— Paul Otchakovsky-Laurens

Maudit soit Dostoïevski

Atiq Rahimi

Le nouveau roman d’Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008, s’inspire de Crime et châtiment, de Dostoïveski – d’où son titre. Il s’en inspire quant à la trame, à certains des personnages mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est un Crime et châtiment largement revu et corrigé et de plus immergé dans la réalité afghane d’aujourd’hui… Ainsi le héros, Rassoul vient d’assassiner une rentière, à la fois pour la punir du sort qu’elle fait subir à Souphia, sa fiancée (elle la prostitue), et pour lui dérober son argent, afin de venir en aide aux siens, ainsi qu’à Souphia et à sa...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Maudit soit Dostoïevski

Feuilleter ce livre en ligne

 

Traductions

Allemagne : Ullstein | Brésil : Estaçao Libertade | Danemark : Tiderne Skifter | Espagne : Siruela | Grèce : Psichologios | Italie : Einaudi | Liban : Dar Al-Saqi | Norvège : Aschehoug and co. | Pays-Bas : De Geus | Portugal : Teodolito | Royaume-Uni : Chatto & Windus | Russie : Astrel | Suède : Leopard | Turquie : Can Yayinlari | USA : Other Press

La presse

En transposant en Afghanistan la démarche de Dostoïevski dans « Crime et châtiment », Atiq Rahimi soulève la question de la morale et du crime dans une société prise en étau entre le droit des armes et la justice tribale. Une traversée de l’absurde accompagnée de quelques sourires amers, qui démontre pertinemment l’incohérence des dogmes.


Kaboul, années quatre-vingt-dix. Après le départ des Soviétiques, la guerre civile fait rage entre moudjahidin. Rassoul, dont le défunt père était communiste, a dû interrompre ses études en URSS. En charge de sa mère, de sa sœur et de la famille de sa fiancée, sans revenus, ni travail, il assassine une usurière, proxénète à ses heures avec l’idée d’améliorer le monde en le débarrassant d’un être nuisible. Mais « à peine a-t-il levé la hache sur la tête de la vieille dame que l’histoire de Crime et châtiment lui traverse l’esprit ». Paniqué, il s’enfuit sans voler l’argent, ni les bijoux, rendant ce meurtre à jamais inutile. En même temps que son âme, il perd sa voix. Mais c’est pour expliquer la présence de romans russes dans son appartement que son mutisme l’empêchera de se défendre. Dénoncé par son propriétaire, arrêté, il sera libéré par le responsable de la sécurité qui, par chance, sait faire la différence entre des livres de propagande soviétique et Dostoïevski. Commence alors pour Rassoul une longue errance, entre déambulations hallucinées et questionnements fiévreux, qui le mène d’une chambre humide à un fumoir de haschisch où il tente d’oublier les tourments de sa conscience en écoutant les légendes du vieux Kâka Sarwar. Dès la première phrase, le lecteur se trouve au coeur du sujet, piégé par le rythme et la fluidité du récit dont la trame et les personnages aux prénoms tout juste « afghanisés » collent au chef-d’œuvre de Dostoïevski. On retrouve le héros renfermé, ténébreux, orgueilleux qui se sent supérieur et veut exprimer par une action spectaculaire, la force de son libre-arbitre. Si l’horreur de son crime mettait Raskolnikov devant l’évidence qu’il n’était pas un surhomme, c’est l’invisibilité de son acte qui renvoie Rassoul à sa condition d’individu quelconque. Dans une ville à feu et à sang, personne ne s’intéresse au sort de nana Alia dont le corps et les trésors ont d’ailleurs mystérieusement disparu. Comment donner à son geste une portée unique, alors que la rue regorge de héros ou de martyrs ? Ni religieux, ni politique, Rassoul s’esquinte sur une équation insoluble qui le renvoie sans cesse à son clan et jamais à sa singularité. Comment « atteindre le rang des “grands hommes” et prendre place dans l’Histoire » lorsque l’individu n’existe pas en tant que tel ? « Que faire ». Les questions de Rassoul n’ont plus de points d’interrogation et tournent en rond. Ce roman sonne comme un cri de désespoir pour un pays englué dans le chaos et la misère. En pointant l’irrationalité et la dérive des valeurs, Atiq Rahimi s’attaque à l’obscurantisme, interroge la morale, l’héroïsme et la culpabilité lorsque le culte de la mort l’emporte sur celui de la vie. Sur cette période qu’il a bien connue et qui l’a convaincu de quitter son pays, il réussit, malgré le choix d’un sujet acrobatique et sombre, un roman accessible, captivant et beaucoup moins déprimant qu’il n’y paraît.


Béatrice Arvet, La Semaine, 24 mars 2011



Crime et châtiment à Kaboul aujourd’hui


Maudit soit Dostoïevski , le premier roman d’après Goncourt d’Atiq Rahimi, invite l’écrivain russe dans un Afghanistan en guerre. Une association réussie.


« J’éprouvais de la souffrance de ne pas avoir pu partager le deuil de mes parents quand mon frère aîné, communiste, est mort à la guerre », nous disait Atiq Rahimi peu avant d’obtenir le prix Goncourt 2008 pour Syngué Sabour (P.O.L). Difficile de ne pas songer à ses mots en découvrant Maudit soit Dostoïevski, son cinquième roman, écrit en français comme le précédent. Un livre sur le remords et la culpabilité, qui mélange le passé via l’écrivain russe et le présent récent, ancré qu’il est dans la guerre civile qui a ravagé Kaboul et l’Afghanistan dans les années 1990. Un roman qui brouille réalité et imaginaire, désoriente parfois par son aspect persan mais rétablit chaque fois sa trajectoire. Il commence quand Rassoul, 27 ans, assassine d’un coup de hache sur la tête une vieille femme. Le sang coule, rougit le tapis, la liasse de billets que la morte tient en main. Immédiatement lui vient à l’esprit l’histoire de Crime et châtiment. Rassoul se prendrait-il pour Raskolnikov ? A-t-il prémédité son meurtre ? Ce n’est pas impossible : Nana Alia est une usurière sans remords, une maquerelle qui prostitue Souphia, sa fiancée. Mais à qui est la voix féminine qui appelle la victime tout juste tuée ? Rassoul décampe, les mains vides. Il maudit cette femme au tchadari bleu ciel qui a fait échouer son plan. À moins que ce soit Dostoïevski lui-même.


Un crime sans cadavre


Si l’argent et les bijoux de Nana Alia ont bien disparu, personne ne semble trouver son cadavre. Cette volatilisation hante Rassoul, rongé déjà par le remords et la culpabilité. Il en perd la voix. Se racheter n’est pas si facile, constate-t-il. Tout au long de ce beau roman, on suit ce jeune homme idéaliste dans ses hésitations, et dans son quotidien dans Kaboul, en proie aux bombes, aux roquettes et aux barbus. On découvre son histoire personnelle, familiale et amoureuse, son passé d’étudiant russe, les ennuis que lui valent ses études de lettres, des bribes du journal qu’il tient, son père communiste. En sa compagnie, on entre dans la maison de thé, on fume du hachisch. On rencontre avec lui son infâme logeur Yarmohamad, son cousin Razmodin, le lettré commandant Parwaiz, et une foule d’autres personnages bien campés.Toujours, le rappel de scènes de Crime et Châtiment et l’interrogation lancinante : Rassoul a-t-il tué ? Il finira par tenter de se dénoncer lui-même, autre moment de choix où l’on fait la connaissance d’un greffier méticuleux et de juges adeptes d’un Coran dur. Régulièrement passent une ou deux femmes, vêtues de leur tchadari bleu ciel. Partout, des mots en persan émaillent la langue française que s’est construite Atiq Rahimi, plus chantante et plus répétitive que celle des francophones de naissance. Son histoire habilement menée jusqu’à la fin croise le destin des hommes et celui d’un pays. On y frémit et on y rêve aussi. Entre autre, de Dostoïevski.


Lucie Cauwé, Le Soir, 18 mars 2011



La faute à Dostoïevski


Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008 pour Syngué Sabour, livre un " Crime et châtiment " afghan.


Il a osé. Et réussi. Dans" Maudit soit Dostoïevski ", le prix Goncourt 2008 invente un avatar du Raskolnikov de " Crime et châtiment " sous les traits d’un jeune Afghan, au coeur du Kaboul contemporain. A la lumière du maître russe, l’écrivain francophone donne à comprendre son pays natal comme jamais. Son nouveau roman n’est donc pas seulement haletant, beau et fort, il est indispensable. Ouverture : Rassoul s’apprête à tuer à coups de hache une vieille usurière qui exploite son aimée, Souphia. En pleine action, il est " visité " par Raskolnikov, le héros du livre qui le hante. Il en oublie jusqu’au motif apparent de son acte, s’emparer du magot de la vieille pour subvenir aux besoins de sa famille et de celle de Souphia. A partir de cette scène à la fois tragique et burlesque, le sort du jeune intellectuel en est jeté. Le voilà condamné entre réel et cauchemar à errer en quête de son châtiment. Mais qui s’en soucie à Kaboul, où l’on survit entre les tirs de roquettes et la toute-puissance des " barbus " ? Les voici qui débarquent chez Rassoul et tabassent ce lecteur de livres russes, incapables qu’ils sont de faire la différence entre Dostoïevski et un manuel de propagande. Le fou de littérature est coupable, mais les djihadistes se trompent de crime : Rassoul n’est pas communiste, même si son père l’était ; Libéré par l’intermédiaire de son cousin, le criminel s’enfonce dans la solitude de l’homme traqué par la culpabilité. Enfermé dans sa chambre, il consigne son forfait dans un cahier et devient la proie de cauchemars hallucinés. Ne sort dans les bas-fonds que pour aller fumer du chanvre, devenu muet, au sens propre, car le choc l’a rendu aphone, et au figuré, incapable de trouver à qui se confier jusqu’à ce qu’une oreille inespérée recueille ses aveux… A travers cette réinterprétation littéraire, Atiq Rahimi dénonce tous les enfermements de la réalité afghane. Le tchadri (voile intégral grillagé) des femmes. La drogue. La religion. La famille toute-puissante et jusqu’au respect que le fils doit au père, bafoué par Rassoul. Mais encore le suicide, impossible là où l’on vous condamne à devenir ou shahid ( martyr) ou ghazi (tueur). Et la justice, inexistante. Plus on avance dans ce thriller aux ambiances kafkaïennes, magistralement construit à partir de la récurrence des scènes clés, plus on prend la mesure de la folie d’une société où plus personne n’est responsable. Jusqu’à ce que l’écrivain la secoue sous nos yeux, en y inscrivant le combat de son héros. Contre " toute la souffrance humaine "…


Valérie Marin La Meslée, Le Point, 7 avril 2011



Atiq Rahimi transpose Crime et Châtiment dans Kaboul en guerre


L’écrivain franco-afghan, Prix Goncourt 2008, imagine un Raskolnikov kabouli, hanté par l’œuvre de Dostoïevski, qui commet le même crime et s’entête à demander aux moudjahidin ce que serait un monde sans Dieu.


Il y a presque dix ans, un dimanche après-midi, Atiq Rahimi buvait du thé à la Comédie de Genève. Le romancier franco-afghan expliquait que l’écriture de ses livres entraînait chez lui des réactions physiques parfois difficiles. Terre et cendres (2000), Les Mille Maisons du rêve et de la terreur (2002) avaient engendré leurs lots de zona et de migraines violentes. Le prix à payer pour une écriture qui tisse étroitement les fils biographiques avec une terre retournée par la guerre ? Une nécessité impérieuse de régler ses comptes avec les terreurs subies, la noire (religieuse) et la rouge (communiste) ? Tout cela à la fois.
Après ces traversées, les remises à flot intérieures exigeaient du temps. Atiq Rahimi écrivait alors dans sa langue maternelle, le persan. En 2008, il fera le choix du français, avec un sentiment d’évidence. Cela donnera Syngué Sabour (Pierre de patience), salué cette année-là par le Prix Goncourt. Comme une plaie qui ne se referme pas, l’Afghanistan reste le théâtre permanent des explorations et des questionnements. Et les personnages y déambulent, enfermés en eux-mêmes. C’est une constance aussi, ces soliloques d’aliénés qui se raccrochent aux choses minuscules, à l’instant juste d’après, histoire de se persuader qu’ils comptent encore parmi les vivants. Dans des décors atomisés par les bombardements et la peur, le grand-père de Terre et cendres, la femme de Syngué Sabour agrippent l’attention du lecteur par des procédés formels. Comme l’emploi de la deuxième personne par le narrateur de Terre et cendres. Ce n’est pas une surprise de voir aujourd’hui Atiq Rahimi tremper Crime et Châtiment de Dostoïevski dans le bain révélateur de la réalité afghane. Les trois premiers romans contenaient chacun un ou plusieurs pans des interrogations et des déambulations fiévreuses du Raskolnikov de Dostoïevski. Le pari n’en demeure pas moins gonflé. Mais Atiq Rahimi désamorce les pièges de la transposition en plaçant d’emblée son Rassoul-Raskolnikov dans la position accablée du pasticheur raté. Une posture qui rejoint évidemment celle que le héros de Dostoïevski enrage de devoir supporter pour lui-même… Bref, la mise en abyme fonctionne d’emblée.


Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps, 9 avril 2011



Un Raskolnikov afghan


Le Prix Goncourt Atiq Rahimi se livre à une variation sur le crime et le châtiment. Et signe là son livre le plus ambitieux à ce jour.


Dès la première phrase du nouveau roman d’Atiq Rahimi (Maudit soit Dostoïevski, prix Goncourt 2008 avec Syngué Sabour, le ton est donné. Rassoul abat sa hache sur la tête de la vieille « nana Alia », une usurière, une maquerelle qui prostitue Souphia, l’amie de Rassoul. Il veut la tuer pour commettre un acte « juste ». Il veut ainsi retrouver de l’argent pour payer les loyers dus à l’infâme Yarmohamad et délivrer Souphia des griffes de la vieille. Cela ne vous rappelle rien ? Bien sûr, c’est littéralement Crime et châtiment de Dostoïevski.Tout le long du livre, le parallèle se poursuit. Déjà, le nom de Rassoul renvoie à Raskolnikov comme Sofia est aussi le prénom, chez l’écrivain russe, de la fille qui se prostitue pour subvenir aux besoins de sa famille. Raskolnikov estime qu’il peut transcender les catégories du bien et du mal et commettre un crime salutaire, mais il est poursuivi par la culpabilité. La police refuse de croire en son crime et il n’aura de cesse de rechercher le châtiment. Atiq Rahimi transpose l’histoire à Kaboul déchirée par les blessures de la guerre contre l’URSS, puis face aux talibans. Rassoul aussi ne pourra survivre à son crime, même si ses intentions étaient nobles, même si personne à Kaboul ne pleure la mort de la vieille usurière, même si, surtout, le corps de la victime a disparu mystérieusement et que rien n’accuse Rassoul. Rassoul se souvient d’une histoire de son enfance quand un âne, brisé par la fatigue et les coups, refusait d’encore avancer et demandait qu’on en finisse avec lui et qu’on le tue. Il ressent la même chose et reste figé (« Bouge Rassoul, bouge », se dit-il en vain) et il devient même muet, frappé après son crime par une curieuse aphasie.Atiq Rahimi a rédigé ce roman en français et il est certainement son livre le plus ambitieux à ce jour. Un roman parfois obscur comme la folie qui gagne Rassoul, au style à la fois dépouillé et lyrique comme les contes persans, un livre au cœur de la déliquescence de l’Afghanistan, mais où il interroge aussi sa propre culpabilité, liée à la mort en 1990, de son frère communiste alors que lui, était en exil à Paris depuis 1985. Le frère d’Atiq Rahimi, comme Rassoul dans le roman, étudia en URSS, devint communiste et s’engagea avec les Soviétiques. Qu’en est-il de la culpabilité face à l’injustice, face aux désordres de la guerre et aux diktats ensuite des religieux ? L’ironie veut qu’un Afghan, Atiq Rahimi, utilise un grand roman russe (la Russie assimilée là au Diable), pour cette réflexion philosophico-romanesque. Rassoul erre dans Kaboul et discute, dans un brillant dialogue socratique, avec le greffier du palais de Justice. Il tente d’oublier son forfait dans la fumerie de haschich. Son cousin Razmodin essaie de le ramener à la raison familiale des clans afghans. Il rencontre Parwaiz, un commandant taliban, lettré et cultivé (il en mourra), avec qui il dialogue richement. Le vieux greffier voit clair : «Au fond>», lui dit-il, « tu as tué cette maquerelle pour effacer un cafard de la terre et, surtout, venger ta fiancée. Mais tu t’aperçois que ça n’a rien changé. Le meurtre n’a pas apaisé ta soif de vengeance. Il ne t’a pas réconforté. Au contraire, il a créé un abîme dans lequel tu t’enfonces de jour en jour. Bref, tu es victime de ton propre crime. « Des phrases qui résonnent lourdement dans un pays où les vengeances et les crimes d’honneur sont quotidiens. La question de Dieu (ou d’Allah) et celle de la justice divine face à la justice des hommes reviennent avec ces affirmations dichotomiques. Dostoïevski disait : « Si Dieu n’existait pas, l’homme serait capable de tout » et « Dieu existe pour que l’homme ne se suicide pas ». Ce à quoi le greffier répond : « Si Allah existe, ce n’est pas pour empêcher les péchés mais pour les justifier ». Rassoul, qui se considérait comme un raté, ayant tout échoué, a réussi un seul acte libre : tuer la vieille. Mais il ne peut l’accepter qu’en voulant et endurant son châtiment. En cela, il brise ce drame où personne, en Afghanistan, ne se sent jamais coupable face à l’histoire sanglante du pays.


Guy Duplat , Libre Belgique, 11 avril 2011

Et aussi

Comment peut-on être Afghan à Paris

voir plus →