— Paul Otchakovsky-Laurens

La Cattiva

Prix de la romancière 2013

Lise Charles

Six ans avant le début de cette histoire, on avait dit à Marianne Renoir, alors âgée d’une quinzaine d’années, que le jeune homme qu’elle voyait là, sur le trottoir d’en face, en train de faire ses lacets comme vous et moi, descendait du pape Sixte Quint et de la grande famille des Peretti, dont Stendhal a raconté quelque part les aventures. Il sait le grec ! avait-on ajouté. L’italien aussi, à coup sûr, car il passait tous ses étés dans la villa de ses aïeux, près de Ferrare. On murmurait même qu’il était poète. Et si je l’épousais ? s’était demandé Marianne.


Six ans plus tard,...

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La presse

La demoiselle de Ferrare



Fin de l’amour dans «la Cattiva», le premier roman de Lise Charles



À quoi rêvent les jeunes femmes ? Comment leurs rêves font-ils leurs vies et leurs romans ? Lise Charles a 25 ans, une délicatesse pointue, une timidité féline et redressée, la vivacité d’une lingère légère et un je-ne-sais-quoi rappelant l’atmosphère d’un film qu’elle aime, Les Parapluies de Cherbourg. Sur la fragilité de l’amour, la grâce déçue qui le déterminent et l’enveloppent comme un cadeau magique empoisonné, elle dit que « c’est le film qui m’émeut le plus. La dernière scène est si juste, si belle… » Les années ont passé, il neige, Catherine Deneuve fait par hasard le plein dans le garage où travaille l’homme qu’elle a aimé, qui l’a aimée. La guerre d’Algérie les a séparés, ils ont 25 ans et ils n’ont plus rien à se dire. Les circonstances sont pires que l’oubli.


Il y a des phrases du film de Jacques Demy dans La Cattiva. C’est le premier roman de Lise Charles et c’est une autre histoire de fin de l’amour, pleine de charme, de références, de vitesse. Le talent déborde agréablement, jusque dans ses défauts par excès, la recherche de simplicité : « Je voulais montrer une situation où l’on s’ennuie un peu, avec la déliquescence. L’amour comme une bonace, tel que l’écrit La Rochefoucauld, mais aussi l’amour comme Stendhal. À la fois l’ennui, l’exaltation, le dégoût, et, en même temps, que ça aille vite. » Lise Charles a beaucoup lu. Elle essaie de sentir comment l’oublier. Elle aime Stendhal, et, pour les mêmes raisons, cette vitesse qui naît de l’apparent sans-y-penser, Limonov de Carrère et Michael Jackson de Pierric Bailly, « des gens qui ne paraissent pas se regarder écrire ». Du roman qu’elle met par-dessus tout, La Princesse de Clèves, elle sauterait volontiers les pages d’exposition, qui l’ennuient : « Je déteste m’ennuyer. »



Glaces.

La Cattiva se passe essentiellement dans un château, près de Ferrare. Marianne Renoir a une vingtaine d’années, elle dessine et passe le bel été, pas si beau, avec Pierre Pansart, l’homme qu’elle ne supporte plus et par qui elle ne se supporte plus. Elle braille du simili-italien dans les rues, adore sa chienne mal élevée, mange des glaces, jette des poires, déteste le corps de son ami, va-et-vient entre désirs incertains et réflexes inappropriés : tout le galop du naturel qui boite et crie. Pansard a été choisi « parce que c’est laid, et parce que ça rime mal avec Renoir. »


Le château appartient à la famille de Pierre, érudit latin-grec de 28 ans, khâgneux héritier des Perretti, qu’on trouve dans une nouvelle italienne de Stendhal, Vittoria Accoramboni. Stendhal ne parle jamais de Ferrare, Lise Charles y est allée et fut émerveillée. « Pierre, dit Marianne, je veux habiter à Ferrare, Ferrara, via Terranuova, rien que pour le nom. Je ne pourrais pas vivre dans une rue qui aurait un nom moche, ni même trivial. » Pauvre Marianne, qui voudrait que la vie soit à la hauteur de tout ce qui nous manque. La Vie de Marianne, de Marivaux ; Les Caprices de Marianne, de Musset : « Il se trouve que tous les livres où une Marianne apparaît, je les aime », dit Lise Charles.


Conscience.

En 2004, élève du lycée Henri-IV, elle a obtenu les premiers prix aux concours généraux de français, d’allemand, de grec ; l’année suivante, un second prix de philosophie. Elle était tout aussi douée pour les mathématiques, ses professeurs disaient qu’ils n’avaient jamais vu ça. Ses parents sont professeurs à l’université ; son frère, mathématicien au CNRS. Elle est agrégée, lit Goethe en allemand, Virginia Woolf en anglais, même si elle ne comprend pas tout, le flux de conscience enrichit trop la langue. Les deux habitent le roman, sous différentes formes de pastiche. Lise Charles prépare une thèse sur les techniques d’anticipation et de suspense dans le roman français de 1600 à 1750. Cependant, sa tête bien pleine semble plutôt bien faite, comme simplifiée par la sensibilité du cœur. Elle aime La Fontaine, Baudelaire, Apollinaire, Jaccottet, Brassens et des chansons plus vaporeuses. « J’ai peu d’appréhension directe des choses, dit-elle. J’ai du mal à m’intéresser aux choses pratiques et je transforme tout ce que je vois, je vois toujours le matériau que je pourrais utiliser. » Le constat est sans affectation.


Lors d’une visite à Parme, puis dans ce château, le couple Marianne/Pierre se compose, se décompose, se recompose en trois temps. D’abord, le narrateur décrit les états d’âme et les sensations de Marianne : ton vif, précis, du dix-huitième dans lequel se glisse, en fluidité, sans guillemets ni tirets, les échanges parlés du jeune couple. Ensuite, fin de l’été, on lit le compte rendu que fait Pierre des moments vécus. Il n’écrit pas très bien, il utilise les tirets, les guillemets, il est assez cuistre. Il écrit des alexandrins qu’on lit, certains ont été composés directement par Lise Charles, d’autres par Pierre tel qu’elle l’imagine : « Je voulais que le texte de Pierre soit maladroit, lourd et touchant, mais c’est difficile de “mal écrire”. J’avais d’ailleurs pensé à un titre, “Les Mauvais Poètes”, car si tous deux écrivent, aucun n’est écrivain. »


Marianne, en effet, écrit aussi. Son texte naît à l’ombre de Rimbaud, que Lise Charles a lu pour l’agrégation. Marianne écrit : « Rien. Cependant c’est la veille, recevons tous les influx de vigueur, et à l’aurore, nous entrerons aux splendides villes. » C’est Adieu, de Rimbaud, à quelques mots près : « …les influx de vigueur et de tendresse réelle… » La tendresse a sauté, Marianne en éprouve si peu, pour elle, pour Pierre. Mais, dit Lise Charles, surprise, « ce n’est pas volontaire. Je l’ai écrit de mémoire, la mémoire des personnages. Je ne voulais pas de citations exactes, j’avais l’espoir que les choses se fondraient, de manière discrète et hétérogène. Je n’ai pas voulu faire du Rimbaud. J’ai voulu que Marianne en fasse ». Le critique Jean-Pierre Richard lui a permis de mieux sentir le poète : « Une saison en enfer, c’est l’imaginaire de la terre brûlée. Les Illuminations, c’est l’idée de l’eau qui tombe. » Dans le roman, les deux pôles sont liés. Le cœur est une terre déjà brûlée ; la lumière de l’Italie l’illumine.


Chaque personnage découvre en même temps que toi, lecteur, ce que l’autre a pensé, observé, imaginé, écrit : jeu de miroirs et contamination. La fin revient vers Marianne. Ayant lu ce qu’il écrit d’elle et d’eux, elle pense que Pierre va la quitter, après qu’elle l’a voulu, espéré, attendu, craint, tout ça ensemble, successivement et contradictoirement. Mais les caprices de Marianne, ce bouquet de fleurs de nerf, n’ouvrent sur rien de certain. Au lecteur de courir et de ne pas conclure.


Le roman n’est pas autobiographique, mais il est écrit d’une façon qui permet d’approcher la vie de celle qui l’a écrit : « Notre vie est faite de ce qu’on a vu et lu, les choses viennent bien de quelque part. » Lise Charles a imaginé en détail la demeure de Pierre Pansart, avec sa chambre rouge, son village en contrebas, imaginé toutes les pièces et les perspectives pour n’en décrire que quelques-unes. La topographie doit un peu au Jardin des Finzi Contini, le film de Vittorio de Sica. Comme le roman de Bassani dont il est inspiré, il se déroule à Ferrare : « Je ne me souviens plus trop du film, mais j’avais gardé en mémoire son jardin, le court de tennis, la silhouette de Dominique Sanda. » Lise Charles s’inspire de ses souvenirs, elle ne les vérifie pas.


Le titre du livre a une histoire, comme le manuscrit. En italien, cattiva signifie méchante. Marianne ne cesse de se reprocher une méchanceté dont elle jouit : « Tandis qu’elle marchait vers le pré, elle essaya de séparer les méchancetés qu’elle avait exprimées durant la journée de celles qu’elle avait uniquement pensées. » Plus loin, pensant quitter Pierre, elle est ravie par sa « formule finale » : « Tant pis pour moi. Pardon pour tout. » Comme dans toute rhétorique amoureuse, la formule est inversable : tant pis pour tout, pardon pour moi.


Le premier titre était : La Dernière Poire des Fabbri. C’est la poire offerte par une famille proche de Pierre. Elle est délicieuse, mais Marianne la jette dans le caniveau dès la première ligne. Pourquoi ? Demande-t-il. Elle est exaspérée. Sait-on pourquoi on jette ce qu’on aime, pourrait aimer ? Pourquoi on aime, on n’aime plus ? De quelle façon l’amour et le plaisir naissent et disparaissent par les gestes, les instants, les peurs, les fruits, les souvenirs, par la fabrique et la contamination du récit amoureux ? La dernière poire, donc. Celle qu’on jette quand on n’a plus soif. Mais un jour, l’an dernier, dans un parc de Pise, Lise Charles entend une mère dire à son fils : « Cattivo bambino ! » « J’ai alors pensé le titrer La Cattiva Bambina, mais c’était trop long, et puis, La Cattiva, ça rappelle la Captive de Proust. » À cette époque, elle a déjà envoyé son manuscrit à P.O.L et Gallimard. Le premier n’a pas répondu ; le second l’a encouragée sans proposer de publication. Elle se trouve à Pise lorsque, sept mois plus tard, Paul Otchakvosky-Laurens lui écrit. Il avait perdu la feuille sur laquelle se trouvaient ses coordonnées. En cherchant sur Internet, il a trouvé qu’elle était la sœur de son frère, auquel il a écrit à son adresse du CNRS : « Entre-temps, j’avais retravaillé le texte, ajouté le manuscrit de Pierre, simplifié certaines choses. Il a pris la nouvelle version sans discuter. » L’éditeur prend ou refuse les manuscrits, mais il ne les corrige pas.


L’héroïne du livre est une sorte de captive volontaire. Son nom, Marianne Renoir, est celui d’Anna Karina dans Pierrot le fou. D’ailleurs, Lise Charles a envoyé le livre à Godard, qui ne lui a pas répondu. Elle n’a pas la télé, mais elle va tout le temps au cinéma, voit des vieux films et des nouveaux. Cette année, elle a été émue par Tabou, Blancanieves. Son roman et son héroïne agaçante rappellent aussi certains films de Rohmer, « un réalisateur que j’aime d’autant plus que je ne sais pas pourquoi. Ses films, on dirait des séries télévisées, et je ne comprends pas pourquoi ils me marquent autant ». Quant à Pierre, avec ses longs membres, sa maigreur poilue et son regard étrange, il est inspiré par Anthony Perkins dans Psychose : « J’aime beaucoup Hitchcock, même si je n’ai pas une passion particulière pour ce film. Mais je me souvenais du corps et du regard de l’acteur dans la dernière scène, celle de la mouche. »


Quand Pierre est malheureux, il sort le médaillon de l’un de ces ancêtres. Elle l’observe avec une précision pitoyable et impitoyable : « Elle avait été séduite par l’expression timide et dolente que prenait dans ces moments le visage de Pierre, et par la teinte presque mauve dont se coloraient ses joues sous l’effet du respect. » Une fois de plus, elle lui dit Je ne t’aime plus : « Il appuya son front sur ses mains. Marianne se demanda ce qu’elle avait dit, pourquoi elle l’avait dit. Pierre ne bougeait pas, mais ses bras maigres et lisses semblaient s’allonger à vue d’œil. Il éternua. Il éternuait toujours avant de pleurer, il l’expliquait en disant c’est comme si mes larmes, en fait, grimpaient dans mon nez avant de sortir ; ça me chatouille, donc j’éternue. Il descend d’aristocrates italiens et il pleure comme un petit-bourgeois. »



Collants.

Les bras qui s’allongent viennent de Perkins. Le reste est une cruauté de jeune fille, doublée par l’imaginaire saturé de Lise Charles. Marianne n’aime pas la manière dont Pierre répète deux ou trois fois la même chose en ne changeant que l’ordre des mots. Lise n’aime pas les phrases qui s’allongent et se répètent, comme des bras trop collants, dans les explications et les répétitions.« Regarde, dit Pierre, des gouttes de soleil sont tombées sur les carreaux. Finalement, c’est comme si le soleil frappait à la fenêtre et… Marianne s’efforça de ne pas écouter la fin de la phrase, elle ne voulait plus avoir aucun sentiment négatif. » L’écrivain naissant lutte contre la fin des phrases qui le guettent, n’en finissent pas, sont presque toujours de trop : « J’aime que la littérature soit miraculeuse, que l’on ne sache pas d’où ça vient, dit-elle avec un léger sourire. C’est pour ça que je n’aime pas ce que j’écris, je sais trop d’où ça vient. » Il y a toujours de l’enthousiasme à lire comment un romancier cherche à dissoudre la culture qui l’a fait dans l’aventure d’un récit.


Le seul personnage autobiographique est la chienne de Marianne, Ourga. Dans la vie de Lise Charles, c’est un berger australien, tricolore. Il s’appelle Ardell, du nom des deux ruisseaux nivernais entre lesquels il court, l’Ardant et l’Arthel. Il a 7 ans, l’âge de raison que les amoureux ont la chance de ne jamais atteindre, même quand ils ne s’aiment plus.


Philippe Lançon, Libération, 11 avril 2013

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