Ce livre est d’un humaniste, avec une belle plume et sans langue de bois. Grâce à Lassalle, les disparus ne le sont plus. Ni Ibsen ni Sarraute, ni Philippe Avron ni Christine Fersen . Ici, on regarde Marivaux avec les yeux de l’Asie et le théâtre avec ceux de Chimène. Sous la fonction du metteur en scène – né en 1936, il fut administrateur de la Comédie-Française – se révèle un chroniqueur qui rêve au fil du temps et un " patron " qui sait transmettre, comme Jouvet autrefois.
Odile Quirot, Le Nouvel Observateur, 30 juin 2011.
Jacques Lassalle, main à plume.
Sous le titre Ici moins qu’ailleurs, Jacques Lassalle a rassemblé quelque soixante-dix textes, relevant respectivement de la chronique, du carnet de voyage, du journal intime et du journal de travail, du portrait d’amis ou de considérations intempestives sur le théâtre ici et là, dans des sociétés où il s’inscrit autant que faire se peut. Ce fort volume succède à deux autres chez le même éditeur : Pauses, ayant à voir avec les années 1981-1990, soit depuis son départ du Studio-Théâtre de Vitry jusqu’à ses années de direction du Théâtre national de Strasbourg et L’Amour d’Alceste (1991-2000), dans lequel il revenait sur son mandat d’administrateur général de la Comédie-Française et, à sa suite, sur la création de sa compagnie Pour Mémoire. C’est de la belle ouvrage d’écrivain, de mémorialiste, de moraliste aussi, nourri de grande culture classique en même temps qu’ouvert à des formes neuves, épris de cinéma, féru de littérature, et qui possède un sens inné de l’observation et des leçons qu’on en peut tirer.
Qu’il s’agisse de l’hostipitalité (ce concept formé par Derrida à partir du latin hostem signifiant l’ennemi et hospitalisme l’hôte) pour dire l’ambivalence de son sentiment devant les appels qu’on lui adresse si souvent de l’étranger pour des mises en scène (de la Norvège à l’Argentine, de la Russie à la Pologne, sans oublier la Chine), lui qui se voulut longtemps farouchement sédentaire, « hexagonal endurci » ; de toute l’histoire du théâtre, au fil de laquelle on se mesure aux grands ancêtres jusqu’à certains souvenirs d’enfance, comme glissés en guise de marque-pages au détour de démonstrations d’amitié et d’admiration (elles ne manquent pas, de Nathalie Sarraute à Hubert Gignoux, de Vinaver à Depardieu, de Planchon à Philippe Avron) ; ou encore d’envisager finement l’œuvre de Goldoni, par exemple, Lassalle ne cède jamais à la moindre facilité, garde toujours la hauteur de vue indispensable à celui dont l’intelligence passe d’abord par le cœur.
Dès que l’on entre dans ce livre foisonnant de réflexions de haut vol autant que d’anecdotes révélatrices (et vive l’anecdote, ce détail qui parle au coin du tableau), on sait qu’on peinera à le fermer. Il y a là toute une vie d’homme et d’artiste, retranscrite en un subtil mélange de pudeur et d’aveux feutrés, avec une rare profondeur d’analyse qui hisserait presque l’introspection masquée au rang des beaux-arts. « Je n’aurai fait que du théâtre, affirme Jacques Lassalle, et le théâtre n’en aura jamais fini de me défaire. » Cela fait beau temps qu’il s’est inscrit dans la lignée des hommes de théâtre à « main à plume » (Rimbaud), de la race des Jouvet et Vitez, de ceux dont la pratique scénique demeure en effet indissociable de l’écrit, lequel, chez lui aussi, partant toujours du théâtre, s’en évade volontiers pour embrasser la vaste scène du monde, quitte à en ramener images et pensées propres à investir le plateau avec une force neuve. Goûtons donc pleinement ce livre, si évidemment à contre-courant, dès lors que nous voilà en compagnie d’un homme extrêmement civilisé chez qui la culture implique une règle d’existence et une sorte rare de devoir d’échange, savourons-le chapitre après chapitre, tant son auteur sait distiller sans avarice, page après page, un précieux héritage qu’on doit s’astreindre à mériter, sous peine de se priver d’un plaisir d’une essence raffinée.
Jean-Pierre Léonardini, L’Humanité, 26 avril 2011.
Une décennie dans le théâtre, un article de MONIQUE LE ROUX
Ici moins qu’ailleurs : de prime abord le titre déconcerte ; le poids du volume n’en fait pas le meilleur viatique pour les amateurs de théâtre en chemin vers divers festivals. Mais le nouvel ouvrage de Jacques Lassalle s’adresse à un cercle plus large de lecteurs, ceux qui restent sensibles à une écriture, à la réflexion d’un artiste sur sa pratique, à la pensée d’un homme, souvent blessé, sur sa propre vie et le partage d’une commune condition.
Ici moins qu’ailleurs résulte d’une prise de risque et d’une passion de l’écrire : Paul Otchakovsky-Laurens appartient à ce petit nombre qui continue à défendre les ouvrages de théatre, malgré la situation peu favorable de ce secteur. Il a publié aussi bien les livres posthumes de Bernard Dort, les écrits d’Antoine Vitez que l’oeuvre de Valère Novarina. De Jacques Lassalle il a déjà édité Conversation sur Don Juan avec Jean-Louis Rivière et L’amour d’Alceste, deuxième volet d’une trilogie consacrée à trois décennies d’un parcours théâtral. Pauses (1981-1990), édité par Actes Sud, correspondait aux dernières années au Studio-Théâtre de Vitry et à celles passées à la tête du théâtre national de Strasbourg. L’amour d’Alceste (1991-2000) revenait sur le mandat d’administrateur général à la Comédie Française et la fondation de la compagnie " Pour mémoire ". Ici moins qu’ailleurs (2001-2010) fait référence à la période dominée par de nombreuses mises en scène à l’étranger. Le titre de la préface " L’hôte et l’intrus " souligne cette priorité, confirmée par la première partie " Ailleurs", et la deuxième, " Ici et ailleurs " : dix chroniques tenues de 2001 à 2008 dans la revue Le nouveau Recueil, intitulées " Contrechamp ". Des écrits d’origines diverses composent les sections suivantes : " Visages et paysages ", " Entre texte et représentation ", " Transmettre ", " Cinéma ", jusqu’au dernier, réponse affirmative à la question posée par un homme de théâtre à la retraite, contemporain de l’auteur : " Tu en veux donc encore ? ", réponse emprunte d’une passion intacte : " Je crois bien que je mourrais dans l’heure si je songeais à m’arrêter. "
Pauses relevait d’un " ensemble de choix et de refus ", selon l’expression de Yannick Mancel, collaborateur de Jacques Lassalle, qui justifiait le projet à l’origine par le souhait de lecteurs de conserver les publications dispersées du TNS, qui s’expliquait de la " présomption à réunir dans un livre, objet de mémoire et de durée, des textes dont la vocation était d’accompagner ces météores fragiles et périssables que sont les spectacles de théâtre (1) ". Déjà Pauses ne se limitait pas à ce seul aspect ; L’Amour d’Alceste le dépassait amplement ; Ici moins qu’ailleurs atteint une longueur très inhabituelle. Peut être la suppression de certaines redites, motivées par les origines diverses des écrits, de certains développements, aurait-elle permis, à des lecteurs rebutés par cette immersion, l’accès à tant de magnifiques pages. Mais le rythme de la pensée, la singularité de l’expression n’auraient pas été préservés d’aussi belle manière. C’est ainsi la qualité d’une écriture que Paul Otchakovsky-Laurens reconnaît chez Jacques Lassalle : une écriture parfois enivrée d’elle-même, mais toujours personnelle et exigeante, même dans les textes de circonstance. Et par le contre-pied humoristique d’ouvrages fondés sur des entretiens plus ou moins bien retranscrits, par un emprunt complice à la pratique de son ami Michel Vinaver, l’auteur se livre à deux auto-interrogatoires, l’un sur son expérience polonaise, l’autre sur les aspirations contradictoires en lui du sédentaire et du nomade.
Le nomadisme du " mercenaire ", expression présentée avec le recul comme une " boutade ", l’a mené de Pologne en Russie, de Chine en Norvège, où il à mis en scène Marivaux, un de ses écrivains de prédilection, malgré les difficultés de la traduction. Ces nombreux séjours à l’étranger, placés sous le signe de " l’hospitalité " derridienne, longuement racontée avec un art du récit et un sens des nuances, trouvent leur origine dans le crise de 1994 : l’annonce d’un départ, loin du théâtre français, d’une homme blessé par la violence de l’accueil réservé à sa mise en scène d’Andromaque d’Euripide dans la Cour du Palais des Papes, après celle de Dom juan l’année précédente. Mais tout le livre est traversé autrement par le Festival d’Avignon. Jacques Lassalle est devenu président de l’association Jean Vilar, dans le Maison du même nom, désormais liée à son ami Philippe Avron, un des nombreux morts qui lui ont inspiré parmi les plus belles pages. Une des explications à cette acceptation paradoxale le ramène à " l’obligation contractée à l’égard de Jean Vilar et de Gérard Philippe " un soir de juillet 1954, révélation au coeur des évocations enchantées de ses premiers Festivals. Il n’évite par le parallèle nostalgique entre les temps de la légende et la réalité d’aujourd’hui. Mais il dépasse cette opposition, fort de " quarante années de fréquentation assidue, dix créations, dans sept lieux différents ", qui suscitent quelques " rappels, réparations et vigilances ", par exemple une défense de Bernard-Faivre d’Arcier. Il est revenu en 2000 dans la Cour d’honneur avec Médée d’Euripide et Isabelle Huppert comme protagoniste. Il a durablement gardé l’espoir de retrouver " l’esprit du pacte entre Jean Vilar et quelques-un des meilleurs acteurs des plus reconnus ", " le rayonnement de Gérard Philipe et de ses camarades " auprès d’un vaste public, tentative vaine et répétée de déjouer le " star-system ", dont il s’explique avec lucidité, en particulier à propos de Gérard Depardieu.
Jacques Lassalle ne témoigne certes pas de cette " capacité d’acquiescement au réel ", prêtée à Michel Vinaver, un de ses auteurs préférés. Il règle quelques comptes, il manie volontiers la satire à propos de certaines dramaturgies et mises en scènes contemporaines , il reste un contempteur des moeurs du temps. Mais ce grand artiste, parfois injuste et atrabilaire, semble avoir trouvé la voie pour réparer ce qui est incurable, selon la distinction rappelée par Adamov, présent dans ce livre à propos de son oeuvre et à l’occasion d’un hommage à sa compagne, Jacqueline Autrusseau, écrivain et psychanalyste. Ainsi il donne une large place à la Comédie-Française, non plus à propos de sa non-reconduction en 1993 comme administrateur général, mais de son expérience renouvelée de metteur en scène. (Je regrette l’expression hâtive de " déçu " du Français employée à son endroit dans mon dernier article, quand je n’avais pas encore lu son ouvrage.) Sous le titre " Le caché et le montré " il retranscrit de passionnantes notes sur les répétitions en 2006 de la pièce de Goldoni, Il Campiello. Il évoque une émotion existencielle lors de la reprise de Dom Juan neuf ans après sa " nouvelle présentation ", une émotion plus spécifiquement théâtrale à la première lecture de Platonov de Tchekhov. A chaque fois il affirme son attachement à Molière et à sa Maison. Il célèbre les membres de la troupe et se dit incapable à leur égard d’autre chose que " d’une ombrageuse exigence, d’une espérance sans borne, ni mesure, d’un affrontement violent et tendre ". Il s’exprime en termes voisins à propos de bien d’autres acteurs ; mais il sait les Comédiens-Français menacés par les conditions de l’alternance et des reprises, par la griserie de la performance et la virtuosité, d’un rôle au suivant, d’une matinée à une soirée, d’une salle à l’autre, très éloignée de sa recherche de l’intériorité.
Seule l’actualité, Festival d’Avignon, Comédie-Française, en attente du renouvellement de son administratrice générale Muriel Mayette, a servi de prétexte aux choix nécessaires dans le compte-rendu forcément partiel d’un livre aussi riche, où ne cesse de se redire une aspiration singulière : " Ne peut-on rêver ici d’une théâtre sans arrogance ni emphase, sans frénésie spectaculaire, d’un théâtre, pourrait-on dire convivial et discret ? Car l’essentiel, on le sait, peut se jouer ailleurs que sur la scène. Ailleurs, c’est-à-dire dans ce regard progressivement " autre " que seraient amenés à porter sur leur propre histoire ceux qui dans la salle écoutent et considèrent. "
1. Jacques Lassalle, Pauses, Actes Sud, 1991.
Monique La Roux La quinzaine littéraire, juillet 2011.