Nicolas Fargues - le misanthrope
Son nouveau roman, fin et tendu comme la corde d’un arc qui ne serait pas celui de Cupidon, mais plutôt celui d’Ulysse contre les prétendants.
Cela fait maintenant onze ans que Nicolas Fargues promène sa plume sèche et sarcastique sur le paysage littéraire français. Depuis, exactement, LeTour du propriétaire, titre programmatique d’une œuvre où il n’en finit pas de longer les quatre murs de ses obsessions : lâcheté masculine, grandeur et décadence des couples mixtes, fatalité de l’hypocrisie et surtout petitesse incurable des Français. Pas plus française, hélas, que cette tendance à s’autodénigrer, puisque c’est encore une façon de parler de soi. Dans son nouveau roman, fin et tendu comme la corde d’un arc qui ne serait pas celui de Cupidon, mais plutôt celui d’Ulysse contre les prétendants, c’est au criblage en règle des plaies contemporaines qu’il se livre : incapable de supporter plus longtemps le gel ultrafixant de son ingrat de fils ou les coïts que lui soutire Dorothée, sa voisine esseulée mais hélas déjà trentenaire, un écrivain qui n’écrit plus s’envole pour Pondichéry, où il trouvera… la même médiocrité qu’en France. Il est vrai qu’il n’y rencontre que des Français, même quand ils sont indiens. Le temps de réussir à rédiger l’incipit de son nouveau roman et il est de retour.
Entre les deux atterrissages, il ne se sera pas passé grand-chose et on ne peut pas dire que ce genre de lecture offre de larges perspectives d’évasion, de réflexion ni même d’émotion. Mais, dans ce pas grand-chose, il y a déjà beaucoup plus que dans la plupart de la production contemporaine. Fargues a le don de la description clinique qui rappelle le Robbe-Grillet des Gommes, capable de dépeindre un quartier de tomate jusqu’aux accidents de la pelure. Mais, plus que celui des choses, c’est dans le portrait, physique et moral, de ses frères humains que Fargues excelle. Parce qu’il ne les aime pas. « Dorothée s’était penchée à la fenêtre de la cuisine pour griller à l’air libre une Chesterfield digestive, dans une posture exagérément cambrée qui était sans nul doute destinée à ranimer chez moi d’anciennes convoitises. Quant à Rita, elle n’avait pas quitté les toilettes depuis dix bonnes minutes, ce qui me laissait supposer qu’elle s’y employait à vomir son dîner tout aussi exhaustivement qu’elle l’avait ingurgité. Enfin, Hidaya, beaucoup plus à son aise dans cette attribution, tenait avec fermeté et grand ouvert entre ses bras écartés un sac ménager. » Hidaya vient de Mayotte. La Ligne de courtoisie, ou comment un écrivain s’affranchit de toute politesse pour frapper qui il veut, quand il le veut et où il le veut.
Christophe-Ono-Dit-Biot, Le Point, 5 janvier 2012
Nicolas Fargues à Pondichéry ? Le romancier français n’a pas succombé à la mode des carnets de voyage. Le héros de La Ligne de courtoisie est un écrivain parisien sur la pente descendante, qui pour rompre ou renouer (c’est à voir) avec l’écriture, décide de tout larguer et de s’installer dans la ville indienne. Le roman est construit en trois parties : les adieux – à l’appartement, aux proches, à l’éditeur – l’installation (épique) à Pondichéry ; et un retour en catastrophe en France, suite à une lettre de son ex-femme, réclamant une somme astronomique – sur ses droits d’auteur passés. La Ligne de courtoisie n’est pas une frontière de l’Inde, mais la bande jaune au sol, que doit respecter l’usager de La Poste et que notre héros va franchir à la fin du livre pour un échange fort peu courtois… Les amateurs de sensations littéraires fortes vont sans doute bouder ce court opus. Ils auront tort. Nicolas Fargues sait manier avec brio l’autodérision et son discours politiquement incorrect sur la famille est réjouissant – le portrait de son fils de dix-neuf ans en « petit con d’époque », notamment. Ses réflexions désabusées sur le métier d’écrivain, sa manière d’épingler les tares de notre temps font mouche. La Ligne de courtoisie raconte sans doute peu de chose, mais – l’air de rien – dit beaucoup.
Philippe Chevilley,Les Échos, 17 janvier 2012
Retour à la case départ
Autour d’une existence dans l’impasse, Nicolas Fargues réussit un bel exercice de style
Depuis ses débuts avec Le Tour du propriétaire (P.O.L, 2000), dont La Ligne de courtoisie semble suivre le tracé géographique, Nicolas Fargues oscille entre deux veines. L’une grave et mélancolique qui lui inspira ses plus beaux romans, tels l’émouvant J’étais derrière toi (P.O.L, 2006) ou plus récemment le poignant Tu verras (P.O.L, 2010). L’autre drôle et corrosive où, comme dans Le Roman de l’été (P.O.L, 2009), il démontra un vrai talent dans le registre de la comédie de mœurs et la satire sociale. Pour ce neuvième livre, il semble cependant que Nicolas Fargues ait choisi de ne pas choisir entre ces deux veines, mais plutôt de les entrecroiser pour composer ce qui s’apparente moins à un roman qu’à un brillant exercice de style en forme de petit précis de solitude.
Car ce qui frappe d’emblée, c’est l’écriture quasi entomologique dont il use pour nous plonger au plus vif d’une conscience qui scrute, détaille, épingle faits, gestes, attitudes, objets ou marques. Son sens de l’observation allié à un souci du détail quasi névrotique informe plus que tout autre discours sur la personnalité de son narrateur et le regard acerbe que ce dernier porte sur ses contemporains autant que sur lui-même. Personnage sans identité définie, celui-ci est un précipité du héros farguien.
Sous des dehors courtois et affable se révèle un homme lâche, narcissique et amer face à une existence qui tourne désespérément à vide. En panne d’inspiration tant dans sa vie professionnelle – voilà près de trois ans que cet écrivain à succès n’a rien publié – que sentimentale – divorcé, ce père de deux enfants multiplie les conquêtes sans lendemain – le narrateur a donc décidé de quitter la France pour s’offrir un nouveau départ en Inde.
Avant cela, reste l’ultime épreuve des adieux à laquelle nous convie Nicolas Fargues qui décidément excelle à dépeindre, à traits mordants, petits et grands travers de chacun. Lâcheté, égoïsme, individualisme, matérialisme et consumérisme… Tout y passe dans cette comédie des apparences et des faux-semblants. Notamment lors du dîner où le narrateur a invité son frère et sa compagne, sa voisine – « partenaire occasionnelle de coït » – ainsi que sa fille et son fils – « prototype du petit con d’époque » – escorté de sa petite amie et de son linge à laver… Si notre homme avait encore quelques doutes sur son réel désir de partir, ceux-ci sont levés à l’issue de la soirée. « Un ultime dîner à mon appartement s’achevait, organisé au prétexte d’adieux qui dans le fond n’émouvaient personne. C’était cela, la famille : une somme de solitudes uniquement liées par des obligations de bouche. »
Petit théâtre des vanités.
Après cette première déconvenue, d’autres vont suivre, du côté de son père, d’abord, qui ne désespère pas qu’un jour son fils trouve un vrai travail ou, à défaut, écrive enfin des livres plus divertissants donc plus vendeurs ; puis de son éditeur qui ne lui concède que quelques minutes, tout occupé qu’il est par le nouvel auteur vedette de la maison. A peine le rideau tombé sur ce petit théâtre des vanités, notre homme s’envole pour Pondichéry et sa colonie d’expatriés français que Nicolas Fargues se plaît une fois encore à croquer. Loin de trouver ce second souffle – existentiel et littéraire – qui lui faisait défaut, le narrateur va accumuler déboires hôteliers et déceptions sentimentales avant qu’une affaire fiscale ne le ramène en France.
Est-ce la perte d’inspiration de son personnage qui a contaminé le romancier ? Ou bien l’issue – inédite – du voyage qui, chez Fargues, a toujours été gage de rédemption ? Toujours est-il que si l’on s’amuse un temps des tribulations parisiennes – plus qu’indiennes – de ce personnage pusillanime et faussement détaché de tout, demeure une fois cette ligne de courtoisie franchie, un petit goût d’inachevé, malgré de belles prouesses stylistiques.
Christine Rousseau, Le Monde, 6 janvier 2012
Le désamour courtois
Aussi féroce que jubilatoire, le nouveau roman de l’auteur de J’étais derrière toi sonde les mœurs de ses
contemporains.
« Indiquer les désastres produits par les changements des mœurs est la seule mission des livres », disait Balzac. De One Man Show au Roman de l’été, en passant par Beau Rôle, Nicolas Fargues semble avoir adopté le précepte de l’auteur de La Comédie humaine. Sans acrimonie ni esprit de vengeance, mais avec un œil satiriste réjouissant, son neuvième roman, La Ligne de courtoisie (dont on ne déflorera pas le sens) prolonge l’entreprise.
Cela commence par un quadragénaire parisien préparant un dîner pour les meilleurs amis de sa compagne du moment. Romancier déjà passé de mode, il cultive l’art de vouloir bien faire avec une maladresse d’artiste.
Barbarie douce
Divorcé, il est le père d’une fille de seize ans et d’un fils de vingt qui « avec son vocabulaire de bande-annonce commerciale pour compilation des tubes de l’été et sa prédiction écrasante pour le prêt-à-porter cintré et les téléphones intelligents […] incarnait un
archétype assez convaincant du petit con d’époque. » Afin de renouer peut-être avec l’inspiration et d’échapper à cet Hexagone trop
prévisible, il va s’installer quelques mois à Pondichéry. Déception : même là-bas, notre homme retrouvera « dans les
centres-villes les chaînes de restauration rapides climatisées à mobilier stratifié et personnel à casquettes d’équipiers sportifs. » Rien
ne change vraiment, seuls les moteurs de recherche et les réseaux sociaux d’Internet dictent nos existences.
Décortiquant les attitudes, les
jargons, les codes de notre barbarie douce, Nicolas Fargues signe un roman d’une cruauté jubilatoire. Rien n’échappe à son œil laser. Il y a du sociologue et de l’entomologiste chez cet écrivain qui ne s’encombre pas de théories et privilégie le naturel d’un style perçant.
Il est sans doute – avec Michel Houellebecq, François Taillandier et Benoît Duteurtre – le meilleur scrutateur des mœurs contemporaines. Tout n’est plus que produits de consommation courante. Le ridicule est roi.
« Mieux vaut en rire, non ? » suggère un personnage. Oui, mille fois oui.
Christian Authier, Le Figaro,19 janvier 2012
En panne d’inspiration et d’amour, un écrivain quadragénaire tente l’exil. Et échoue, sous l’œil impitoyable de Nicolas Fargues.
La Ligne de courtoisie… si le titre est délicieusement désuet, l’ouvrage l’est moins. Quant à la fameuse ligne, elle ne résistera pas au flegme de l’antihéros de Nicolas Fargues. Société de consommation, bêtise et égotisme de nos contemporains, lâcheté masculine... De roman en roman (le 9e du rang pour celui-ci), l’ancien lecteur-journaliste-mannequin-expatrié n’en démord pas, épinglant à l’envi (et tout en autodérision) la comédie humaine des années 2000.
Le narrateur, écrivain parisien de 43 ans, fait peine à voir. Alors qu’il s’apprête à s’envoler pour Pondichéry afin, semble-t-il, de bousculer sa vie (et donner un coup de fouet à son inspiration), il se met en quatre lors d’un dernier dîner. Autour de la table, que des êtres aimés : fille, fils avec sa dernière petite amie, frère cadet, belle-sœur mahoraise, voisine – et maîtresse par intermittence. Autant inviter des inconnus… La cérémonie des adieux bat de l’aile, l’indifférence règne. Même fiasco du côté de son cher éditeur. En Inde, eldorado présumé, les premiers jours se révèlent des plus désastreux (propriétaire véreux, hôtel crasseux, ciel poisseux…). Pas le temps d’insister, des démêlés financiers avec la mère de ses enfants le rappellent d’urgence à Paris. Et c’est dans un bureau de poste que Nicolas Fargues reprendra son héros en main, le délestant, enfin, de sa courtoise indolence.
Outre l’implacable satire (à la Houellebecq…) de notre vie quotidienne, entre supermarchés et hi-fi dernier cri, et le portrait non moins féroce des adolescents (et des écrivains) d’aujourd’hui, ce sont les descriptions précises, quasi entomologiques de notre environnement immédiat (de la machine à laver jusqu’aux moutons de poussière) qui forcent l’admiration. Quel style !
Marianne Payot, L’Express 8 février 2012