— Paul Otchakovsky-Laurens

Louise, elle est folle

suivi de Renversement

Leslie Kaplan

Qui est folle, dans Louise, elle est folle ?
les deux femmes en scène s’accusent, se renvoient la balle, elles utilisent une troisième, Louise, absente, comme une façon de désigner ce qu’en aucun cas elles ne veulent être
mais elles s’acharnent l’une contre l’autre, comme si chacune représentait pour l’autre quelque chose qu’elle rejette
pourtant il s’agit de comportements habituels, de phrases entendues partout, acheter n’importe quoi, voyager sans voir, manger sans penser, vouloir gagner, l’horreur quotidienne et au cinéma, les clichés, les clichés, les clichés…
toutes choses bien réelles et présentes, qui sont...

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Traductions

Danemark : Virkelig

La presse

Un thème, Louise, suivi d’un prédicat, elle est folle, constituent le titre à partir duquel deux femmes anonymes entament un dialogue duel et duo. Duel avant tout, car ces deux femmes s’affrontent : les répliques agressent, attaquent, reprochent, les chefs d’accusation étant toujours nettement annoncés. Trahison par les mots, détournés, insensés, vidés de substance lorsqu’ils sont prononcés par l’autre : « tous mes mots/les mots que je t’ai donnés / tu en as fait une bouillie / tu as pris mes mots / tu en as fait je ne sais quoi / tu en as fait des phrases / du discours / du blablabla ». Trahison d’un secret consistant à enfermer l’autre en des termes qu’il ne reconnaît pas comme siens : « tu m’as trahie/tu as parlé de moi / tu as mis des mots sur moi ». Mais duel version duo : ces deux femmes conversent sur le mode du renversement, et l’affrontement n’interdit pas le souci d’autrui, son écoute, et le déploiement d’une perspective gravement ludique. Ainsi du développement sur les capuches et les capuchons. Dieu apparaît comme un être fétichiste qui élit les siens à partir de distinctions saugrenues : « Il m’aime, Il me parle / récemment il pleuvait, il pleuvait / il tombait des trombes d’eau / et Il m’a félicitée / parce que j’avais une capuche ». Les propos de l’une sont repris et amplifiés par l’autre, et ces deux partitions constituent des variations successives à partir d’une mélodie plus ou moins sensée, toujours rythmée, prédéterminée par une volonté de savoir jusqu’à la déchirure et le désir de ne pas s’en laisser compter, conter. Une interrogation, un questionnement, et les répliques s’enchaînent, conduisant un parcours de recherche qui multiplie les listes, les parallèles, les glissements, les rebondissements. Et, subtilement, un « renversement »se produit, celui du titre de l’essai qui accompagne cette scène : l’accusation initiale (« tu m’as trahie ») découvre la possibilité de l’infini dans la langue, qui prend la forme finale du poème, et plus précisément de l’ode. Ode aux ciels, à tous les ciels – Leslie Kaplan est l’auteur d’un Livre des ciels paru chez P.O.L –, dont les qualités et les actions, les caractéristiques et les ravissements sont déclinés par cette même voix qui, au départ, incriminait. Du crime à l’ode, un cheminement a permis au sujet de célébrer une forme de retournement : la révolution, ce bouleversement politique qui n’hésite pas à mettre à l’envers l’ordre des choses grâce à l’explosion des idées. « ciels rouges / ciels noirs / ciels turbulents / ciels tohu-bohu / ciels orageux, avec des éclairs / ciels anarchiques/ciels prophétiques/ciels révolutionnaires ». Conjointement, les voix duelles sont aspirées par des bruits progressivement identifiés par les didascalies : explosions, écroulements, marée de boue, de lait – ce lait de la tendresse humaine qu’évoque, déjà, Shakespeare dans Macbeth. Quelque chose survient, un événement à la croisée de la mort et de la vie, un phénomène inédit qui rompt la monotonie du surplace et l’éternel retour des plaintes. Chez Beckett, l’attente de Godot n’en finissait pas. Ici, au contraire, le point de rupture, violent tel un déluge, surgit, indéfinissable, incertain, inédit, étranger : rien ne sera plus comme avant, y compris la folie, y compris Louise. Le lecteur pas plus que les deux femmes n’est capable de l’identifier, et pourtant une scission trouve la force de s’accomplir, qui permet la génération de nouvelles questions : « qu’est-ce qui se passe ?/qu’est-ce qui se passe ? ». Le texte se termine sur ce point d’interrogation, seul signe de ponctuation employé par Leslie Kaplan, qui laisse de côté tout un attirail de signes qui pourrait contraindre de trop près sa langue.



Parler, ce n’est pas affirmer ni ordonner. C’est questionner l’autre à partir de sa langue, se questionner à partir de mots dont on vérifie à tout moment l’intensité et la charge émotionnelle, la densité signifiée. Parler, c’est renverser l’affirmation, l’évidence, le cliché, ainsi que le rappelle le bref essai qui ponctue cette aventure théâtrale. Pourquoi dire de Louise qu’elle est folle ? Et qu’est-ce que la folie de Louise ? Et, surtout, qui est Louise ? Où se cache-t-elle, si ce n’est dans des mots eux-mêmes contrariés par une forme de sensure – cette privation de sens qu’expose si nettement Bernard Noël dans Le Sens la Sensure ?


Si Louise est folle, elle l’est à la manière de ces deux femmes qui sont suffisamment lucides pour souligner la folie du monde tel qu’il va.


Si Louise est folle, elle l’est à la manière de Dieu, ce Godot constamment évoqué, repère, signe, point de vue à partir duquel le monde des humains apprivoise le manque et se heurte au réel.


Si Louise est folle, elle l’est comme ce bruit accompagné de matières colorées (boue, lait) qui, progressivement, envahit l’espace sonore, et recouvre les paroles des femmes. La folie, donc, comme l’autre nom d’un renversement, celui que Pascal désignait comme la « raison des effets », et le « renversement continuel du pour au contre ». Mais cette fois il n’a rien de tragique. Au contraire, il ouvre à la variété, à la couleur, à la différence, à la perspective et à la joie. Louise renversée reste Louise, mais c’est une Louise aventureuse, tournée vers le plaisir du combat et le désir de penser, d’aimer et d’inventer. Louise et son contraire, ce sont, peut-être, ces deux voix qui tentent de qualifier l’excès, ou l’autre nom du réel : deux voix assez déraisonnables pour révéler l’insu et traquer les évidences telles qu’elles s’imposent jusque dans la langue, les gestes, les préjugés. Rarement une didascalie aura eu autant de violence que celle par laquelle l’une de ces deux femmes identifie son impuissance et sa rage. Colère et indignation devant l’insuffisance et le manque, biffure dessinée par un corps qui reconnaît, en lui, et en silence, l’abîme : « je ne suis pas (silence, geste) / je ne suis pas (silence, geste) / je ne suis pas (silence, geste) / malheureuse / malheureuse / malheureuse / (elle pleure à gros sanglots) ».


Anne Malaprade, Poézibao, mars 2011

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Mardi 4 juin 2024
Leslie Kaplan à l’Institut français de Berlin

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Leslie Kaplan, Louise, elle est folle, Louise, elle est folle - 2011