— Paul Otchakovsky-Laurens

Ces choses-là

Marianne Alphant

Ce devait être un livre sur la légèreté, entrelaçant des figures dix-huitièmes : grâce et caprice, enchantement, libertinage, fêtes galantes, parcs et folies ; bonheur aussi, cette idée neuve. Mais l’exaltation d’un siècle aérien est sans cesse menacée par le retour d’un dix-huitième plus noir et plus terrible. Le siècle est trouble, il faut choisir, mais la narratrice hésite, tour à tour tentée par le frivole et par l’héroïque. La vie de Casanova ou celle de Robespierre ? Un lit de Fragonard ou des scènes d’échafaud ? L’herbier de Rousseau ou l’exhumation des tombeaux de...

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La presse

Heureux petits riens



Dans le délectable « Ces choses-là », Marianne Alphant raconte le XVIIIe siècle par les détails négligés, les angles morts de l’Histoire


Il faudrait pouvoir fredonner Ces choses-là. Plutôt que de le résumer, être capable de rendre la mélodie entêtante de cet éloge obsessionnel, émerveillé, du XVIIIe siècle. Certains livres sont des chansons, quelques notes légères qu’on croyait destinées à passer, et qui vous trottent longtemps dans l’esprit, ravissement estompé qu’il ne faut pas laisser se perdre. Leur réussite est de ne vous avoir emmené nulle part qu’en vous-même, de ne vous avoir rien dit d’autre que ce que vous saviez déjà ; et pour autant tout est soudain plus aérien, plus vif, tout danse en vous avec un bonheur nouveau.

Marianne Alphant, mieux connue pour ses essais sur l’art (sa biographie de Claude Monet, Une vie dans le paysage, Hazan, 1993, fait autorité), est l’auteur d’une poignée de textes de fiction ou, comme celui-ci, de méditation intime (Petite nuit, POL, 2008), qui font d’elle un écrivain rare, mais unique, et d’une étonnante puissance, dont tout le monde devrait se rendre compte en lisant Ces choses-là, le plus délectable de ses livres. Délectation que procure sa musique, donc, mais quel est ce pouvoir qu’exerce sur nous une musique, le rythme d’une phrase, le mouvement d’un paragraphe, d’un texte entier, de ses boucles, de ses ruptures, de ses éclats ?
Ce qu’accomplit Marianne Alphant est si simple que la réponse échappe à mesure que ce pouvoir, de plus en plus, s’impose. Elle s’abandonne aux plaisirs d’une littérature d’anecdotes, raconte l’Histoire par le petit bout, par les angles morts de l’historien. Loin de brosser une fresque, elle ramasse au passage ce qui n’aurait pu y entrer. « Des riens retenus sans qu’on sache pourquoi : pour leur forme insolite, coupante, l’excitation, le charme, un souvenir, des regrets. »

Les formes sont variées, avec ce point commun d’être rapides, nerveuses. Une note prise dans un musée, sur la position d’un corps chez Fragonard, la lumière qui baigne un Watteau, s’imbrique dans une lecture de Rétif de La Bretonne, de Sade, de Crébillon fils, ou dans l’évocation d’une promenade. Les Mémoires secrets de Bachaumont permettent de dresser, sur une vingtaine de pages, un tableau des faits les plus oubliés des années 1762-1770 : une faute de français du petit duc de Berry (« il pleuva »), le mariage de Mlle Chouchou, « marchande de modes », avec le célèbre romancier Baculard d’Arnaud, l’histoire de ce lieutenant de police amoureux de la femme du bourreau, et qui devait sans cesse envoyer ce dernier « pendre et rouer à droite à gauche s’il voulait voir sa belle »… Est-ce qu’il ne serait pas dommage d’ignorer que, en septembre 1769, « une compagnie a obtenu le privilège exclusif de fournir des parasols pour la traversée du Pont-Neuf à ceux qui craignent de se gâter le teint »  ? Est-ce qu’il n’y a pas une gaieté sans pareille à se souvenir d’épisodes infimes, pour le seul plaisir du souvenir ?


Cette gaieté, le XVIIIe siècle fournit en permanence des motifs de l’éveiller. De l’extraordinaire licence sexuelle née avec la Régence, qui fut une école d’émancipation, aux Lumières, à cette « idée de liberté, cette idée terrible et bouleversante d’échapper à l’oppression », c’est un siècle soulevé par une énergie irrépressible, un siècle où l’humanité déborde et se dépasse. La tragédie est là aussi ; la Terreur, les prisons, la guillotine sont au bout. Mais Marianne Alphant semble avoir écrit ce livre pour pouvoir céder à ses caprices de petite fille un peu monstrueuse, si l’on songe à l’ampleur de sa culture, à l’expérience de la vie qu’elle manifeste ; et son caprice n’est pas de rouvrir des tombeaux.


Elle se met en scène pourchassée par «  Madame l’Histoire », harceleuse rébarbative qui voudrait la faire rentrer dans les rangs d’un savoir moins frivole, et glissant entre ses doigts qu’on imagine fort décharnés. Elle préfère, sans se masquer la tristesse des temps, revenir toujours au bonheur. De Mirabeau emprisonné, elle retient ce qu’il écrivait à Sophie, elle-même dans une « maison de discipline » : « Comme nous aimions notre lit ! » Au diable la gravité de l’universel en marche. L’objectif doit être atteint coûte que coûte : « Renaître au milieu des détails. »


L’Histoire est chez Marianne Alphant une affaire intime, non pas contre, mais à côté des enjeux de la mémoire collective, fil plus secret qui relie par-delà le temps les hommes aux hommes, les mortels aux morts, les vivants au souvenir de toutes ces existences passées qui sont comme l’humus du présent. « L’historien ramasse de la terre, elle est muette et froide. Sa main la réchauffe. Il la regarde, atomes et grains, si peu, c’est nous, il serre dans sa main cette poignée de terre, la soulève vers la lumière et nous avec. »

Que le bonheur de lire Ces choses-là soit aussi grand, que l’air qu’il nous a chanté à l’oreille nous charme autant, ne tient sans doute à rien d’autre qu’à un art que Marianne Alphant porte très haut : l’art magique de donner une forme inoubliable à cette grâce de la vie, de toute vie, à cet entrelacs éblouissant des riens qui nous constituent, et que nous sommes.



Florent Georgesco, Le Monde, 15 février 2013




Avec « Ces choses-la », Marianne Alphant se projette joyeusement dans un siècle de luxe, de luxure et de violence.


Ce livre est un petit miracle d’intelligence et de grâce inquiète Voila quelqu’un qui se propose, ni plus ni moins, de nous raconter le XVIIIe siècle, mais à sa manière, et en s’émancipant de la glose, de l’énorme littérature (de Lavisse à Soboul) qui en a brossé le tableau. Mais, justement, il ne s’agit pas de littérature : Marianne Alphant, elle, veut épouser ce siècle en écrivain, par la langue, par les sens, en entrant dans son « champ magnétique » Pourquoi le XVIIIe ? Parce qu’il est ce point de jonction entre l’ancien et le nouveau monde, ce « moment de basculement » ou une société déliquescente se trouve soudain emportée par le vent de l’Histoire, et disparaît. Mais pas tout à fait, nous dit l’auteure, la preuve, « je m’en souviens ». C’est sur ce « souvenir », mais d’une époque qu’elle n’a bien sûr pas connue, que repose son entreprise littéraire. L’audace de Marianne Alphant est là par immersion dans le siècle, par intuitions et « divagations », glissements en tout genre, et en s’exerçant a la réminiscence, elle parvient non seulement à nous introduire dans le « paysage », mais aussi à s’y déplacer comme si elle en était un des figurants. Des talents de médium ? De rêveuse, en tout cas, qui se sent des affinités coupables avec cette société décadente, dont le faste et les vices la fascinent, telle une « Marianne » qui regarderait en arrière. Mais quelqu’un veille, pour la rappeler a l’ordre et blâmer ses « vagabondages » stériles alors qu’elle prétend restituer ces instants mémorables qui menèrent à la Révolution : ce quelqu’un, c’est « Madame l’Histoire », comme elle l’appelle quand notre Marianne se laisse un peu trop aller à la flânerie, aussitôt la statue du commandeur (son « surmoi ») se dresse devant elle et lui reproche de se perdre « dans les détails ». D’où des dialogues savoureux entre cette Histoire en majesté, austère, officielle, et son élève exaltée, toujours prête a s’émerveiller devant la délicatesse des jardins et du mobilier de cette époque « Reprenez, on traîne », dit l’une « Laissez-moi divaguer », supplie l’autre Ou bien « Allez, petite apprentie Régence, Louis Xl, Lotus XM, Revolution, Thermidor, Directoire, Consulat ». Nouvelle supplique « Laissez-moi regarder encore ces manteaux, ces satins, ces velours ». Pour tenter de clouer le bec a Madame l’Histoire, ladite apprentie se sert de fils conducteurs. La peinture, d’abord, Fragonard et Watteau, Boucher, ces magiciens de l’ornement, de l’agrément et de la sensualité Voyez, lui dit-elle, ce siècle est là, dans cette « literie voluptueuse », ce « renflement des étoffes », ces « vapeurs et fumées ». Et de dresser l’inventaire des « objets dix-huitième » poudriers, tabatières, bonbonnières, breloques, étuis, etc. La litterature aussi vient a son secours Marivaux, Laclos, Diderot, mais surtout Casanova et Rousseau, dont les « Memoires » et les « Confessions » s’invitent dans le texte comme on se glisse dans un lit. Et, pour finir, parce que l’instance historique l’a ramené à Robespierre et à la Terreur, c’est-à-dire au versant noir de cette période – Sade. L’auteure a sûrement pris un immense plaisir à s’immerger dans « cette France avant-gardiste et retardataire ». On le sent à sa langue, aux tournures de cette époque qu’elle reprend a son compte, comme par jeu et en s’étourdissant elle-même. Ainsi, à propos de la princesse de Lamballe, que ses déboires conjugaux tourmentent, elle écrit qu’elle « souffre d’une galanterie donnée par son mari ». Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer l’horreur de ce temps, l’échafaud et « le bruit de la lunette sur le cou ». Sans se livrer, Marianne Alphant dit beaucoup d’elle-même dans ce texte, comme si, rattrapée par quelque éblouissement refoulé, elle avait décidé de s’y abandonner. Cet éblouissement est communicatif.

Igor Capel, Le Canard enchainé, 13 mars 2013

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Marianne Alphant, Ces choses-là, Marianne Alphant - Ces choses-là - 28 janvier 2013