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Carrare, roman tissé d’instants
Carrare est un récit, mais c’est aussi une sorte de carnet de notes, un recueil d’observations. Le premier livre de Célia Houdart s’intitulait Les Merveilles du monde (P.O.L, 2007), en référence au Livres des merveilles de Marco Polo. Mais on pourrait lire aussi, dans ce premier titre, un projet qui serait celui de collectionner le réel dans ce qu’il a de merveilleux, de ténu, d’éphémère, de beau et de poignant.
Célia Houdart compose la trame de Carrare à l’aide d’instantanés dérobés au temps, comme suspendus dans le présent. Elle donne au livre une couleur cinématographique. Le lecteur est un spectateur qui assiste, en voyeur ravi, à cette succession de scènes. Il se réjouit du regard minimal et précis que l’écrivain porte sur les choses : « Il pouvait lire les départs et les arrivées des trains sur un petit écran fixé à un mur. Il feuilleta le supplément télévision d’un journal quotidien. Il but un Martini. Puis un jus de tomate. Il aspira à la paille au fond du verre le jus de tomate qui était resté dans le creux des glaçons. Il piqua avec un cure-dent les olives que le barman déposait régulièrement devant lui dans une soucoupe. Au bout d’un moment, il eut la nausée. Il rejoignit le hall. »
Il y a d’abord Marian qui prend un petit déjeuner rapide – « un expresso et un croissant fourré à la confiture d’abricot » – dans un bar de Milan. Elle rejoint ensuite le tribunal – « un bâtiment des années 1990 à la façade monumentale ». Marian possède une robe noire. Elle est juge. Elle a perdu une bague, qui appartenait à sa mère, et qu’elle cherche en vain. Apparaît ensuite un homme « brun et mince », menotté, qui sort d’un fourgon. On apprendra plus tard qu’il s’appelle Marco Ipranossian, qu’il est Arménien et qu’il est l’accusé du procès qui se tient. Focale sur Andrea, le mari de Marian, dans leur appartement. Spécialiste des textiles anciens, il espère un poste de professeur de sanscrit à l’Université de Sienne. Projet difficile. Andrea et Marian ont une fille, Lea, qui veut être sculpteur. Elle apprend à travailler le marbre dans les carrières de Carrare. Progressivement, le récit va quitter la mère – qui retrouve sa bague par hasard – pour suivre la fille qui s’en va aux États-Unis.
Tous ces personnages sont suivis par l’œil de Célia Houdart avec rigueur et précision. Parcimonie de l’information. Les personnages n’ont pas d’intériorité palpable, les lieux demeurent lisses. Leur importance, les liens qu’ils tissent entre eux, tout cela est laissé au-dehors du texte, à l’imagination du lecteur.
Éléonore Sulser, Le Temps, 19 novembre 2011
Trame autour de Pise
Les éclats du nouveau roman de Célia Houdart
De quoi vivent les romanciers, puisque les livres ne font pas vivre ? Célia Houdart crée des pièces sonores avec le compositeur Sébastien Roux. Ils sont en train d’enregistrer Diptyque, du côté de la Montagne Sainte-Victoire et d’une ancienne mine de charbon, pour « Marseille 2013 ». C’est une librettiste d’aujourd’hui. Elle a écrit le texte de Fréquences, application pour iPhone ou iPad, l’élégant cauchemar d’un automobiliste dans la neige1. Elle a imaginé À demi endormi déjà, « un conte musical dessiné » pour les enfants2. La musique, le théâtre, travailler pour certains interprètes, tout cela enrichit la solitude de l’écrivain, et, dit-elle, le fait avancer.
Dans Carrare, son troisième roman, Célia Houdart se profile derrière le personnage de Lea, une adolescente qui se rend deux fois par semaine dans un atelier de sculpture à Carrare. Nous sommes à Pise en 1995. Un homme va être libéré de prison au bout de trois ans, innocenté d’un acte criminel qu’il n’a pas commis. Il est assez vite évident qu’il n’est pas coupable. Il s’appelle Marco Ipranossian, et conserve son patronyme, comme un leitmotiv, pendant tout le livre. Sa partie à lui est arménienne. L’amitié qui le lie à un berger est l’occasion d’esquisser quelques beaux paysages : comme une pastorale, inspirée, nous a dit l’auteur, par le souvenir du film Les Saisons, de Pelechian. La justice est rendue par la mère de Lea, Marian, magistrate. Elle sait entendre le témoignage de l’ami berger, grâce à qui l’affaire prend une nouvelle tournure. De ce côté-là, une ascendance américaine. Le père de Lea, Andrea, est un universitaire italien qui ne trouve pas de poste. Il travaille chez lui, décrypte les détails de tissus anciens dont on lui envoie la photo, et traduit des articles du Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient.
Comme Les Merveilles du monde, comme Le Patron, Carrare est un court roman. Célia Houdart, cependant, aborde des thèmes vastes, généreux, vitaux. Dans Le Patron, l’enfant Bilal, fils d’Algériens immigrés, quitte sa famille pour adopter un grand médecin dont il devient le fils, pour leur bonheur à tous les deux. Dans Les Merveilles du monde, un jeune photographe revient mourir accidentellement à Vevey, après un séjour en Bretagne et une histoire d’amour au Mexique. Un orage a pulvérisé les vitres de son immeuble, « tout se passait comme s’il ne percevait plus le monde qu’au travers des paillettes de verre qui irisaient la surface des meubles et des objets. »
Les romans de Célia Houdart sont des fenêtres ouvertes sur le monde, mais l’auteur écrit sur les éclats de verre, sur les reflets. Ses phrases sont d’une simplicité limpide, avec une prédilection pour l’image juste : « Sur le bureau d’acajou qu’éclairait un rayon de soleil, une demi-sphère en cristal taillé comme un bouchon de carafe décomposait et recomposait des notes préparatoires à une prochaine audience. » Bien qu’harmonieuses, à cause de la syntaxe équilibrée, les proportions ont l’air inhabituelles, entre le microscopique et le macroscopique, le corps et l’univers. Célia Houdart a l’art d’escamoter, sans qu’on s’en aperçoive, des cargaisons de péripéties. On a oublié de lui demander si son nom est un pseudonyme.
Il se passe énormément de choses, dans Carrare, c’est un roman policier. Il y a beaucoup de personnages, et chacun a sa vie. Comment fait-elle ? Elle passe d’un point de vue à l’autre avec un sens infaillible du rythme. Et elle aménage en chemin des petits îlots de conscience, en s’attardant, rien qu’un instant, sur un figurant. Au cours de son trajet, entre Pise et Carrare, Lea voit « la Lancia break noire d’un fleuriste » devant l’hôtel Carducci, et un livreur sortir du coffre un bouquet de lys. L’odeur des lys va être mise en scène, en espace. Auparavant, Célia Houdart fait voltiger un geste, une âme : « Les feux clignotants de la voiture se reflétaient dans la porte vitrée de l’hôtel. À la place du conducteur était assis un petit garçon. Il faisait défiler les stations présélectionnées de l’autoradio. Il semblait préférer les fréquences basses. »
1. « Fréquences » (Apple Store, 2,99 euros).
2. Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines jusqu’au 26 novembre. Centre culturel André Malraux à Vandœuvre-lès-Nancy, du 6 au 8 décembre.
Claire Devarrieux, Libération, 24 novembre 2011
Danse toscane entre marbres et humains
Carrare ? Pour l’un, c’est le marbre. Pour l’autre, c’est la ville de Toscane. Pour Célia Houdart, Carrare est le lieu de souvenirs personnels et le titre de son troisième roman qui s’en inspire. Un cas rare que cette romancière qui affirme petit à petit sa jolie voix en littérature. Discrète et mélodieuse. Généreuse d’émotions. Sobre et subtile.
D’un ton léger, délicat mais prodigue en informations, Célia Houdart raconte des faits, cite des lieux et ménage des blancs. Elle accompagne le lecteur mais le laisse imaginer ce qu’elle ne dit pas. Son inspiration nous est précieuse. Son écriture aussi, qui est de celles qu’on ignorerait pour peu qu’on n’y prenne pas garde. Sa séduisante petite musique fait du bien au cœur et à l’esprit.
Plusieurs personnages se croisent dans Carrare, qui se déroule entre Pise et Carrare, et puis file à Florence et San Francisco. Marian apparaît d’abord. Dans la quarantaine, la femme juge se confie à nous par bribes, nous permet de composer son portrait. Quand on la rencontre, elle est en peine, car elle a perdu son aigue -marine montée en bague. Le bijou appartenait à sa mère. C’est son porte-bonheur.
Un puzzle choral
Puis vient Marco Ipranossian. L’Arménien né en 1953 a été arrêté à Florence. Le mécanicien est le coupable idéal pour la police qui l’accuse du meurtre du préfet de la province de Pise. Il est extrait de sa prison et va comparaître devant la juge. Sa vie aussi, on la découvrira peu à peu dans ce savant puzzle choral.
Arrivent ensuite Andrea, le mari de Marian, spécialiste des tissus anciens de l’Inde du Sud, toujours en quête de travail. Et Lea, quinze ans, la fille du couple, en pleine découverte d’elle-même et qui apprend à tailler le marbre dans un atelier à Carrare. Sans oublier un berger qui va surmonter ses frayeurs et demander à parler à Marian : il veut témoigner pour Marco. Sans oublier l’enfant qui savoure le soleil, assis sur un mur de pierre. Sans oublier…
De son écriture précise comme un script de cinéma, Célia Houdart darde les projecteurs sur chacun des personnages. Elle l’accompagne un moment, nous le fait observer, puis le laisse momentanément et nous mène à une séquence avec un autre. Dans ce calme apparent, pierres et humains échangent parfois leurs propriétés. Les premières s’animent, les seconds se figent. L’auteure saisit les petites choses de la vie, les instants, les lieux.
Marbres et personnages sont irrésistiblement liés dans ce très beau roman. Les héros se croisent, se reconnaissent parfois, se sourient ou s’évitent. Des forces souvent invisibles les mettent en mouvement. Nous les rendent familiers. Nous les font suivre, partout où l’écrivaine souhaite nous emmener. Au marché, à l’atelier, au potager. Ou au creux de nous-même.
Lucie Cauwe,Le Soir, 2 décembre 2011
La Chambre claire de Célia Houdart
Écrivain et metteur en scène de théâtre, Célia Houdart construit une œuvre subtile, dont le titre du premier roman, Les Merveilles du monde, paru en 2007, annonçait le projet littéraire
Ils sont rares les écrivains capables de convoquer une palette de saveurs et solliciter en nous, par quelques mots délectables, les papilles littéraires dont nous ignorions jusqu’à l’existence. Célia Houdart – qui d’ailleurs n’a pas son pareil pour évoquer nourriture et mets fins – est de ceux-là. On avait rencontré la délicatesse de son toucher et son univers singulier en 2007 avec son premier roman, Les Merveilles du monde . Ce titre, emprunté au journal des aventures de Marco Polo, promettait bien des voyages et annonçait peut-être à son insu un projet : attarder son regard sur les beautés du monde, ses bizarreries aussi, tracer des correspondances entre des situations en apparence éloignées, pointer une déflagration intime et en observer les conséquences.
Ce fut le cas avec Igor dans Les Merveilles du monde . Ce photographe suisse dont les fenêtres de l’appartement avaient été brisées par un orage de grêle voyait ses perceptions se modifier, comme si son système nerveux et sensoriel avait été reprogrammé en même temps que la tempête faisait exploser toutes ses barrières mentales. Ce fut le cas aussi avec Bilal dans Le Patron (P.O.L, 2009). Le jeune garçon français d’origine kabyle dont la famille avait dû rentrer au pays se reconstruisait une vie dans un milieu plus aisé, loin du modèle précédemment tracé pour lui. Bilal (sa petite amie s’appelait Iris…) montrait qu’il suffit parfois de changer les filtres du projecteur, d’ajuster lentilles et focales pour voir se déployer un horizon différent.
Pour son troisième roman, Célia Houdart a imaginé plusieurs personnages. Chacun semble se débattre dans une forme de solitude qui lui est peut-être nécessaire pour préserver sa liberté. Il y a Lea, étudiante de l’atelier de sculpture Valli, à Carrare, où elle cisèle avec patience le marbre des carrières voisines. « Lorsqu’on lui demandait de décrire l’atelier, Lea disait que l’endroit évoquait pour elle à la fois un fournil de boulanger, une plâtrière et la lune », souligne l’auteur.
Il y a Marian, sa mère, magistrate au tribunal de Pise où son jugement scrupuleux s’exerce en solitaire malgré de brefs échanges avec greffier, avocats et témoins ; il y a aussi Andrea, le père de Lea, un universitaire au chômage ; Marco Ipranossian, en prison depuis trois ans ; ou encore la signora Valli, propriétaire de l’atelier de Carrare, qui jouit le samedi de ces lieux paisibles peuplés par les seules sculptures.
L’auteur effleure le contexte dramatique : une enquête autour de l’agression d’un préfet dans sa villa de l’île d’Elbe, dont est accusé Marco Ipranossian. Les saynètes se succèdent en distillant quelques indices. Elles sont autant d’épiphanies où chacun des personnages prend conscience des battements du monde autour de lui. À son habitude, Célia Houdart soulève un coin du voile plutôt que le rideau entier. C’est dans l’ellipse que réside la force de ses livres, dans les creux et les espaces ouverts. Le monde au prisme houdartien, avant tout sensuel, est rempli de nuances colorées.
L’écrivain ne s’attarde pas sur les interprétations psychologiques, ne s’aventure pas excessivement dans les ramifications du temps – passées ou à venir – mais se concentre sur les éclats du présent. Ainsi crée-t-elle un suspense discret qui constitue le moteur de sa narration et titille l’imaginaire du lecteur. Celui-ci retient son souffle, s’attend à tout à chaque page, du carnage d’une fusillade à l’envol d’un papillon. Les personnages, eux, sont paisibles, contemplent les paysages de la Toscane environnante, dégustent des mets délicats – gnocchis aux noix, langoustines, focaccia ou croissant aux abricots –, savourent des complicités nouées à l’improviste avant que la solitude ne reprenne ses droits.
Célia Houdart installe livre après livre un véritable petit atelier de traduction du monde. C’est peut-être la recherche d’un langage pour exprimer leurs secrets qu’ont en commun tous ses personnages. Les couleurs et les sons leur tiennent parfois lieu d’alphabet où venir poser leur imaginaire. Ainsi, le bruit fait par le compagnon de cellule de Marco en déplaçant sur le sol une boîte de fer remplie de dominos ; « la note aiguë d’une scie circulaire et le cri des hirondelles » ; ou la contemplation de la ligne de crête des alpes apuanes « dont le sommet semblait prêt à soulever l’horizon ».
Miroitement, scintillements, reflets se succèdent sous la plume de l’auteur. Certaines scènes ne « servent » à rien, comme dans la vie, ou comme quand l’art est à son meilleur. Telle celle-ci, précédant le voyage bihebdomadaire de Lea vers Carrare : « Lea dévala l’escalier à toute allure. Via Turati, la Lancia break noire d’un fleuriste était stationnée devant l’hôtel Carducci. Un livreur sortait du coffre un bouquet de lys Casablanca. Les deux clignotants de la voiture se reflétaient dans la porte vitrée de l’hôtel. À la place du conducteur était assis un petit garçon. Il faisait défiler les stations présélectionnées de l’autoradio. Il semblait préférer les fréquences basses. Le parfum puissant des lys créa en quelques secondes une zone à la fois invisible et enveloppante qui dessinait un couloir sans angles allant du coffre de la Lancia jusqu’au hall de l’hôtel. »
Sabine Audrerie,la Croix, 7 décembre 2011
Carrare, de Célia Houdart, dans une veine mystérieuse
Connue jusqu’alors pour ses parcours sonores, ses installations, ses mises en scène de théâtre expérimental, Célia Houdart élargissait sa palette en 2007 avec Les Merveilles du monde (POL). Un premier roman au titre programmatique, où l’on découvrait le talent de cette singulière miniaturiste. Talent vite confirmé par l’émouvant Patron (POL, 2009), dans lequel s’affirmaient un regard précis et délicatement subtil porté sur les êtres et les choses mais aussi une écriture concise, fragmentée en petits éclats miroitants d’étrangeté, de mystères et de fulgurances poétiques.
Autant de qualités que l’on retrouve aujourd’hui dans Carrare, mais transcendées par la beauté minérale et végétale des paysages toscans que Célia Houdart sait finement dépeindre par petites touches. Ou plutôt ciseler. Car ici l’écriture a partie liée avec la sculpture, dont Carrare, réputée notamment pour ses carrières de marbre, fut jadis un haut lieu. La sculpture donc et plus précisément la taille directe. Une technique laissant libre cours à l’imagination de l’artiste, que semble avoir adoptée la romancière pour extraire ce bref récit tout irisé d’ombres et de lumières, et dont le motif ne se dévoile que lentement. Tout comme les personnages silhouettés dans la brièveté d’un instant, d’un geste, d’une image, d’un reflet, d’une fragrance.
Poussière de souvenirs
Ainsi Marian, que l’on découvre un matin au comptoir d’un café où elle prend un « expresso et un croissant fourré à la confiture d’abricot » avant de se rendre au tribunal de Pise, où elle officie comme juge d’instruction. De cette femme d’une quarantaine d’années, nous apprendrons plus tard qu’elle est mariée à Andrea, un universitaire versé dans l’étude de l’hindi et des tissus anciens, qui peine à trouver un emploi. Tous deux ont une fille, Léa, qui s’est prise de passion pour la sculpture. Chaque semaine, elle se rend à Carrare dans l’atelier de la signora Valli, une vieille dame de 83 ans à la démarche hésitante, sauf dans ce lieu chargé de poussière de souvenirs.
À l’approche de sa prochaine audience, Marian cherche désespérément une aigue-marine ayant appartenu à sa mère. « Elle se dit que sans cette bague au moment de parler elle buterait sur chaque mot. » Un chapitre se clôt. Un autre s’ouvre tout aussi promptement sur l’apparition d’un « homme mince et brun » encadré par deux autres vêtus de gilets pare-balles. C’est Marco Ipranossian. D’origine arménienne, ce mécanicien a été inculpé, sans preuve tangible, d’une tentative de meurtre sur la personne du préfet de région. Incarcéré depuis trois ans, il attend son jugement. À quelque distance de là, à San Jacopo, petit village paisible où il réside, un berger, surmontant ses appréhensions, informe Marian qu’il est prêt à lui révéler des éléments qui pourraient conduire à innocenter son ami Marco.
Dans l’apparent désordre d’une intrigue qui glisse sans à-coup d’une scène à l’autre, d’un personnage à l’autre, Carrare fourmille de lieux (Florence, Pise, San Francisco...), d’histoires fragmentées, ébauchées, suggérées. Et recèle plus d’un mystère. À commencer par celui régissant ses personnages, qui se croisent, se frôlent, s’aimantent, se figent, s’abandonnent ou se révèlent en transparence dans la minéralité d’une nature omniprésente. Comme le lecteur emporté par la beauté sensible de cette intaille et d’une écriture qui, dans ses blancs et ses silences, sait faire la part belle à la rêverie et à l’imagination.
Christine Rousseau,le Monde, 12 novembre 2011
Célia Houdart, l’écriture de l’éblouissement
Le brillant troisième roman de l’auteur des Merveilles du monde prolonge dans une fiction qui confine au polar une réflexion sur la littérature comme art de la sensation.
« Elle se dit que sans cette bague au moment de parler elle buterait sur les mots. » Le livre ne dit pas si Marian, juge au tribunal de Pise, en a effectivement été gênée : simplement, le roman s’ouvre sur cette peur, cette perte. Marian égare l’anneau d’améthyste, qu’elle tenait de sa grand-mère, en un moment de suspens dans sa vie. Le cas qu’elle doit juger, celui d’un petit mécanicien arménien, est plus que douteux. On l’accuse de tentative de meurtre sur un préfet, dans sa résidence de vacances sur l’île d’Elbe, où l’ouvrier n’a jamais mis les pieds. Le mari de Marian, Andrea, spécialiste des tissus anciens de l’Inde, cherche en vain un poste universitaire. Leur fille, Lea, se rend deux fois par semaine à Carrare, où elle apprend la sculpture.
C’est de ce fil ténu que naît le troisième roman de Célia Houdart. On aurait tort, pourtant, d’y voir une volonté de minimalisme. D’abord parce que la fiction, tendue à l’extrême, fait du moindre événement un point de bascule possible du récit. Ensuite parce que Carrare, comme les précédents livres de son auteur, est un roman de la manière dont le monde se fait exister dans la conscience, et dans le livre.
Dès son premier livre, Les Merveilles du monde, Célia Houdart fait de la perception le stade premier de l’écriture. Son art du roman est une poétique de la lumière, qui y fait figure de voie royale. Scintillements du soleil sur les menottes du prévenu, aveuglante blancheur des « éboulis de marbre qui ressemblent à de la neige », « miroitement des flaques d’eau », et bien d’autres apparitions du blanc, du laiteux, ou du poudreux du marbre, jusqu’au souvenir lumineux d’une « image comme enduite de phosphore ». Dans Les Merveilles du monde, elle faisait vivre le miroitement irisé du verre cassé dans l’appartement d’un personnage, que l’on voyait aussi victime d’une cécité temporaire. Ici, c’est un manifestant frappé par la police qui voit « passer dans ses yeux des filaments et de petits points de couleur ».
Monde de sensations, Carrare donne cependant à lire une vraie fiction. Mais la vérité s’y lit en creux : l’absence des charges contre le prévenu, la crainte de la juge que la parole lui manque consonant avec la disparition de cette bague qu’elle ne cesse de manipuler comme si le signe perdu de la transmission familiale la rendait incertaine de ses propres mots au moment où avance la résolution de l’énigme. Car il s’agit bien de cela : Marco Ipranossian sera-t-il innocenté ? Marian retrouvera-t-elle sa bague ? Lea réussira-t-elle dans la sculpture ? Le lecteur restera-t-il, jusqu’à la fin, ébloui ? Prenons le pari.
Alain Nicolas, L’Humanité, 12 janvier 2012