Pourquoi êtes-vous morts?
Une suite de morts comme autant d’accidents de parcours : Valérie Mréjen revient au roman, le temps d’un conte très sombre, peuplé de fantômes et de questions sans réponses.
Il y a un style Mréjen. Cette fille discrète passée d’abord par la case art contemporain, qui aurait abordé la littérature comme s’il s’agissait d’un dérivé ou d’une annexe de ses vidéos, pourrait bien finir par s’imposer plus véritablement écrivain que d’autres, autoproclamés, proclamés, acclamés. Elle sait entendre, ce qui est toujours un excellent préalable quand on veut écrire : les fluctuations des voix, les mots qui détruisent, les mots qui construisent - et ce sont souvent les mêmes -, les mots qui vous façonnent comme une pâte à modeler et vous imposent une forme dont il faudra parfois ensuite une vie entière pour se défaire. Comment on le dit puis comment on fait avec le " dire " cela aura été, au final, le grand sujet de Valérie Mréjen. On écrit " au final " tant cette jeune femme a déjà une oeuvre derrière elle, démultipliée en champs divers.
Le cut-up avec Liste rose, son premier travail, la vidéo mettant en scène des fragments de rapport à l’autre, saynètes et conversations très rohmériennes, la cruauté en plus : des films de cinéma, qu’ils ressemblent à des documentaires ou à des fictions ; la littérature avec Mon grand père, L’Agrume et Eau sauvage. Mréjen, c’est une réponse parfaite à la question de savoir si un artiste peut avoir plusieurs langages, et y réussir au même titre. Depuis Jean Cocteau, beaucoup ont échoué à être pareillement bon en littérature, au cinéma, en arts graphiques, au théâtre, ou ailleurs. Mréjen semble détenir le pouvoir magique d’y parvenir, enfant qu’on devine avoir été mutique et qui aurait une revanche à prendre sur les mots qu’elle a subis, sur l’absence de mots, qu’elle a subie encore - et cette revanche sera prise par tous les moyens où le langage a cours.
Après avoir exploré dans ses précédents livres les prisons que construisent les mots des autres autour de soi, c’est bien la question d’une narration impossible, de l’indicible, des mots absents pour le dire et qui vous laissent à jamais ébréché, creusé, troué, à laquelle elle se confronte avec ce très étrange Forêt noire. S’il est écrit " roman " sur la couverture, c’est bien parce que seul ce genre pouvait restituer cette grande fiction qu’est la mort. Kaléidoscope de ces moments où un être bascule, sans rien dire, sans qu’on puisse le dire, dans le néant, Forêt noire déroule une suite de ces " incidents de parcours " qui verrouillent soudain tout. Car il y a une absurdité à mourir. Un jour, à la fin d’un week-end, un père ramène ses enfants chez leur mère : " Dans la chambre au bout du couloir, une présence les attend : une femme qui a tout lieu d’être leur mère, dans un état qui ressemble au sommeil, est allongée en chemise de nuit entre les draps. Ils identifient bien le couvre-lit en fourrure synthétique, les deux tables de chevet du siècle précédent perchées sur leurs gracieux pieds minces, les mystérieux tiroirs en marqueterie dans lesquels ils espèrent toujours trouver quelque surprise mais tombent chaque fois sur des boîtes en ivoire gravé ou en loupe de bruyère avec dedans leurs dents de lait jaunies et nettement fendues en deux, un vieux nécessaire à couture, des objets qu’ils connaissent déjà. Sur l’oreiller, le visage cireux semble détendu, les yeux mi-clos sont dirigés vers une zone au plafond. "
La mère est morte d’un coup, léguant l’inexplicable de ce qui n’est ni un acte ni un geste, mais de cette chose qui simplement, atrocement, " arrive ", à sa fille qui plus tard, muée en narratrice elle-même fantomatique de ce petit livre des morts, en sera hantée au point d’avoir parfois l’impression de se promener à Paris avec sa mère morte.
Et puis il y a aussi cet ami romain qui meurt à moto, cet autre qui tombe de la sienne, se relève, et quelques mètres plus loin, sera fauché par un camion ; cette fille qui a pratiqué l’équitation toute sa vie et qui, un jour comme les autres, chute pourtant et meurt piétinée par son cheval, cette femme qui tente de sauver un homme de l’incendie et qui mourra sous les coups de couteau de celui-ci, ce bébé qu’on laisse une seconde dans son bain et qui se noie.
II y a donc un style Mréjen, disait-on, et c’est celui d’enserrer l’inexplicable, le mystère et l’effroi dans la banalité du quotidien tenter de l’épuiser, cet effroi qui meurtrit à jamais, tenter de le banaliser, et paradoxalement en souligner encore davantage le caractère d’exception indomptable, incalculable, le rendant encore plus effroyable. Une lame d’irréel tranchant d’un coup sec la réalité. Et à force de consigner ces irruptions de l’irréel dans l’ordinaire, Valérie Mréjen signe ni plus ni moins qu’un conte. La mort, son instantanéité, déréalise toujours ce qu’on prenait pour la vie. Avec Forêt noire, Mréjen invente l’effroi merveilleux.
Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 29 février
Quel être endeuillé n’a jamais rêvé du retour si flottant, si chaud, si évident de la personne défunte ? Qui ne s’est jamais joué, en pensée, la scène des retrouvailles impossibles ? Apparition, effusion, lévitation. De ces étapes de l’immortalisation imaginaire, Valérie Mréjen nourrit ce roman à tombeau ouvert, caveau de sable, insaisissable et enveloppant, où la mort prend son tribut pour mieux le redistribuer ensuite aux vivants.
Qui est cette disparue qu’elle promène dans sa tête, vingt-cinq ans après son décès ? Une morte, parmi d’autres dont elle égrène la cohorte, dans une série de fondus enchaînés brûlants de lumière, avec une science du montage magistrale qui tient à la fois de Jean-Luc Godard et du cinéma muet soviétique. Cinéaste et romancière, Valérie Mréjen a l’œil qui coupe et qui cisèle. Rien n’échappe à sa vigilance intuitive, elle fait parler tout ce qu’elle regarde, et donne à voir tout ce qui se cache. Chez elle, les détails s’isolent et prennent le pouvoir, éclaboussants de vérité. Entre la vie et la mort, dans la tradition de Nathalie Sarraute, elle cherche à écrire à l’endroit même où la conscience, l’émotion, la raison prennent naissance, puis s’éteignent.
Accidents de moto, de camion, de voiture, suicides par pendaison, défenestration, empoisonnement, noyades, maladies foudroyantes : dans un éternel recommencement, des fins de toutes sortes se superposent ou se côtoient. La simultanéité des morts dans le monde, leur caractère répétitif et inéluctable donnent au livre une pulsation cardiaque réconfortante. Au lieu de séparer les destins, le rythme saccadé du récit finit par les unir. En marchant sur les traces interrompues de ces vies brutalement brisées, Valérie Mréjen cherche à capter l’essence de la disparition, la densité du manque. Par la concision de son style, très physique, très sonore, dévisageant les apparences avec une insistance ravageuse, elle montre que l’absence peut aussi être une forme de présence, et combien la mort et la vie ne font qu’une. Son obsession des cheveux en témoigne. Inertes, insensibles, inanimés, ces fils sortis du crâne sont des morts-vivants, des organes déchus qui tentent encore de tisser des liens avec l’invisible. Blottie dans cet entre-deux incertain que constitue toute existence, Valérie Mréjen signe le roman le plus abouti de son oeuvre expérimentale, discrète, entêtée.
Marine Landrot,Télérama, 28 mars 2012
Fantômes de la mémoire dans la forêt noire de Valérie Mréjen
La romancière et cinéaste laisse le deuil d’une mère travailler dans son écriture sous forme de rêves, de souvenirs, mêlant hallucinations et citations cinéphiliques. Un livre virtuose et sensible de l’auteure de L’Agrume.
Un soir de réveillon, deux enfants vont voir leur mère, dont ils sont séparés. Ils la trouvent inanimée : elle a « pris des cachets », elle est morte. Nous n’en saurons pas beaucoup plus sur elle, et d’ailleurs le problème n’est pas là. Cette femme n’est qu’un des nombreux fantômes qui hantent les pages de Forêt noire,le dernier roman de Valérie Mréjen. Ils sont morts banalement : suicides, arrêts cardiaques, accidents de voiture, longues ou brèves maladies. Ils errent dans la « forêt noire » de notre inconscient, prêts à crever le mur ténu qui les sépare de nous. Ils y parviennent parfois, s’immiscent dans un rêve et deviennent des fantômes un peu plus vivants. Ainsi, cette jeune femme accueille dans un monde qui a vieilli de vingt-cinq ans sa mère que l’arrêt des pendules du trépas a figé dans la jeunesse. Que lui dire ? Le ticket de métro a changé de couleur, « il y a un opéra Bastille, une pyramide au Louvre, une grande bibliothèque ». « Toute la mémoire du monde », disait Alain Resnais, dans un documentaire célèbre sur les kilomètres de livres bien avant leur déménagement.
Et si c’était la mémoire, justement, qui convoquait ces « corps ectoplasmiques », simples souvenirs ou récits, ou alors incarnations plus présentes ? Le roman ne se prononce pas sur la consistance des êtres qui le peuplent. Mais peu à peu se dégage un fil conducteur où, comme dans Le ciel peut attendre, le film de Lubitsch, vie et mort s’interpénètrent.
Ici, c’est une relation mère-fille qui s’impose comme l’axe de cet essaim tourbillonnant de réminiscences. Une petite fille de sept ans et demi porte à sa mère une admiration qui va jusqu’à la fascination. Elle aimerait être le clone absolu de cette femme aux cheveux noirs « couleur de jais », comme on dit de Blanche-Neige. Mais cette mère qui s’agace de ce mimétisme n’est-elle pas plutôt une incarnation de la méchante reine, avec son irritation qui prend toutes les formes du rejet ? Une tentative d’explication aura lieu, vainement, et la mort viendra sceller ce malentendu. C’est l’histoire d’un retour que nous raconte Valérie Mréjen en ce dialogue d’une femme avec son hier et son aujourd’hui, ses souvenirs et les événements contemporains qui y sont souterrainement connectés. Tous les morts se ressemblent, connus ou inconnus, tous les deuils parlent la même langue. Elle met son art de l’ordinaire, qui nous avait donné les brillants Mon grand-père, I’Agrume ou Eau sauvage, au service d’une blessure plus ancienne, dont les cicatrices ne cessent de se rouvrir. Valérie Mréjen aborde des eaux plus profondes et y navigue avec cet art sensible et décalé qui l’installe parmi les plus grands.
Alain Nicolas, L’Humanité, 29 mars 2012
La mort en douceur
La mort est un excellent sujet. Souvent, l’écrivain débutant s’en prend tout de suite à elle. Seule la mort est à la mesure de son ambition littéraire, de cette force qu’il sent monter en lui, cette charge d’écriture qu’il va conduire à l’assaut des tristes réalités. A quoi bon la littérature, en effet, si ce n’est pour défier la mort et possiblement la vaincre ? Plus tard, l’écrivain lit Francis Ponge et il découvre que de plus modestes objets, le cageot ou la crevette, par exemple, font aussi bien son affaire s’il s’agit de saisir le monde par un bord ou par une patte, de l’approcher de son oeil pour l’observer tout à loisir, de le faire sauter dans sa main comme une balle pour en disposer à sa guise tant que dure la partie.
Il n’empêche, la mort attire l’écrivain, elle le provoque, dirait-on, il faudra tôt ou tard que la rencontre ait lieu. Il est bien difficile cependant de trouver le bon angle et le ton juste pour l’évoquer tant elle s’entoure de voiles sombres et de larmes et tire notre voix vers les aigus, l’accent tragique planté dans notre lèvre tremblante comme un hameçon. Avec Forêt noire, Valérie Mréjen réussit le tour de force de ne parler que de cela, que d’elle, que de la mort, en la tenant ou se tenant elle-même suffisamment à distance pour la considérer comme un phénomène navrant, certes, et un peu trop récurrent, mais enfin un phénomène qu’il doit être possible d’observer sans aussitôt hurler, se couvrir de cendres ou défaillir.
Tour de force ? L’expression est cependant malvenue, je la regrette, un jour je la raturerai férocement.
C’est au contraire l’économie des moyens mis en œuvre qui fait la grâce de ce court roman si peu romanesque. La phrase de Valérie Mréjen n’appuie jamais, glisse sur la page comme sur de la soie ; on imagine que l’auteur écrit avec les barbes duveteuses de sa plume plutôt qu’avec son tuyau biseauté de corne dure (ou mettons que ses doigts effleurent son clavier). Peut-être toute cette douceur est-elle plus déchirante finalement que le pathos, si théâtral. Valérie Mréjen n’entend pas nous réconcilier avec la mort, mais elle montre celle-ci à l’œuvre dans la vie même, comme elle s’inscrit dans la chaîne de nos faits et gestes, puis comment ceux qui restent apprennent, en même temps que la disparition d’un être cher, la naissance d’un fantôme.
Par sa fenêtre, un homme observe le va-et-vient de la rue. C’est la scène d’ouverture du livre. Anonymes passants, chacun cheminant sur un fil susceptible de se rompre à tout instant. Il y a déjà comme une sourde menace. Ce ne sont pourtant pas ceux-là qui vont mourir. Pas encore. « L’homme de l’appartement considère qu’il est assez vieux. Il détache la boule disco de sa poutre et y glisse à la place une corde. […] Il se la passe autour du cou et voit maintenant la pièce d’assez haut depuis l’escabeau. Les voisins du dessous entendent un bruit surprenant qui les fige, comme quelque chose de métallique qui aurait chu sur un sol en ciment. » La citation est longue, mais la mort instantanée et il est important de donner un exemple de la manière dont Valérie Mréjen relate l’événement ultime de ces existences soudainement interrompues.
Voilà comme on trépasse. Ou consécutivement à une chute de cheval, par noyade, d’un mal foudroyant ou dans un accident de moto.
Jamais, dans ce livre du moins, du seul fait du grand âge, naturellement, comme on dit, dans l’ordre des choses et des heures. L’auteur privilégie les fins brutales, quand la mort frappe par surprise, laissant les proches aussi démunis et affolés que des fourmis dans la fourmilière démolie par une botte. Un père absent lorsque ses enfants se noient dans la piscine de la villa de vacances revient justement ce jour-là : « À la descente du train, celui-ci aperçoit tous ses amis au bout du quai et […] comprend sans se le dire encore que c’est sans doute le signe d’un fait anormal. »
Valérie Mréjen faufile un autre récit entre toutes ces scènes de suicides et d’accidents : la narratrice imagine sa rencontre avec le fantôme de sa mère, disparue vingt-cinq ans plus tôt. Ensemble, elles déambulent dans Paris, enregistrant les changements survenus entre-temps. Là encore, Valérie Mréjen procède par petites touches subtiles et justes : « Une fois passé l’émerveillement de notre promenade dans les magasins de décoration, le discernement refaisant surface, sans doute serait-elle indignée par quelques traits de l’époque actuelle. » Et notamment « une certaine rustrerie ambiante ». La narratrice nous confie la crainte qu’elle eut, lorsqu’elle atteignit l’âge auquel mourut sa mère, d’être « foudroyée à l’instant » et se remémore leur relation au fil du temps, les malentendus qui les séparèrent et qu’elles finirent par reconnaître en se confiant l’une à l’autre.
Nous vivons entourés de fantômes avec lesquels nous n’en finirons jamais de régler nos comptes. La mort survient toujours inopportunément, c’est l’une de ses détestables caractéristiques. Elle brise net des trajectoires qui devaient prendre sens en se bouclant, en touchant au but, telle est du moins l’illusion qui nous permet de vivre. Valérie Mréjen met le doigt sur la plaie, aussi délicatement que possible.
Éric Chevillard, Le Monde des Livres , 27 avril 2012