— Paul Otchakovsky-Laurens

Un renard à mains nues

Emmanuelle Pagano

La quatrième de couverture écrite par Emmanuelle Pagano résume parfaitement ce très beau recueil de 34 nouvelles : « Les personnages de ces nouvelles ne se trouvent pas au milieu du récit, ils marchent dans les marges, se tiennent au bord de leurs vies, de leur maison, de leur pays, au bord des routes, à côté de leurs familles, de leur mémoire, à la lisière de l’ordinaire et de la raison, comme il leur arrive de faire du stop : au cas où on s’arrêterait pour les prendre. Je les ai pris dans mon livre. »
Et, en effet, il s’agit de marginaux dans ces textes, mais de marginaux discrets, la plupart du temps, qui ne manifestent ni ne revendiquent...

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La presse

Emmanuelle Pagano sait faire fiction du plus fugace souvenir. Son œuvre gagne ainsi sa cohérence, évidente dans le recueil « Un renard à mains nues »


Atlas d’un imaginaire


Ca a dû commencer par une bruine, un crachin. Un rideau fin de pluie collant, qui vous fait la buée aux carreaux, oblige à essuyer sans arrêt les lunettes et recouvre les vêtements d’une pellicule froide. Un grain désagréable, tenace, insistant. Lorsque la vraie averse est arrivée, tout était déjà trempé. Les grosses gouttes plates claquaient sur le mouillé, faisant d’abord des ronds, frisant des vaguelettes. Le courant, devenu ruisseau, s’est glissé dans la moindre rigole, a englouti les anfractuosités. Et puis l’eau a monté. Haut, très haut. Au-delà des maisons, des toitures, des arbres. Chacun peut s’inventer comme il le veut l’histoire.
Maintenant, il a poussé partout de nouveaux paysages. Le déluge appartient au passé. « Tout est comme toujours, écrit Emmanuelle Pagano, la seule vraie différence, c’est moi. » Son Renard à mains nues, qui vient de paraître, est comme écrit après le cataclysme. Une fois que le flot s’est retiré ou presque. Le limon qui en reste est fait de souvenirs.
Depuis Pour être chez moi, le roman-récit qu’elle avait publié il y a dix ans déjà sous le nom d’Emma Shaak aux Editions du Rouergue, Emmanuelle Pagano fait son imaginaire des moindres scories du temps. Elle n’a rien oublié des peurs et des élans d’enfance, des révoltes adolescentes, des affrontements, des mises à l’écart où conduisent parfois les choix d’une jeune vie. Elle sait se rappeler aussi les bonheurs d’évidence, avançant à pas d’herbe dans une nature bruissante, agitée d’insectes, frémissante d’oiseaux. Ses émois et ses effrois sont gardés entiers dans son écriture. Et c’est presque un jeu de poste que l’on peut suivre de titre en titre. D’un précipité d’existence (Le Tiroir à cheveux, POL, 2005) à un texte qui s’enfonce profond dans le corps et le décor (Les Adolescents troglodytes, POL, 2007), où à un autre encore d’insupportables silences (Les Mains gamines, POL, 2008).
« Je m’arrête là, parce que j’ai besoin du lacet de l’ombre pour me souvenir, pleurnicher sur ma mémoire comme une vieille. La mémoire, il faut la laver et la remplir tous les jours », lisait-on dans les premières pages des Adolescents troglodytes. De ce lac, le même, il est tout de suite question dans Un renard à mains nues. Ce septième livre d’Emmanuelle Pagano se présente comme un recueil de nouvelles, trente-quatre en tout. Quelques-unes ont déjà été publiées les années précédentes. « Le guide automatique » a été édité en 2008 par la Librairie Olympique, à Bordeaux, « La maison-message » est parue dans Le Monde en 2010 pour une série d’été…
Mais qu’on n’aille pas croire qu’il s’agit là d’une compilation de fragments écrits au hasard d’inspirations diverses, au cours de vagabondages de pensée ou de plages blanches de plus ample ambition. Ce ne sont vraiment pas des histoires d’à-côté. Ce volume, très particulier, se situe au mitan d’une œuvre dont il trace la carte, les reliefs et les courbes. Dessinant à pointe fine de petits bouts du monde qui s’attachent l’un à l’autre imperceptiblement. Tout Pagano est là, dans une grande unité. On traverse encore la nature sauvage, on rejoint les campagnes, on approche des villes. Friches industrielles et zones commerciales. Qui va-t-on rencontrer ? Une petite fille qui grandit près d’un arbre vieux de centaines d’années, une clocharde soliloquant des heures dans un téléphone portable hors d’usage trouvé dans les ordures, deux cousines aux vies si séparées et qui se ressemblent pourtant comme des sœurs jumelles, une naissance cachée, un bébé mort-né, des enfants qui font la corida sur les voies d’autoroute, une blessée qui supplie qu’on lui rende sa douleur, une gamine qui étrangle à mains nues un renard pris au piège.
Les personnages d’Emmanuelle Pagano ne cessent de s’égarer. Ils cherchent la ligne de fuite, l’échappée supportable. D’une nouvelle à l’autre, on les retrouve, on les rattrape. Mais on reste en lisière de la déraison. Il faut un grand courage pour parvenir à rêver sa vie à ce point. S’arracher à la réalité injuste, à la souffrance physique, aux drames. Un des plus beaux textes de cet ensemble, « Les langues maternelles », déroule passé, présent et futur confondus, les pensées d’une aïeule prise dans des douleurs de couches. « Ma petite-fille, dit cette femme, aura mes souvenirs comme j’ai ses avenirs, pour tenir. » Qu’est-ce donc qui se lègue, indépendamment du temps ? « J’aurai une petite fille dont le métier, les journées, les hivers, les étés, tout, sera d’écrire. » Emmanuelle Pagano parle des livres, des traces de passage qu’on trouve dans les pages, de la mémoire des gens. Des routes qui se croisent, de l’eau qui recouvre le passé trop lointain. C’est envoûtant de calme et de douceur étranges. C’est beau. Si simplement.

Xavier Houssin, Le Monde, 4 mai 2012



Avec une écriture animale, Emmanuelle Pagano s’invite au côté des révoltés et des solitaires. Une trentaine de petites histoires pour un grand « roman ».


Le mot « nouvelles », qui griffe les rainures blanches de la couverture, est-il vraiment approprié ? Oui, à condition de l’entendre au sens postal du terme. Écrites sans une once de gras, sans sécheresse non plus, ces histoires volées s’échangent des nouvelles, sur les uns, sur les autres. Elles se connaissent et se parlent à l’aveugle, en toute urgence éplorée, en toute sensibilité vagabonde, de belles personnes, tapies dans leur coin. Certains visages ont déjà été croisés sur les voies si particulières, toujours bordées de rocaille et de ronces, qu’Emmanuel Pagano trace de livre en livre depuis sept ans. Ainsi ce simplet, éternellement adossé à la glissière de sécurité d’une départementale de montagne, continue-t-il son errance commencée dans Les Adolescents troglodytes, en 2007. Et la fillette, qui abrège à mains nues les souffrances d’un renard argenté pris au piège d’un collet, est l’héritière des femmes meurtries dans leur chair dont Les Mains gamines donnaient à entendre le chœur poignant et dérangeant, en 2008.
Tous sont des grands solitaires, des évadés en cavale, des révoltés qui prennent le maquis. Tous imposent leur loi silencieuse, ravagent par leur hargne secrète. De ces guerriers de l’ordinaire, la romancière narre les hauts faits avec tant de nerf et de sollicitude qu’ils deviennent en quelques lignes d’indispensables compagnons de route. Impossible d’oublier ce randonner qui porte dans ses bras un cycliste éviscéré par son vélo et l’écoute commenter la nature de son agonie. Ni cette boiteuse suppliant le chiropracteur qui l’a guérie de lui rendre son infirmité, sa raison de vivre. Ni cette adolescente qui sent « les écureuils s’arc-boutant sous ses côtes » par un été de 1976, et se prépare à quitter définitivement les siens pour ne plus faire corps avec sa serpillère. Et cette femme étrangère, qui invective en français, histoire d’avoir « ce confort moderne dans la bouche »… Chacun a droit à sa propre voix, à son propre langage, à ses propres embardées. Par la grâce de son écriture mouvante et animale, Emmanuelle Pagano suit les instincts rentrés, assouvit les désirs étouffés. Au fil de chapitres très courts, elle déroule des pans de vie essentiels, puis les enroule à nouveau sur eux-mêmes, sans faux plis, débarrassés de la honte et de la douleur. Elle tisse des liens entre les êtres, croise les destins, recoupe les malheurs, confronte les renaissances.
La romancière dit avoir traité ses personnages comme des passagers pris en stop : « Je les ai pris dans mon livre », écrit-elle en quatrième de couverture, avant de disparaître dans la fumée blanche de son habitacle de papier. Sans doute est-ce là l’intense secret de ce roman. Oui, roman, il faut bien finir par lâcher le mot, une fois que les nouvelles sont données, les enveloppes décachetées, les fleurs et les cheveux tombés. Le secret, donc, vient de l’amour qu’Emmanuelle Pagano y confesse pour le livre, objet transitionnel, miroir sans tain, chambre noire « Je ne lis plus seulement la vie des personnages des livres, je lis aussi la vie des lecteurs », avoue l’héroïne du chapitre intitulé « Les paillettes », véritable pilier de bibliothèque, sensible à « tous ces faits et gestes qui remplissent notre propre histoire et se mélangent à celles des livres, jusqu’à parfois tacher les pages, des choses du dedans et des choses du dehors. Une tique écrasée, une plume d’oiseau comme marque-page, des miettes de pain de mie encore tendre… » On trouve toujours un bouquin dans un sac, dans une main, dans une tête, au gré de ce voyage à flanc de coteaux, en bordure de ville, à la lisière de l’eau. Sur le fil, encore et toujours. Emmanuelle Pagano ne chemine pas seule. Elle marche avec tous les arpenteurs de livres. À bientôt, sur la route.

Marine Landrot, Télérama, mai 2012

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Emmanuelle Pagano, Un renard à mains nues, Emmanuelle Pagano - Un renard à mains nues - mars 2012

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Emmanuelle Pagano, Un renard à mains nues , Entretien avec Christine Gonzales - ''Entre les lignes'' - Radio Suisse Romande -