Je me suis retiré du monde, pour qu’il ne me manque plus. Bon, ça n’est pas non plus le couvent. Le soir c’est vrai je reste blotti mais le jour, parfois, je vois un ou deux amis, dont la vie agitée me fait comme un souvenir lointain, et j’en croise d’autres entre deux portes au gré de mes journées vides: Lucie Aubrac, Alan Turing, Ana Wintour, Proust ou Tricky, Derrida et Gainsbourg dans un bar d’hôtel chic, Borg et Mac Enroe tout timides au Palace, Nan Goldin de mauvais poil, Hegel bougon à l’hospice, Les Quatre Fantastiques en vrai, Pernette du Guillet le temps d’un cocktail trop compliqué ou Mesrine et Blanqui pour une bière vite envoyée – quand ça...
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Je me suis retiré du monde, pour qu’il ne me manque plus. Bon, ça n’est pas non plus le couvent. Le soir c’est vrai je reste blotti mais le jour, parfois, je vois un ou deux amis, dont la vie agitée me fait comme un souvenir lointain, et j’en croise d’autres entre deux portes au gré de mes journées vides: Lucie Aubrac, Alan Turing, Ana Wintour, Proust ou Tricky, Derrida et Gainsbourg dans un bar d’hôtel chic, Borg et Mac Enroe tout timides au Palace, Nan Goldin de mauvais poil, Hegel bougon à l’hospice, Les Quatre Fantastiques en vrai, Pernette du Guillet le temps d’un cocktail trop compliqué ou Mesrine et Blanqui pour une bière vite envoyée – quand ça n’est pas un weekend chez Montaigne, ou juste un dîner triste avec Reiser, Desproges et Coluche. Il peut m’arriver aussi de me réveiller en 1942 ou en 2042, de me retrouver dans une ville entière qui baise ou au fond d’une artère fémorale. Mais toujours je veille à ce qu’il ne m’arrive rien, me contentant de noter quelques statistiques qui m’obsèdent, d’observer les enfants dans le métro, de faire couler ma salive le long de la façade ou plus rarement, si j’ai le courage, de balancer mes excréments sur des officiels grâce à mon propulseur enfin réparé. Voilà, c’est ma vie, rien de plus – ou alors son absence, sa simple réticence, que ce journal aléatoire vient raconter au plus intime, au plus près de mes petits riens, en en égrenant paresseusement les jours et les jours.
Ma vie, donc, et son invention pure et simple: journal intime entièrement fictif, parfaitement imaginaire, et au plus près de mes peuples intérieurs, Les jours et les jours se veut plus vrai qu’une autofiction, plus triste qu’un exercice du souvenir, et plus drôle qu’un simple récit de soi. Il raconte un détachement inachevé, les petites manies et les folles rencontres qui jalonnent le chemin de ce retrait impossible. Il se joue des rapports entre le fantasme et l’imagination, du lien du désir avec le désenchantement, ou du nom propre et de ses rapports avec l’inconscient – mais il ne se joue jamais du lecteur, qui pourrait à son tour emprunter un chemin similaire, et s’inventer le plus étonnant des quotidiens pourvu qu’il ait assez confiance dans les (derniers) pouvoirs de la littérature.
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Une guérilla solitaire
Tout comme ce quotidien que vous tenez entre vos mains, le journal intime est un journal du soir. Il faut avoir vécu pour trouver quelque chose à raconter dans ses pages. Il faut avoir pris un bijoutier en otage, envahi un pays frontalier, mis sur orbite un vaisseau spatial, remporté le tournoi de Wimbledon, négocié le prix du baril, ravi à Nicolas Sarkozy la position de candidat naturel de l’UMP à l’élection présidentielle, menacé la Russie de sanctions économiques, démantelé une filière djihadiste, bloqué l’autoroute A6 et neigé à basse altitude, alors seulement, comme la nuit tombe, le diariste peut s’attabler devant son cher cahier et entreprendre le récit de sa journée bien remplie.Il y a les écrivains comme Amiel (1821-1881), comptables scrupuleux de leurs heures, qui n’omettent rien et jamais ne mentent. Ils vivent en foulant une feuille de papier carbone et leur vie entière se donne à lire dans leur journal. " Levé. Pissé. ", notait avec franchise Jehan Rictus (1867-1933) à l’entame du récit de chacun de ses jours. A la lecture de ces œuvres monstrueuses, nous sommes partagés entre la fascination et la perplexité : quelle entreprise folle ! Mais quel souci de soi ! Quand se produit donc le simple fait de vivre pour de tels graphomanes ? La recension ne prime-t-elle pas la péripétie ? On cherchera l’amour comme une occasion d’analyser finement cette douce émotion. On finira par tuer l’élue pour ajouter la note d’effroi et de suspense qui manquait à ces pages ardentes.
Mais c’est sans doute en méconnaître la richesse que de tenir notre existence pour la somme de nos faits et gestes. François Cusset, avec Les Jours et les jours, réinvente le genre du journal, comme si le calendrier était une cage et qu’il en -forçait les barreaux, se propulsant à -volonté dans le passé et dans l’avenir, s’offrant de fabuleuses rencontres avec de grandes figures de l’art, de la littérature ou de la politique, comme autant d’allégories comiques ou mélancoliques de ses états psychiques.
Dès le premier jour, un 22 juin, François Cusset relate son dîner de la veille avec Proust : c’est placer le livre sous le signe de la remémoration, de la rumination, certes, mais l’auteur de La Recherche, excédé par les dissonances de la Fête de la musique qui lézardent la voûte du ciel et l’os migraineux de son crâne, en énonce aussi le principe : " Oui, faut le faire exploser, le journal, le déborder du côté de la fiction, de l’imaginaire, de leurs surenchères, histoire d’en finir avec ces petites notations misérables, ces ego d’horlogers, tous les diarismes diarrhéiques d’hier et d’aujourd’hui. " Quelques jours plus tard, cependant, Proust va trouver un contradicteur coriace, quoique meilleur serveur que relanceur, en la personne de John Isner, le tennisman américain connu pour avoir disputé un match de onze heures, bien las justement d’être à jamais réduit à ce détail héroïque de son existence et qui s’insurge : " On ne garde d’une vie (...), des vérités ordinaires d’une vie (...), que la brève anomalie, l’extraordinaire, et qu’on le veuille ou non, tout le reste sera relu à cette -aune-là, sous ce faux jour-là. "
Le livre dès lors sera en permanence écartelé entre deux exigences contradictoires, deux tentations exclusives. L’entreprise est passionnante car on ne doute jamais que ce journal accomplit ainsi le programme dévolu au genre : il s’agit moins de se raconter ou de se la raconter, en effet, que de se connaître, de se prendre au piège de ses propres phrases. François Cusset prétend aspirer au détachement, à l’indifférence, apprécier qu’il " ne lui arrive rien " et jouir d’" être là, un point c’est tout ", calfeutré dans sa " petite solitude ". Toutefois, il rêve de subversion, bombardant d’étrons au moyen d’un " copropulseur " de son invention toutes les manifestations solennelles et officielles du capitalisme triomphant et de la morale réactionnaire.
D’un côté, donc, cette déception d’une vie qui se sera confondue dans le temps avec " l’ère de la purée Mousline en flocons ", où l’auteur consent parfois non sans complaisance morose à n’être qu’un pauvre type, esclave de l’événement domestique, victime de la mesquinerie de l’époque, obsédé par les statistiques. De l’autre, cette affirmation des pouvoirs de l’esprit et de l’écrit, puisque grâce à eux tout est possible. François Cusset croise Lucie Aubrac, " sémillante ", Derrida et Gainsbourg attablés dans un café, Marx et Freud devisant, " encore jeunes ", puis Foucault, -Duras, Leibniz, Héraclite, Hegel grommelant dans sa chaise roulante. Toutes ces scènes sont particulièrement drôles, et cela dès l’ouverture : " Passé voir Bossuet chez lui " ou : " Week-end chez Montaigne, prévu de longue date, failli l’oublier. " La conversation avec ces hommes illustres est toujours une charge politique contre notre temps. La colère de François Cusset lui inspire des vengeances qui ne sont pas toutes cruelles. Il imagine dans Paris une partouze générale. Puis déchaîne un fou rire non moins communicatif, d’autant plus fou qu’" il n’y a pas de quoi rire ". Petits faits d’armes de sa " guérilla solitaire ", comme l’est aussi ce livre et toute œuvre de littérature peut-être.
Éric Chevillard, Le Monde, février 2015