— Paul Otchakovsky-Laurens

La Première Défaite

Santiago H. Amigorena

Le premier amour, paraît-il, n’est jamais que le prélude de la première défaite. On aime, puis on souffre. On essaie de se souvenir pour ne pas vivre, puis on essaie d’oublier – pour ne pas mourir. Mais il n’y a rien de tel qu’essayer d’oublier pour se souvenir, et rien de mieux qu’essayer de se souvenir pour réellement oublier.

Ces quelques pages racontent l’histoire d’un jeune homme qui comprend, lentement, qu’après avoir aimé une première fois, après avoir une première fois souffert de n’être plus aimé, pour être heureux, il doit réussir à savourer la douleur et le bonheur en même temps, à...

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La presse

Santiago H. Amigorena : le monde des sentiments


L’auteur franco-argentin raconte, dans une autobiographie romanesque, comment on peu poursuivre seul une histoire d’amour.


On n’est ni dans la peine de cœur, ni dans le chagrin d’amour : on est dans le labyrinthe des sentiments. Le long chemin sinueux, composé d’impasses et d’impairs stylistiques, retarde la fin de l’aventure. La Première Défaite analyse l’amour, le langage, l’amitié. Les souvenirs sont convoqués puis répudiés pour être transformés par le passage du temps en un jeu de miroir-mémoire. Le Franco-Argentin Santiago H. Amigorena poursuit une autobiographie romanesque où plane l’ombre de Marcel Proust. Les phrases s’enroulent sur elles-mêmes pour se tenir chaud ; le narrateur se complaît dans une douleur égotique ; les personnages possèdent leurs modèles dans la vie réelle. Le grand objet d’amour, l’actrice Philippine Leroy-Beaulieu, devient de moins en moins son genre. Six cent cinquante pages de ressassement nombriliste. On peut parler des autres et ne parler de rien ; on peut parler de soi et parler du monde. La Première Défaite possède un effet hypnotique. Plus on en lit, plus on veut en lire. Santiago H. Amigorena se crée un double romanesque narcissique et prétentieux et touche à l’universalité de la douleur amoureuse.


Il met tout à distance par un humour de tambour battant


L’amour après l’amour. La Première Défaite couvre quatre années d’amour se déroulant après le départ de Philippine Leroy-Beaulieu. Ils ont connu la passion ensemble durant presque deux ans. Elle ne l’aime plus ; il l’aime encore. Elle part. Nous sommes en 1982. Le jeune homme de 19 ans reste seul, dans son studio de 15 m2 de l’île Saint-Louis, avec sa douleur océanique. Il va se noyer dedans. Il pleure, il écrit, il marche, il dort. Il recouvre les choses et les êtres de son malheur. Il survit grâce à un groupe d’amis, part à Naples et en Touraine, fait des phrases et des phrases sur sa passion en miettes, détruit les couples croisés. Il devient de plus en plus sombre. « Toute ma vie j’allais être attiré par la légèreté – mais jamais je ne deviendrai léger. » Il se fond soudainement dans le mauvais goût des années 1980. Sa beauté se transforme en laideur. Il part s’isoler un temps à Patmos. Ça ne suffit pas parce que rien ne suffit. On se demande peu à peu s’il ne préfère pas souffrir que guérir. C’est ce qui le distingue et le constitue.


La guerre des Malouines est terminée et l’Argentine célèbre sa transition vers la démocratie. Le jeune homme décide de partir en Argentine et en Uruguay où il n’est pas retourné depuis une dizaine d’années. Il a passé six ans à Buenos Aires et six ans à Montevideo. Il a dû quitter ses pays d’origine pour le « froid boréal de Paris et la compagnie sauvage des Gaulois à la cervelle étroite ». Son retour en 1984 sur les lieux de son enfance va opérer un premier pas vers l’oubli. Il passe ses nuits entre cocaïne, alcool, marijuana. Il ne désire plus qu’une chose après son long séjour : ouvrir un livre, retourner à sa feuille blanche, prendre son stylo à plume. On ne cesse ici d’arpenter les époques et les lieux. L’exil contraint à rechercher un « temps passé » et une « terre perdue ».


Le narrateur a maintenant vingt-deux ans. Il revient changé de son voyage en Amérique du Sud. Il va passer de Narcisse à Pygmalion. Les filles plus jeunes vont dorénavant l’attirer. D’autres pays, d’autres amis, d’autres corps. L’oubli salvateur gagne un peu plus de terrain. L’apprenti écrivain et scénariste est un esthète à multiples facettes. Tout finit en des phrases étincelantes. On ne sait s’il écrit pour vivre ou s’il vit pour écrire. Il met tout à distance par un humour de tambour battant. Il se caricature notamment en « majestueux tartineur ». On suit, étape par étape, la fièvre de son mal-être. L’amour est porté haut et beau. Il revoit la femme toujours aimée à plusieurs reprises. Il attend son retour puis il entérine son non-retour puis il renonce à l’amour puis il prend acte de son besoin d’un nouvel amour. La Première Défaite se penche sur les divers états du cœur – aimer et ne pas être aimé ou être aimé et ne pas aimer – pour montrer le seul chemin paisible et possible du labyrinthe : la réciprocité des sentiments.



La littérature n’a pas besoin d’histoire. On peut résumer La Première Défaite en une poignée de mots malingres : un amour sans retour. C’est banal. Santiago H. Amigorena en fait une épopée humaine. Comment passer de la douleur à la douceur ? Le romancier (Le Premier Amour) et scénariste ( Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, de Laurence Ferreira Barbosa, ou Le Péril jeune, de Cédric Klapisch) et réalisateur ( Quelques jours en septembre) est fils de psychanalystes. On plonge dans un univers intérieur. Le temps est ressenti ; l’action est rétractée. Il se passe autant de choses enfermé dans une petite pièce de l’île Saint-Louis que prisonnier des paysages somptueux de l’Uruguay.


Hommage à la langue française et aux vaincus de l’amour


L’auteur se peint, à travers son double, en perdant magnifique. La victoire et la défaite sont des catégories caduques en matière d’amour. Car quel est celui qui gagne et quel est celui qui perd ? L’un part et gagne socialement ; l’autre perd et gagne humainement. L’amant éconduit nourrit sa douleur amoureuse parce qu’il sait que ça vaut de l’or. Tout est démultiplié dans la solitude du désamour. L’actrice s’amuse entre les célébrités, les futilités et les mondanités pendant que l’écrivain sculpte des phrases et revient sur les terres de son enfance. Santiago H. Amigorena rend hommage à la langue française et aux vaincus de l’amour. La Première Défaite évoque les désastreuses années 1980, l’âme et le corps argentins, la marchandisation de la culture. Tout est vrai. Mais La Première Défaite parle surtout de l’écheveau des sentiments : un homme est quitté et ça dure et ça dure parce que le regard des autres lui est indifférent. Il ne tient pas compte de la société ; il ne rend aucun compte à la société. C’est ça qui le ferait mourir.


Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 25 août 2012.




Amigorena dans le chagrin


Pendant quatre ans, l’écrivain et cinéaste Santiago H. Amigorena a pleuré un amour perdu. L’occasion pour lui d’écrire La Première Défaite, une contre-histoire des années 1980.


Voici le grand livre que l’on attendait sur les années 1980. Au troisième été qui suivit sa séparation d’avec Philippine, le narrateur se rend au restaurant : « Comme presque tout ce qu’ont produit les années 1980, c’était mauvais, mais au moins c’était cher on souffrait en y mangeant exactement de la même façon qu’on soufre en s’asseyant sur une chaise Stark ou en portant ces vêtements étriqués qui étaient alors si prisés, mais on était soulagé par le fait de dépenser autant d’argent pour souffrir. »

La société de la success story nous a longtemps ensorcelés, et nous continuons de croire que réfléchir moins et dépenser plus sont les deux moyens de réaliser l’essence humaine. C’est en jetant dans la bataille sa défaite amoureuse que Santiago Amigorena parvient à briser l’enchantement. Le récit de son chagrin est la contre-histoire de la corruption morale apparue ces années-là.

Comme tout tableau d’une époque décadente, La Première Défaite a l’apparence d’une histoire d’amour extrême. Philippine est partie et, pendant quatre ans, le narrateur la pleure. Une intrigue mince comme une feuille de papier à cigarettes, mais qui fait l’extraordinaire coup de force d’Amigorena : car, dès lors qu’un rien lui rappelle Philippine, c’est toute la réalité qui sera perçue sous le régime de la transfiguration. « De quelle couleur est la douleur ? Quel est le goût de la souffrance ? Quelle est la forme exacte du désespoir ? La surface de la peur est-elle rugueuse ou est-elle glissante, vertigineuse, comme celle de l’ennui ? »

L’affaire avance lentement. Le premier hiver, le deuxième printemps, la troisième année… Le flot lacrymal ne s’interrompt pas, mais la moindre variation est un événement, qui rend le narrateur tour à tour « impuissant, dyspeptique, frigide, insomniaque ». Le chagrin se fait figure de l’être, présence à soi, disponibilité au monde. Les sens s’aiguisent, les sentences tombent : « Quand la hache pénétra dans la forêt, les arbres s’écrièrent : le manche est des nôtres ! » Se commentant lui-même (comme souvent), Amigorena précise : « L’aphorisme est la forme d’écriture du manque d’amour ». Peu à peu il comprendra que justement le manque d’amour est la vérité de l’amour. Expérience lumineuse, qui chante dans ses phrases : « J’avançais dans la nuit et j’étais le monde. J’étais multiple, j’étais légion. Ma peau devenait la peau de la nuit et, dans mes pas, battait le cœur de la terre ».


Parfois, songe-t-il, si Philippine n’était pas partie, « ce monde ne serait pas mort – les socialistes français n’auraient pas trahi leurs rares idées, les magasins de vêtements n’auraient pas remplacé les librairies, la musculation et la chirurgie esthétique n’auraient pas façonné ces corps nouveaux auxquels manque “tout naturellement” un cerveau ». Tenir bon. Ne pas céder sur son chagrin. Dans une digression, Amigorena répond aux récentes critiques du philosophe Georges Didi-Huberman contre le pessimisme de gauche. Lui se reconnaît dans le catastrophisme d’Agamben : le seul discours utile est« le cri ». Pourquoi écrire, alors ? Parce que s’il existe une chance sur un milliard pour que ce geste minuscule aide le soleil à se lever demain matin, « qui prendrait le risque de cesser son intime activité et que la nuit se poursuive, sans fin, sur la terre ? La tristesse est un acte de foi. »


Concocter le contrepoison de son époque est un travail de bénédictin. Il faut embrasser le général et exprimer le particulier. Proust en reste l’alchimiste inégalé et, comme des milliers d’écrivains, Amigorena est obsédé par son devancier. Qu’écrire après ? Sa solution est d’une folle prétention : « Faire à Proust ce que Joyce a fait à Homère ». En surface, il en résulte quelques phrases de la Recherche glissées incognito (p. 520, 574…). Mais le parrainage lui permet surtout de donner libre cours à la démesure de son projet et de solder au passage le faux dilemme de l’autofiction.

Car, si le mot « roman » est écrit sur la page de garde, La Première Défaite se présente comme une partie d’un ensemble incluant les romans déjà parus (sur son enfance et son adolescence) et ceux à venir. Ses tâtonnements de « crapaud graphomane » en seront le fil conducteur, avec insertion de ses tentatives de jeunesse, poésie, lettres, notes... À ce point de fusion entre l’œuvre et l’écrivain, l’enjeu n’est plus la vérité que ressasse l’écriture, mais celle qui naît chez le lecteur. Et ici elle est grande.


Eric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 30 août 2012.



La Première Défaite


Il a aimé Philippine à en devenir fou, puis il a connu le goût de la souffrance, la forme exacte du désespoir quand elle « a décidé de la fin de notre amour »… La Première Défaite est le traité minutieux et frénétique de cette passion perdue, un livre-fleuve excessif et drôle, écrit par un « crapaud graphomane » pour une jeune comédienne. Durant les quatre années qui suivirent leur séparation, Santiago continua de vénérer Philippine, de jour comme de nuit, de lui écrire des poèmes par centaines pour les brûler aussitôt et de pleurer de l’aube au crépuscule en espérant un jour oublier sa peau.

Depuis quinze ans, l’écrivain poursuit une œuvre autobiographique ambitieuse et singulière, dont les titres résonnent comme de longs chapitres aux titres évocateurs : Une enfance laconique (1998), Une jeunesse aphone (2000), Une adolescence taciturne (2002), Le Premier Amour (2004)… Philippine était déjà en bonne place dans ce « premier amour » rencontré au lycée, possédé, vénéré puis brisé. Au-delà des sentiments et de leurs effets destructeurs, l’auteur parvient à poser la question de la perte et du refus d’oublier. Né à Buenos Aires en 1962, arrivé à Paris à 11 ans, il reste un exilé, un homme inachevé : « Je ne peux pas survivre à mon passé… le temps ancien, heureux ou malheureux, me perce le cœur d’une lame de douleur », s’exclame-t-il.

À travers une écriture luxuriante, un humour en trompe-l’œil et une naïveté travaillée, il maîtrise à merveille son obsession du ressassement, son besoin de revivre l’absence comme « une nostalgie douce et glacée, couleur pralinée aux pignons ». Proust reste toujours au coin de sa rue, et son Albertine/Philippine est un objet littéraire qui l’aide à construire son œuvre, habitée par la conscience que la mémoire et l’oubli ne font qu’un.


Christine Ferniot, Telerama, 1er septembre 2012.




Adieu Philippine.


Santiago H. Amigorena délaissé par une jeune femme, le narrateur compose un traité du sentiment amoureux où l’élégance le dispute à l’humour.


C’est un fleuve de mots et d’amour où l’on engage vivement à plonger sans tarder. Un livre de douleur et de souffrance, de larmes et d’encre. Un livre à nul autre pareil, tout en excès, en démesure. Dans la rentrée littéraire, rien ne ressemble au bouillonnement de La Première Défaite de Santiago H. Amigorena. L’auteur, né en février 1962 à Buenos Aires et établi à Paris en 1973, n’est pas un inconnu.

De lui, on sait qu’il est à la fois écrivain, scénariste et réalisateur. Dès les années 1990, son nom est apparu au générique de nombreux films remarqués comme Le Péril jeune de Cédric Klapisch, Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa ou Rien à faire de Marion Vernoux. On lui doit aussi deux longs métrages en tant que réalisateur : Quelques jours en septembre en 2006 avec Juliette Binoche et Another Silence en 2010 avec Marie-Josée Croze.

Cela fait vingt ans qu’il fomente un projet littéraire autobiographique d’envergure dont il distille çà et là les chapitres. Chez P.O.L, il a en déjà donné cinq parties. D’Une enfance laconique (1998) à 1978 (2009). En passant par Le Premier Amour (2004), le récit d’une histoire d’amour. Un amour adolescent qui a provoqué ensuite « cinq années de douleurs aiguës autres que dentaires ». On y découvrait les destinées sentimentales d’un certain Santiago H. Amigorena. « L’illustre crapaud graphomane » ou encore « l’auguste têtard du XIIIe arrondissement de Paris ». L’élue de son cœur, Philippine, il l’a rencontrée au lycée Fénelon quand il avait 17 ans. Au début de La Première Défaite, la situation est hélas pour lui fort différente.

Ladite Philippine, à la peau d’amande et au goût de mangue, a décidé de la fin de leur amour après une année où il l’a « caressée, embrassée, léchée, mangée, bue, malaxée, tripatouillée – interminablement ». En le quittant, elle a ouvert une déchirure dans son cerveau et dans sa chair. Santiago n’abdique pas pour autant. Pendant quatre ans, quatre années à glisser progressivement du désir d’oublier à celui de se souvenir, il va encore l’aimer sans relâche. Le voici, enfermé dans son studio de quinze mètres carrés de l’île Saint-Louis, qui pleure, écrit, tape sur sa minuscule Underwood Standard Portable Typewriter. Des centaines de pages tombées d’un seul jet, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou presque, qu’il lui arrive de brûler dans la cheminée.

Il n’a heureusement pas tout jeté, et conservé des poèmes qu’il glisse ici, poèmes dont il s’excuse pour la naïveté. Inscrit à l’École du Louvre, le jeune homme d’alors sort peu de son île, se tient à l’écart du continent, marche longuement la nuit le long des quais, le plus près possible de l’eau. Avec ses amis insulaires, Juan, Gatti, Daniel, Catherine et Claude, il se nourrit presque exclusivement de crêpes. À chaque instant, l’inconsolable pense à Philippine, comédienne débutante. Sa belle qui sent l’eau de rose habite 22, rue du Regard, fréquente Christian Vadim et Patrick Bruel.

Santiago s’aère. Part à Buenos Aires, la ville de son enfance ; à Punta del Este, au bord de l’Océan. À la recherche d’un temps passé, d’une terre perdue. Petit, il a subi deux fois l’exil, quittant l’Argentine à six ans pour l’Uruguay, puis l’Uruguay pour la France à douze ans. On le suit aussi à Ferrare, à Londres, traînant dans le « désert vert » de Hyde Park, ou retrouvant l’été le soleil de Patmos. Quelques créatures féminines croisent son chemin. Comme Jade, mannequin qui prend momentanément possession de sa mezzanine ; la Danoise Marie, dotée d’une « insupportable beauté », dont il fait connaissance à Rome ; la brune Lucie, étudiante à Fénelon. Lecteur frénétique de La Recherche de Proust et de l’Ulysse de Joyce, celui qui s’est approprié la langue française n’a de cesse de transformer la souffrance « en un enjeu esthétique, ou narcissique ».

Traité du sentiment amoureux, prouesse narrative toute en ampleur et en ressassement, La Première Défaite montre un être intense qui écrit pour ne pas se suicider ou succomber à la démence. Amigorena, qui propose même au détour d’une page une réflexion sur le jogging, fait toujours preuve d’humour. Montrer en un clin d’œil qu’il n’est pas dupe, mais toujours sincère. Le lecteur en vient presque à remercier chaudement Philippine pour sa défection. Laquelle a permis la mise en chantier d’une œuvre inouïe et inclassable.


Alexandre Fillon, Lire, septembre 2012





Amigorena après l’amour


L’écrivain franco-argentin se souvient de sa "première défaite" et offre un livre de chevet aux vaincus de l’amour.


A l’aube des années 80, le jeune Santiago Amigorena s’était retrouvé confronté à une équation insoluble : "J’aimais Philippine, qui ne m’aimait plus." En le quittant, elle lui a confié : "Je voudrais t’aimer encore." Lui a répondu : "Je voudrais ne plus t’aimer." La Première défaite est le récit de ce premier amour envolé, avec l’ambition proustienne de faire une œuvre nombriliste pour mieux toucher à l’universel. Tous ceux - et on les sait nombreux - qui ont fréquenté ces Waterloo sentimentaux se reconnaîtront dans la débâcle : réclusion lacrymale dans un appartement où s’entassent chagrin et déchets, tentatives de fuite dans les voyages ou les paradis artificiels, messages interminables laissés sur un répondeur qui ne répond jamais, amitiés salvatrices… Le narrateur se distingue cependant du commun des mortels par son endurance dans l’épreuve de l’amour en solitaire : "Pendant quatre ans, j’ai consacré chaque heure du jour, et chaque heure de la nuit à une seule et unique activité : l’aimer - l’aimer sans qu’elle fût à mes côtés." Hypnotiques, obsédantes, les phrases ressassent cet état mélancolique qui exacerbe la sensibilité et permet de goûter aux mille et une saveurs du manque, de humer les innombrables parfums de la souffrance, mais aussi d’apprécier toute la beauté d’un lever de soleil sur Punta del Este. Par la force du style, la banale rupture devient une odyssée de 600 pages. Jusqu’à la conclusion, inévitable : la désacralisation des sentiments, le déboulonnage de l’idole tant vénérée, laissant l’ancien croyant sans foi : "La fin de la douleur peut être encore plus terrible que celle du bonheur." Santiago Amigorena ne sera pas un éternel Dante pleurant sa Béatrice. "Pour exceptionnel qu’eût été mon premier amour baigné d’encre et de lumière, pour exceptionnelle que fût finalement ma première défaite, lente et profonde, vécue plus pleinement qu’aucun autre évènement de ma lente et baveuse existence, je n’avais guère de choix : il me faudrait aimer encore."

La première défaite est aussi un réquisitoire contre les années 80, décennie corrompue, selon l’auteur, où l’homme est devenu une marchandise comme les autres, achetant pour mieux se vendre. Décennie hideuse où "la guerre entre l’art et l’industrie, commencée à la fin du XIXe siècle, prit fin ; et c’est l’industrie qui l’emporta". La fin d’un amour est toujours fin d’un monde.

De cette passion unilatérale reste aujourd’hui un majestueux mausolée de mots vibrants et de larmes séchées. "Crapaud graphomane" qui obscurcissait maladroitement des milliers de feuilles dans son studio d’étudiant de l’île Saint-Louis, Santiago H. Amigorena s’est métamorphosé en prince. La première défaite annonçait une victoire de la littérature.


Thomas Mahler, Le Point, 6 septembre 2012.






Vidéolecture


Santiago H. Amigorena, La Première Défaite, La Première Défaite - juin 2012