être écouté. La relation entre auteur et lecteur s’illustre dans l’antagonisme entre l’autostoppeuse, caractérisée par son besoin si fort de parler et le camionneur quasi silencieux. Dans Le Camion bulgare, le narrateur prend la place de cette autostoppeuse racontant au lecteur l’histoire pas toujours cohérente de ses personnages.


Le « chantier à ciel ouvert » de Dimitru Tsepeneag est composé de bric et de broc. Coupures de presse, lettres en cours de rédaction, conversations téléphoniques interrompues, mails enflammés et anecdotes mordantes sur la scène littéraire parisienne ; l’auteur fait feu de tout bois pour donner corps à un roman qui s’écrit au fil de la lecture.


Le Camion bulgare est le monologue intérieur et intime, hésitant et balbutiant, de l’auteur à l’oeuvre. La dimension orale de son écriture convainc de manière mélodique ; elle est entraînante par sa vigueur et son autodérision. Ce monologue est entrecoupé par les dialogues entrecroisés des voix de femmes et enfiévré par le récit de fantasmes sans ponctuation. C’est ainsi que le lecteur assiste cahin-caha à la conception du roman.


A la manière d’Isis à la recherche des morceaux d’Osiris, l’auteur construit les personnages de ses fantasmes en démultipliant le réel. Le vieux narrateur se voit dans Le Camion bulgare comme un vestige des années 70 dont les critiques sont morts et les lecteurs un cénacle fermé. Et, contre la hantise de la mort, le texte est hanté par le sexe comme une sorte de reconstruction du phallus manquant d’Osiris.


Un vieux satyre se pourléchant dans la description de fantasms, où le cliché avoisine une crudité quasi pornographique, ou un homme âgé hanté par la crainte de la déchéance : ce roman vaut la peine d’être lu pour la figure d’auteur qui se dessine au creux de la narration. La verve d’une écriture sans prétention, la présence d’un auteur goguenard aimant la digression et les épisodes invraisemblables enchevêtrés pourraient faire songer à une réécriture de Jacques le Fataliste version road-movie.


Marie Villetelle

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