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Exorcisme et défi ont partie liée dans ce très beau livre où Nicolas Fargues s’affronte à la peur qui le hante le plus : celle de la perte de ses enfants. À travers la confession lucide et mélancolique d’un père endeuillé, tiraillé de culpabilité, de doutes et d’interrogations sur l’enfance, la filiation, la transmission, les rapports parents-enfants, l’auteur ausculte notre époque avec profondeur. Modes, codes, rapports sociaux, familiaux ou culturels… rien n’échappe à cet observateur sensible qui retrouve dans ce roman d’amour et de filiation le ton et la force narrative de J’étais derrière toi.
Christine Rousseau, Le Monde, 1er juillet 2011.
C’est bizarre, l’amour parental
Un père en deuil de son fils remet en question son éducation. Dérangeant.
La cruauté du titre explose dès les premières pages, quand son futur simple, l’évidence rassurante de sa formulation, Tu verras, se heurte de plein fouet à l’imparfait dont le narrateur est contraint presque immédiatement d’user. Clément ne verra pas. La transmission est brutalement interrompue. Le père a perdu son fils, victime d’un accident de métro. Clément, 12 ans à jamais, ne verra pas comment le latin aide plus tard « à mieux connaître les structures du français », ne mesurera pas l’importance de ce que lui disait son père, à longueur de journées, « pour son bien ». Nicolas Fargues dit avec force la douleur de ce « bien » quand on ne peut plus « savourer ce miracle bana » de constater que son enfant est « en vie et en bonne santé ». À quoi riment a posteriori ces heures passées à lui répéter de remonter son jean tombé à mi-fesses, à fustiger la vulgarité au kilomètre de la musique qui remplit son iPod ?
Au-delà de l’émotion crue qu’il dégage, c’est dans le vif de questions fondamentales que tranche ce livre proprement éblouissant. Que transmet-on à ses enfants ? Comment vit-on avec eux ? Comment les aime-t-on ? Nicolas Fargues explore, à travers la souffrance du père qu’il met en scène, l’actualité de ces questions. Avec une justesse saignante. Et une totale liberté, sans tabous, ni souci du politiquement correct. Il observe, marque l’époque à la culotte et n’hésite jamais à dire ce qu’il voit, à donner les noms, à dénoncer les tics et les tactiques d’évitement d’une société contemporaine narcissique et immature. Tu verras met ainsi en mouvement le bal grinçant des familles éclatées et des enfants écartelés, celui des « ex » des uns et des autres, des demi-frères et des quarts de sœur, des parents à mi-temps et des jobs jusqu’à pas d’heure, la course folle à la jeunesse éternelle, les pères rivalisant avec leurs fils, les « copines », quinze ans plus jeunes, incapables d’assumer les enfants de leurs mecs, les grand-pères dissimulant leur âge, vieux jeunes hommes démodés, dans leurs jeans délavés. « C’est bizarre, l’amour parental », s’interroge le narrateur. « Aimer son enfant, est-ce aimer un autre que soi ou bien continuer de s’aimer soi-même, mais sans s’accabler de la mauvaise conscience d’être égoïste ? »
Michel Abescat, Télérama , 26 février 2011
À qui père gagne
Dans « Tu verras », Nicolas Fargues retrouve acuité et écriture au laser, avec un roman à la fois très personnel et très contemporain sur la paternité. Et si les pères étaient devenus des mères comme les autres ?
« Tu verras… » Trois syllabes que Colin assène à Clément, son fils de 12 ans, en guise de conclusion à leurs semblants de dialogues minés par l’incompréhension sur la vie, le rap, la coiffure. Tu verras… un jour, que j’ai raison. Mais Clément tombe sous un métro, Clément meurt et son père n’a plus le cœur de continuer à vivre. Tu verras est autant un roman sur la perte que sur ce que c’est qu’être père aujourd’hui. À la première personne, Nicolas Fargues signe une expérience limite, un exorcisme lancinant, fait de longues phrases à wagons, comme s’il ne voulait jamais mettre de point, ne jamais en finir avec ce fils perdu, ce fils qu’il avait déjà le sentiment de perdre avec l’adolescence. Le drame n’a rien réparé de ses relations avec Hélène, son ex-femme aux sanglots toujours hostiles et au nouveau compagnon trop propre sur lui. Il lui a juste donné le courage de rompre avec la fille qui partageait son appartement, mais pas vraiment sa vie. Le voilà, étranger à tout désormais, ressassant ces douze années closes à jamais, comme les paupières de Clément. Et c’est là que Tu verras, au-delà de l’émotion qu’il suscite devient passionnant. Parce qu’il ne flirte jamais avec le pathos, au contraire, mais fonce dans le règlement de comptes avec soi-même. Le talent de Nicolas Fargues, c’est son regard sans complaisance et sa force de frappe. Comme dans J’étais derrière toi, histoire d’un couple à la dérive et d’un homme en mal, en mâle d’identité, il touche à un point sensible mais peu écorché encore par les plumes d’aujourd’hui : les désarrois d’un père dans lequel on veut bien parier que beaucoup se reconnaîtront. Et, paradoxalement, beaucoup de mères aussi. Parce que, à lire Fargues, on a l’impression que la culpabilité, l’ambivalence des sentiments vis-à-vis de ses enfants, la double peine à être en même temps mère et femme se conjuguent désormais au masculin. Colin se souvient de la fatigue des nuits sans sommeil, de l’amour qui donne le sentiment d’être le maître du monde, du dévouement jusqu’à la dévotion et… la dévoration. Et des petits arrangements qu’on fait pour concilier son enfant et sa maîtresse, sans jamais avoir vraiment le courage de choisir, ménageant l’un et l’une, et n’épargnant finalement personne. On n’est pas très courageux quand on a presque 40 ans, toujours une dégaine d’ado, mais de moins en moins d’empathie pour celui que votre fils est en train de devenir avec ses pantalons qui tombent au milieu des fesses, ses musiques vulgaires et sa tête des mauvais jours tous les jours. Voilà comment Colin devient vieux sans en avoir l’air. Et il faudra cette tragédie pour qu’il lève ses yeux de son nombril, de son milieu blanc et nanti pour le sourire d’une femme qu’il n’aurait jamais songé à regarder. Tu verras est un livre violent, en même temps qu’une réflexion sensible sur ce qu’aimer son enfant veut dire.
Olivia de Lamberterie, Elle, 28 janvier 2011
Moderne solitude
À travers la confession d’un père endeuillé, Nicolas Fargues compose un roman d’amour et de filiation pour exorciser ses propres peurs.
À passer un peu vite devant les titres de ses livres, le lecteur pourrait croire que les romans de Nicolas Fargues sont à l’image de ce que semblent annoncer les couvertures : un peu détachés, presque plats, dépourvus d’effets ou de profondeur. Rien de plus faux. Car s’ils n’ont en effet nul clinquant, s’ils jouent volontiers de ce petit côté « mine de rien » que cultive l’auteur, depuis son premier roman, (Le Tour du propriétaire, P.O.L, 2000), ces titres renvoient toujours à des textes beaucoup plus poignants qu’il n’y paraît. Pour preuve, ce Tu verras accroché à la couverture de son huitième livre. Une phrase banale en apparence, familière, mais annonciatrice de menaces. Une phrase, surtout, derrière laquelle se cache un livre sombre et tendu par une prose précise, ourlée d’une émotion sensible.
Difficile en effet de concevoir un thème plus effrayant que celui de ce livre, conçu par l’écrivain comme une forme d’exorcisme et de défi. Après Le Roman de l’été (P.O.L, 2008), une comédie de mœurs drôle et piquante, Nicolas Fargues n’a pas craint de changer radicalement de registre pour affronter ses peurs. À commencer par celle qui le hante le plus : la perte de ses enfants.
Sujet terriblement délicat, surtout lorsqu’on ne l’a pas vécu. « Il y a quelque chose de sacrilège, j’en conviens, mais voilà, chez moi, cela procède d’une manière d’être, d’un besoin d’anticiper les choses, de les attaquer de front pour m’empêcher de les fuir », explique d’une voix douce et posée le romancier, qui redoute la lecture de son fils. Même si Tu verras déjoue – et c’est une gageure – les attendus classiques du récit de deuil en épousant au plus près les méandres d’une conscience : celle d’un père éperdu d’amour et de solitude, d’un homme comme désincarné.
Divorcé, père de Clément, un adolescent qu’il élève seul, ce personnage de 40 ans est le prototype même de l’antihéros farguien avec lequel le romancier assume sa parenté : « Mes personnages portent en eux tellement de mes peurs et de mes interrogations qu’il serait ridicule de dire qu’ils me sont étrangers. » « À la différence près, précise-il aussitôt, que j’ai tendance à m’assombrir beaucoup dans mes livres. En particulier dans celui-ci où, par le biais du deuil qu’il connaît, j’ai radicalisé le propos de mon narrateur. »
Un narrateur qui, sous des dehors courtois et faussement humanistes, cache mal sa peur de l’Autre et de la différence. Un brin raciste, lâche, indécis, narcissique, porté à l’autocritique – pour ne pas dire ici à l’autoflagellation –, celui-ci louvoie constamment entre lui-même, ses proches, et, d’une certaine manière, le lecteur. Dès les premières lignes annonciatrices du drame (finement amené), celui-ci est saisi d’un sentiment d’inconfort et de malaise contagieux. Ballotté tout du long par cette confession sans concession, on restera tiraillé entre l’irritation et la compassion face à ce père tendre, maladroit, exigeant, colérique, qui peine à endosser tous les rôles ; cet amant pathétique et malléable qui tergiverse sans cesse, s’arrange comme il peut avec une vie aux contours incertains. Une vie qui ne tient finalement qu’à un fil, comme il le mesure cruellement un matin, lorsqu’on lui annonce la mort de Clément, tombé – accidentellement ? – sous les rames d’un métro.
Fin de la comédie des apparences avec la famille, les amis ; fin des amours factices : l’heure est aux ruptures et aux remises en cause qui s’opèrent au fil d’une errance douloureuse, peuplée de réminiscences heureuses et malheureuses ; d’une quête solitaire dans les traces d’un petit garçon parti trop vite, trop tôt.
Symptôme de cet état d’incomplétude et de solitude rendu avec force par Fargues, l’identité du narrateur ne sera donnée, incidemment, qu’à l’approche du dénouement. « Cela sans doute parce que je ne voulais pas le nommer pour ne pas avoir à me nommer. En même temps, reconnaît-il en souriant, Colin n’est pas très éloigné de Nicolas. » Après une pause, il reprend : « À travers le deuil, je désirais parler de solitude, d’incommunicabilité entre les êtres, mais aussi de l’impossibilité de rester soi-même face aux autres. C’est une obsession chez moi, et cela se vérifie dans ma vie. Je ne sors pas et ne fréquente en tout et pour tout que quatre personnes. J’ai essayé un temps d’être un peu plus “sociable”, mais cela n’a pas marché. Je mentais et me mentais. Loin de me rapprocher des autres, cela creusait un fossé plus grand et m’éloignait de moi-même. C’est pour cette raison que j’écris, sinon je me perds et je deviens une apparence, un hologramme social. »
Si, dans ce roman d’une curieuse solitude, Nicolas Fargues reprend nombre des thèmes présents dans ses livres précédents – à commencer par celui du rapport à l’autre –, il les éclaire ici d’une lumière plus crue, plus radicale. Dans le flux d’une écriture tour à tour douce et cinglante, d’une voix rongée de culpabilité, de doutes et d’interrogations sur l’enfance, la filiation, la transmission, les rapports parents-enfants et l’amour – « aimer son enfant, est-ce aimer un autre que soi ou bien continuer de s’aimer soi-même, mais sans s’accabler de la mauvaise conscience d’être égoïste ? » –, le romancier ausculte notre époque avec profondeur. Modes, codes, rapports sociaux, familiaux ou culturels… rien n’échappe à cet observateur sensible qui retrouve dans ce roman le ton et la force narrative de J’étais derrière toi (P.O.L, 2006).
Une force centrifuge qui le pousse, une fois encore, vers l’étranger. Interrogé sur cette récurrence du voyage dans son œuvre, Nicolas Fargues s’en explique par la nécessité de créer une rupture. « Il m’est difficile d’envisager un livre où il n’y ait pas une opposition culturelle afin de tout remettre en cause. Arrive toujours le moment où j’ai besoin de changer de décor pour me régénérer et relancer la machine à vivre. » « Et puis, ajoute-t-il, ailleurs, vous n’avez plus besoin de composer avec vos semblables, l’altérité est tellement posée qu’elle en devient reposante. »
Reposante en effet, comme les ultimes pages de ce beau roman, où, après une traversée suffocante de douleurs et de remords, l’Afrique, d’une beauté toute minérale, s’offre soudain comme l’esquisse d’une renaissance à soi et aux autres.
Christine Rousseau, Le Monde, 25 février 2011
Je fais mes valises
Un beau roman autour d’un père divorcé confronté à la mort de son fils.
Du succès d’estime de son premier roman, Le Tour du propriétaire (2000) au succès public de J’étais derrière toi (2006) en passant par One Man Show (2002) ou Le Roman de l’été (2009), Nicolas Fargues a dessiné une comédie humaine où la satire et le rire salvateur ont leu part.
Brocardant les préjugés, les modes, les ridicules et la prétention d’une modernité qui nous englobe tous, il n’a jamais cédé à la facilité du roman à thèse. Se débarrassant du « beau style » au profit d’une langue visant à saisir le naturel et la vérité des êtres, il s’est attaché à décrire les modifications induites par l’évolution des mœurs. Son huitième roman creuse ce sillon tout en resserrant le cadre.
Ce qui ne sera pas
Tu verras met le lecteur dans la peau d’un quadragénaire divorcé confronté à la perte de son fils de douze ans tombé accidentellement sur les rails d’une voie de métro au moment où la rame arrivait. Avec ses jeans portés à mi-fesses et son goût pour les rappeurs américains, Clément a suscité chez son père crispations, frustration et réactions injustes.
Ne restent que les regrets, et le « tu verras, tu me remercieras plus tard », tant de fois asséné, résonne désormais de façon dérisoire. Il y a bien sûr de jolis souvenirs (comme ces kebabs partagés en revoyant The Party ou un vieux de Funès), mais que pèsent-ils quand on songe à ce qui aurait été et qui ne sera pas ? Dans ce roman sec et tranchant, Nicolas Fargues bouscule les clichés et casse les effets attendus. Il ouvre des pistes. La cause de l’« accident » de Clément se trouve-t-elle sur son « mur » Facebook ? Un voyage au Burkina Faso permettra-t-il au père d’effectuer sa « résilience » ? Le secret de l’adolescent serait-il sur ce bout de papier tombé de sa poche avant qu’il ne glisse du quai et récupéré par un témoin du drame que le père rencontrera ?
Aucune cellule de soutien psychologique ne peut nous apprendre à vivre ou à survivre ne percer le « mystère sans joie » porté par certains visages. « Le corps est ainsi conçu qu’il trouve des solutions pour nous empêcher de mourir de chagrin, un peu comme on finit par s’évanouir sous la torture », découvre le narrateur. C’est la musique doucement déchirante que fait entendre ce beau roman.
Christian Authier, Le Figaro littéraire, 3 février 2011
Le conformiste endeuillé
La mort de l’enfant. On pourrait craindre le pire, surtout de la part d’un auteur dont le style flirte souvent avec les thématiques de médias censés toucher le maxiumum de lecteurs. Mais le pire n’advint pas, et ce, avouons-le, à notre grande surprise.
Le type est agaçant. Quadra un brin méprisant, borné, désabusé, qui se gausse, mine de rien, d’être au-dessus de la mêlée qui l’entoure. Colin est séparé de sa femme. Il a un fils, Clément, âgé de douze ans, qu’il éduque à coup de certitudes – « Tu verras » – et avec lequel il est tantôt aimant, tantôt humiliant. Et pour cause : Clément est un pré-ado qui aime le jean baggy porté trop bas, la musique commerciale, son iPod, et les écrans. Bref, un ado d’aujourd’hui, envahi de numériques et s’éveillant au désir et dont le père, « petit épargnant de la culture » et pétri de principes, ne cesse de critiquer. Oui mais voilà. Clément meurt victime d’un accident de métro. le père est définitivement seul.
Ça pourrait n’être qu’un roman sur le deuil, la perte de l’enfant aimé. C’est aussi un roman sur la relation père/fils teintée d’identification et de rejet, de pudeur et de débordement, d’acharnement et de bienveillance. Paradoxe de l’éducation, ses projections et ses ratés. Ça pourrait n’être qu’un roman sur l’amour parental, sur l’obsession éducative de l’enfant et la culture « puéro-centrée » qui fait les choux gras des médias.
Mais c’est aussi un roman sur la solitude obsédante d’un homme contemporain qui traîne une lucidité désarmante sur son conformisme, sans réel désir de s’ouvrir au monde et par peur ancestrale de s’y faire engloutir. Un homme qui n’a jamais aimé de femme – hormis la première parce que mère de son enfant seulement – et qui ne s’est jamais laissé déborder par l’émotion. Ça pourrait n’être qu’un roman sur la difficulté – voire l’impossibilité – d’aimer, sur l’incommunicabilité entre les êtres, sur la désincarnation de chacun à force de mimétisme permanent. Mais c’est aussi un roman sur un homme bourré de clichés qui ne sait pas où est « Ouaga » (« C’est dans quel pays déjà ? Au Niger ? Au Mali ? ») et qui avec une naïveté touchante s’ouvre finalement sur un continent étranger, simplement parce qu’il n’a plus rien à perdre.
C’est donc tout cela à la fois Tu verras. L’histoire d’un homme d’une banalité déconcertante, débordant de sens commun et qui au fur et à mesure du livre, à force de sincérité ou d’introspection, se densifie, se complexifie pour, dans le fond, devenir un individu à part entière. Un être conscient de ses limites mais qui se jette malgré tout, et à corps perdu, dans une terre inconnue, comme par instinct de survie. Un conformiste endeuillé sur le départ.
« Tu verras » pourrait lui dire son fils.
Natacha Andriamirado, La Quinzaine littéraire, 16 mars 2011
Nicolas Fargues, l’honnête homme
Son regard acéré, il le porte sur la société autant que sur lui-même, avec toujours ce credo : ne pas tricher. Nicolas Fargues est le lauréat 2011 du prix Télérama-France Culture, décerné à l’occasion du salon du livre, qui se tient à Paris jusqu’au 21 mars.
Nicolas Fargues ne se la pète pas, comme dirait le gamin qu’il met en scène dans son dernier roman. Il joue franco de port, parle cash, vous regarde avec une rare intensité. Il est ravi, évidemment, d’avoir été choisi par les jurés du prix Télérama-France Culture. Avec ce sentiment, pourtant, de ne pas être tout à fait légitime. Cette absence d’orgueil, cette distance, toujours, avec lui-même, cette façon de vous confier, au détour d’une phrase, qu’il a raté deux fois le capes. Le regard acéré qui fait sa réputation s’exerce d’abord sur lui.
Après avoir écrit huit romans, tous chez P.O.L, il dit prendre de plus en plus de plaisir à écrire, parce qu’il a fini par accepter d’être un romancier. « J’ai longtemps nourri une culpabilité à l’idée de ne faire de ma vie que cela : écrire. Aujourd’hui, je fais ce que j’aime par-dessus tout. » Vieille histoire qui remonte à 1987 – l’été de ses 15 ans –, où il découvre Duras, Echenoz, Kundera et Djian, la beauté des mots, la sensualité de lire en dehors des clous imposés par les programmes scolaires. Nicolas Fargues n’a jamais cessé, depuis, d’être un grand lecteur. Pierre Michon et Georges Henein, l’écrivain égyptien auquel il a consacré ses mémoires de maîtrise puis de DEA, reviennent souvent dans ses propos.
« Pour moi, la littérature est indissociable de l’honnêteté. Je refuse de tricher. »
Dès la fin de cet été 1987, il commence à écrire, des textes de quelques lignes, noircissant sans relâche les mêmes carnets – il en conserve plus de mille, rangés dans des boîtes à chaussures. Persuadé d’être incapable de tenir la distance, il lui faudra dix ans – et l’achèvement de son travail sur Georges Henein – pour se lancer. Ce sera Le Tour du propriétaire, immédiatement accepté par P.O.L et publié en 2000. « J’ai eu la chance d’avoir du succès assez tôt », avance-t-il, en insistant sur les « grands méconnus » bien meilleurs que lui et qui n’en ont pas eu autant…
One Man Show, qui pointe avec férocité un jeune écrivain narcissique et prétentieux, reçoit, dès 2002, un accueil enthousiaste. Au printemps 2006, J’étais derrière toi, qui observe la désagrégation d’un couple mixte, la virilité, les rapports entre les Noirs et les Blancs, cartonne en librairie. Largement autobiographique, ce texte lui vaut sa réputation – méritée – d’œil impitoyable, sensible à l’époque, capable de transmettre dans la langue même les couleurs, les pulsations, le verbe du monde contemporain. Sans craindre de poser son regard précisément là où on évite de s’attarder. « Pour moi, la littérature est indissociable de l’honnêteté. Je refuse de tricher. »
L’honnêteté, le maître mot est lâché, celle du regard, celle du style aussi, qui le préoccupe avant tout : « Le style est le reflet de quelqu’un derrière son stylo. J’essaie tout simplement d’être au plus près de ce que je suis. » Nicolas Fargues confie qu’il s’encombre, dans la vie aussi, de moins en moins des masques, au risque de s’isoler, de laisser l’écriture prendre la place. Resserré sur ses enfants – deux garçons de 14 et 10 ans – et sa compagne, il sort peu, néglige la vie sociale, mais demeure très attentif aux gens qu’il croise, à leurs discours, leurs gestes, leurs mots…
Tu verras, son dernier roman, primé par Télérama et France Culture, porte au carré ses qualités. Sous le prétexte du deuil – un père confronté à la mort de son jeune fils –, Nicolas Fargues explore la vie de Colin, un « alter ego en plus sombre », ses rapports avec les autres, son ex, son père, sa compagne, ses accommodements avec ce qu’il est profondément, interroge la paternité et la masculinité. Que transmet-on ? Les hommes sont-ils des mères comme les autres ? Qui vous écoute vraiment ? Quel dialogue avons-nous réellement les uns avec les autres ? On en sort bousculé, comme de cette rencontre : Nicolas Fargues ne triche pas. Et il vise juste.
Michel Abescat, Télérama, 15 mars 2011
Moi, Colin, père de Clément
Il porte des jeans baggy trop bas, écoute du rap toute la journée sur son iPod, énerve au plus au point ce père qui l’élève seul et qui l’adore, mais le houspille sans relâche. Clément portait des jeans trop bas. Son père doit apprendre à parler de lui au passé, c’en est fini des menaçant « tu verras ». Clément est mort, à 12 ans, dans le métro parisien.
Attention. Le huitième roman de Nicolas Fargues, couronné par le prix France Culture-Télérama, est un grand livre, qui réussit à ancrer la plus grande des tragédies dans une réalité contemporaine si vivante, si proche, si bien rendue que sa lecture en est à tout instant saisissante. Le narrateur est ce père, parisien, au seuil de la quarantaine, dont la vie tourne essentiellement autour de son fils unique, soudain disparu.
Impossible de lâcher cet homme au quotidien de sa douleur que personne ne peut soulager, ni son propre père, bellâtre indifférent, ni son ex, pleine de reproches, ni sa petite amie du moment, monstre d’égoïsme. Seul, sa sœur Anne… mais elle vit au bout du monde. Il nous rive à son cœur, ce Colin, d’autant meurtri qu’il ne cesse de s’en vouloir d’avoir gâché, par devoir de « bonne éducation », ce temps où son fils était là. Vivant à ses côtés.
Dans le genre « ça n’arrive qu’aux autres », ce livre de mithridatisation pourrait paraître sacrilège si l’auteur n’y faisait montre d’une sensibilité bouleversante qu’une écriture follement énergique, balancée entre la nécessité de continuer et l’envie d’en finir, porte de bout en bout. Tandis qu’une chanson douce, entre la peau caramel d’une femme et un départ inattendu pour l’Afrique, réinscrit, comme une fable au cœur du pire, la mélodie d’un futur possible…
Valérie Marin La Meslée, Le Point, 31 mars 2011