L’homme enferme la main de la femme dans la sienne et mime le geste d’écrire. Il l’aide à tracer quelques mots, les derniers qu’elle écrira, ils le savent. Plus tard, l’homme se rappelle avoir acheté un costume et longuement marché avec un ami à travers les rues et les jardins publics. Mais la cérémonie proprement dite, il s’en souvient à peine. Il revoit mieux le moment qui a suivi immédiatement dans une maison près de Paris où tout le monde s’était réuni. Il sait qu’il part ensuite de longs mois à Rome, où il est souvent allé avec la femme, il y a longtemps. Il refait leur parcours. Sa mémoire retrouve...
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L’homme enferme la main de la femme dans la sienne et mime le geste d’écrire. Il l’aide à tracer quelques mots, les derniers qu’elle écrira, ils le savent. Plus tard, l’homme se rappelle avoir acheté un costume et longuement marché avec un ami à travers les rues et les jardins publics. Mais la cérémonie proprement dite, il s’en souvient à peine. Il revoit mieux le moment qui a suivi immédiatement dans une maison près de Paris où tout le monde s’était réuni. Il sait qu’il part ensuite de longs mois à Rome, où il est souvent allé avec la femme, il y a longtemps. Il refait leur parcours. Sa mémoire retrouve d’anciens sillages de sa présence. Et un jour, à force de guetter et de chercher, l’image qui échappait revient.
Écrit à la première personne, ce récit retrace le parcours d’un homme confronté à la disparition d’un être aimé. Jamais nommée, cette femme, on le comprend au fil des pages, n’est autre que sa propre mère. Sidération de la mort, amour inexprimé, vie perdue et retrouvée devant l’afflux des sensations présentes et le chaos de la mémoire. Par la transmission initiale d’un geste d’écriture, une cérémonie se déroule, contaminant chaque geste de la vie, chaque situation, chaque image, chaque mot. À l’aune de la mort, la vie est tout entière cérémonie.
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Cérémonie des adieux
Bertrand Schefer déplie les détails du deuil
Un jeune homme, ou un homme jeune, au cours d’une de ces méditations et remémorations que la proximité du deuil rend d’une netteté sans pareille,
se revoit traversant le Luxembourg, avec l’ami des pires et des plus belles années de la vie, « ces années que nous avons à la fois malmenées
et adorées ». Le genre d’années velléitaires résumées par un « il faut s’y mettre » incantatoire, dix ans à écouter de la musique et ne rien faire, qui viennent de
s’écouler, s’écrouler, « parce qu’un jour comme celui-ci, comme on nous l’a dit et comme on ne l’a pas cru, c’est aussi cela qu’on enterre et qu’on voit
s’évanouir sur nos visages ». C’est le jour ou il enterre sa mère.
A aucun moment du monologue intérieur, Bertrand Schefer, l’auteur, ne dit qu’il s’agit d’une mère, du faire-part d’un fils. Le lecteur le comprend après
la cérémonie, laquelle n’a pas de place dans le souvenir. Cérémonie est constitué d’une limaille d’instants et de sensations aimantée par la conscience
d’un garçon affreusement triste, affichant sans doute l’air du malheur indifférent. Dans le texte, il ne se plaint pas, il enregistre, sur un rythme ample,
classique. Il s’achète un costume prince de galles - sans doute n’avait-il rien à se mettre pour les obsèques - , en compagnie de l’ami des jours rendus
soudain anciens par l’événement, la mort. Puis nous le retrouvons dans la maison près de Paris, plus exactement le jardin pelé où la famille se réunit
pour boire et ne pas parler de la défunte. Un frère qui fume le cigare, un oncle aviné, une cousine, des grands-parents défunts dont l’existence revient
à la surface pour l’occasion. Enterrement de l’une, enterrement de l’autre, affleurement d’un passé colonial dont la disparition achève de se concrétiser dans une collection de bibelots, tout ce qui reste d’un héritage partagé de manière sordide, comme cela arrive parfois. Par le jeu des quatre coins de la
parentèle, on comprend de quelle nature est le lien entre la femme disparue et celui qui, détail après détail, inscrit en lui la perte. Plus tard, dans une
autre partie du livre, il part pour Rome afin de retrouver sa présence, remettre ses pas dans les siens, de la même manière qu’elle avait voulu, au cours
de leur séjour, voir les rues de la Dolce Vita, et n’avait rien reconnu du film. Mais lui, oui, il y arrive, sa mère apparaît, il est récompensé de ses efforts, de son rituel mémoriel, après avoir attendu en vain plusieurs jours durant.
A la fin, pendant les six derniers mois, il lui achetait des journaux, des peignes et des coffrets de savons à l’eau de Cologne. A la première phrase de
Cérémonie, il ouvre pour elle le cadeau qu’il lui a apporté : un stylo en or. Un stylo en or ? Ça n’existe pas, du moins, pas pour un garçon qui n’a pas encore la procuration sur le compte en banque, qui n’a pas encore l’argent du costume prince de galles, toutes choses que nous apprenons pendant la traversée du Luxembourg, car pas de décès sans démarches, papiers, questions d’argent. «Elle voulait noter des choses, des impressions surtout. Je lui ai trouvé un stylo en or et un carnet de moleskine noire qu’elle pourra garder sur sa table de nuit.» Comment s’est-il débrouillé, on ne sait pas. C’est bien avec un stylo en or que ce roman est écrit.
Claire Devarrieux,Libération,5 avril 2012
Chant de la douleur, en cinq mouvements
A titre particulier
CÉRÉMONIE, de Bertrand Schefer, se lit debout. En quatrième de couverture, une seule phrase :
" Une femme disparaît. " Il aurait été possible d’y inscrire : " Une femme meurt ", puisque, dès les premières lignes,
on saisit qu’il s’agit de cette disparition-là, l’ultime, qui ne donne à espérer aucun retour. L’ambiguïté est belle,
mais elle est surtout juste, tant le narrateur, un " je " qui ne se prénommera pas, ne se fait pas d’illusion sur la mort
et encore moins sur son au-delà. Opacité et néant nous attendent à l’écroulement. A partir de là, " je " sait que tout
sera voué à la disparition : chair, mémoire, sentiments. Cérémonie est un livre poignard dont l’écriture se déploie, telle une
lame effilée, stylet qui vous va droit au coeur, pour défaire la moindre idée de consolation. Rien ne viendra alléger le
tourment sauf l’écriture même qui va s’employer à le dire. C’est un concerto pour voix seule qui chante la douleur de la
perte et fait le pari que la beauté de sa musique saura engendrer le désir de vivre.
C’est un roman court. Cinq chapitres qui pourraient être vus comme autant de mouvements musicaux. Il n’y a aucun dialogue
sauf les paroles rapportées par le narrateur lui-même; ce qu’on lui dit, ce qu’il répond. Cela accentue l’écho de cette
voix seule qui monte et redescend, s’arrête aux détails avant de s’ouvrir vers les paysages, les ciels et les humains
s’activant autour d’un buffet ou d’un magasin de vêtements. Elle se déploie avec des phrases longues, circulaires, et
habilement tournées, pour ne jamais perdre l’oeil du lecteur entraîné en de longs travellings. Cinq chapitres que j’ai eu
envie, instinctivement, de nommer " La disparition " ; " La préparation " ;
" La cérémoniev" ; " La mémoire " ; " La douleur ".
Ce ne sont pas là des titres qui appartiennent à l’auteur, mais ils me sont venus à moi, à mon regard de metteur en scène, tant la lecture de ce roman a éveillé le désir de l’entendre dans la voix d’un acteur.
A voix haute
L’oralité est puissante. Saisissante. On a envie de lire à voix haute ces pensées qui se déroulent en une longueur
vertigineuse. En même temps, il ne s’agit nullement de théâtre car on est bel et bien dans le jardin du roman et cela se
devine à la manière chevronnée avec laquelle Schefer cherche à imprimer, mot après mot et rythme après rythme, un style,
une forme, à ce qui, au fond, peut se révéler être un fait divers de la vie domestique : une femme meurt, un homme
dit sa douleur. Or l’art avec lequel l’auteur travaille sa phrase donne à cette histoire presque dépressive sa luminosité et
sa joie. Le fait d’être régulièrement attiré par l’envie de relire et de se redire la beauté d’une phrase crée chez le lecteur
un profond bonheur. En ce sens, Cérémonie donne à ressentir un bonheur purement littéraire comme le ferait pour la musique
la Suite en 3 mouvements de Poulenc.
Si l’on veut rester dans le monde de la musique pour continuer à évoquer Cérémonie, il faut rappeler la différence notable
qui existe entre le clavecin et le piano. Là où le premier pince sa corde pour lui faire émettre une note dont la résonance
s’arrête aussitôt émise, le second frappe la sienne pour lui permettre une résonance qui se déploie à l’intérieur d’une
vibration qui peut être plus ou moins accentuée grâce au jeu des pédales. L’auteur de Cérémonie est un pianiste, sans aucun
doute. Un romantique en exil du romantisme. Cela apparaît surtout dans la quatrième partie, à mon coeur la plus
bouleversante, où l’auteur erre dans les rues de Rome. On le sent à la recherche de la littérature elle-même. A une manière
de raconter, de dire, qui saurait être différente, où la phrase pourrait enfin s’élever, quitter sa structure, pour
atteindre autre chose. Mais s’élever, elle ne le peut. La langue est langue; mais elle peut essayer, et cette tentative,
que l’on appelle l’écriture, et qui, à la fermeture du livre, reste en suspens dans notre esprit, donne a ce petit roman
toute sa grandeur.
Wajdi Mouawad, metteur en scène, Le Monde des Livres, 6 avril 2012