— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Enfances Chino

Christian Prigent

Fin des années 1950. Une petite ville bretonne, bourgeoise au cœur, industrieuse à ses marges, rurale dès ses franges. Le jeune garçon Chino, descend dans un tableau de Goya : Les Jeunes. Ses figures fixes s’animent. Puis celles d’autres Goya croisés au long du parcours. Entre les lavandières posées au fond du décor et les deux filles debout sur la colline d’en face : 2 km,  une demi-journée, 576 pages. Le rideau tombe juste avant que le monde ne bascule dans la nuit derrière le coteau : voici venir l’adolescence.


Entre temps, Chino aura engendré des doubles de lui-même : Fanch, Broudic, Pilar. Tempêtes sous ces...

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La presse

Vadrouilles de l’enfance


Les Enfances Chino se présente comme un roman, où l’on suit un garçon surnommé « China » dans ses vadrouilles et rencontres, bref dans ses petites histoires. C’est aussi une exploration de l’univers du peintre Goya. C’est surtout une vaste expérimentation langagière, qui varie les rythmes, les registres et les modes, et une réflexion sur le temps.


Au commencement étaient les lavandières, ou plutôt La Lettre, un tableau de Goya aussi appelé Les Jeunes (par opposition au célèbre Le Temps ou Les Vieilles). On y voit au premier plan deux femmes, en promenade, oisives, et à l’arrière-plan des lavandières en pleine lessive. Les Enfances Chino commence au lavoir, un milieu où s’épanouit sans accroc le verbe truculent de Prigent : « Ça va, la buée ? Ça va, ça mijote. Tu fais quoi ici à traîner les guêtres à motta l’allure ? (demande la Marie, complétée Dondaine à cause des volumes). Rien bien net, on vaque. J’observe où xa pousse. Je fais la causette aux sapins. Autant dire tu glandes, voyez lafeignasse (dixit Nez-de-Fouine, la garce à Cul-d’Rat). » Et les deux jeunes au premier plan du tableau ? On les découvre à la toute fin, en proie aux commérages, la plus jeune surtout, avec son jabot moulant qui accroche la lumière et son billet doux au centre du tableau et le chien excité à ses pieds. Car, entre-temps, Chine a fait du chemin et, peut-être sous l’influence de l’ami Broudic, les appas féminins le laissent de moins en moins indifférent. Chine, en gosse ordinaire, traîne en effet avec des copains, deux surtout : Fanch et Broudic. Mais il y a aussi Pilar, le petit Espagnol et puis le souvenir de l’autre Chine, celui qui s’est noyé. Ce roman, c’est bien plus qu’un jour d’enfance. « Blues dè l’enfant plié en quatre (intermède récapitulatif) » le laisse entendre : Chine et ses copains sont des avatars de l’enfance, du vadrouilleur-rêvasseur à l’enfant de la balle en passant par le bon élève et le crade zizi-panpan. Les sujets sont variés, fidèles à des préoccupations enfantines, sports et jeux bien sûr, école, famille, nature, propice ou non aux rêveries, éveil à la sexualité, la mort et son cortège de cauchemars. Les modes alternent : rimes d’écolier, parodies d’opérettes, vaudevilles mythologiques, recettes, chansons paillardes, dialogues philosophiques... Sans compter les titres de chapitres et sous-chapitres, parodies d’épisodes de feuilletons, de titres de films, de chansons mais aussi d’oeuvres plus classiques (« nom de gens : le nom », en clin d’oeil à un illustre écrivain français dont l’oeuvre la plus célèbre commença à être publiée il y a cent ans cette année). Prigent utilise toute la gamme lexicale, du vocable savant à l’argot en passant par le latin de cuisine, fait appel à tous les sens en général et parfois avec une dominante, comme dans les sous-chapitres « essai de bruitage » ou « tentative de description de l’odeur d’un pont ». Comme dans les Caprices et les Désastres de la guerre de Goya, sources explicites d’inspiration, il y a du grotesque et du terrifiant, de l’hybride et dè l’amputé.


La plume de Prigent est aussi reconnaissabie que la « patte » de Goya. Ses outils : une grande maîtrise de la langue française (et de ses registres) et une habileté pour cadencer les phrases, jouant sur les monosyllabes ou les répétitions, mais ce goût pour le jeu n’est pas seulement parodique, lexical ou sonore, il est aussi typographique, avec des jeux sur les polices de caractère et les signes, quels qu’ils soient. Dans son « alphabestiaire », le O est un scarabée, le Z une sauterelle et le § « deux vers amoureux ». Sans idéaliser l’enfance, Prigent en fait jouer tout le potentiel poétique. Les gravures de Uoya sont le reflet d’une époque mais ont une portée universelle ; il en est de même pour ce roman de Prigent : c’est un petit coin de l’Ouest de la France et une certaine époque où coexistent lavandières, Carambar et Pif Gadget, mais au final « même au fond du trou de bledqu ’on habite, le temps, le long temps d’histoire ami des massacres, nous déboule dessus et nous tire la manche : observe, pense à moi, sache que je t’attends ». C’est aussi ça, grandir. Et c’est aussi ça, lire. Le temps de la lecture donne à percevoir le temps vécu, avec toutes ses dilatations et ses arrière-plans.


Sophie Ehrsam, La Quinzaine Littéraire, août 2013

Et aussi

Christian Prigent, Grand Prix de Poésie 2018 de l'Académie française

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Christian Prigent, Les Enfances Chino, Les Enfances Chino - mars 2013

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