— Paul Otchakovsky-Laurens

Apaisement, Journal VII

Journal VII 1997-2003

Charles Juliet

Comme les précédents, ce nouveau tome du Journal de Charles Juliet, comporte des notes de voyage, des réflexions sur l’écriture et l’art, et cette fois, plus évidemment, sur le temps qui passe et sur l’âge qui vient. Avec une vraie confiance, maintenant, dans la vie et dans l’autre, avec l’apaisement :

Un regard serein    apaisé

Une plus large ouverture sur le monde

L’exigence éthique inévitable

Une écriture ferme et limpide

Des notes dont certaines sont proches
du poème en prose

Pour restituer des moments de vie
des rencontres    des souvenirs    des lectures
des...

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La presse

Charles Juliet, ce grand vivant

L’écrivain et poète publie le septième tome de son « Journal », témoignage d’une vigilante plénitude, d’une « gravité légère », généreusement partagé.

Le journal de Charles Juliet est une entreprise unique dans le paysage littéraire français. Tenu par l’auteur depuis 1957, peu à peu publié et republié par Paul Otchakovsky-Laurens depuis vingt ans, cet ensemble de notes–aujourd’hui considérable–s’enrichit d’un septième tome que l’on sait très attendu de la communauté fidèle de ses lecteurs. Intitulé Apaisement, ce tome VII couvre la période janvier 1997-août 2003 et s’interrompt pour laisser place à Au pays du long nuage blanc, chronique d’une résidence d’écrivain en Nouvelle-Zélande (P.O.L, 2005). Ce n’est pas la longévité qui donne à cette œuvre son caractère exceptionnel, mais la nature de la réflexion qui s’y déploie, centrée sur la vie intérieure, tendue par l’exigence de la connaissance de soi. Ce travail d’une vie, Charles Juliet l’a entrepris à vingt-trois ans pour répondre à une nécessité absolue.
 Petit paysan séparé de sa mère quelques semaines après sa naissance, élevé par une autre mère qui lui fit don d’un amour inconditionnel, envoyé à l’âge de douze ans dans une école d’enfants de troupes, il avait échappé à la guerre d’Indochine et s’apprêtait à devenir médecin militaire. Il s’effondra. Être fragmenté, accablé par une souffrance dont il ne soupçonnait pas l’origine, taraudé par le besoin d’écrire et son impuissance à le faire, il commençait dans la confusion et le désespoir un long, douloureux chemin de résilience.
Du tome I, Ténèbres en terre froide, à cet Apaisement, le journal est le récit d’une lente renaissance, commencée dans un cri étranglé, poursuivie dans l’adversité du doute, l’intransigeance, l’effort constant « d’élucidation » intérieure. Il fallait se dégager de la gangue épaisse pour que la lumière, enfin, surgisse. Le « a » de cet apaisement en appelle un autre : celui d’un assentiment plein et entier à la vie, par un homme revenu de la tentation du suicide. Surtout – et c’est ce qui le rend si précieux –, un homme que son périple a rendu capable de rejoindre chacun, en si peu de mots, au tréfonds de lui-même.
Que l’on connaisse ou non son œuvre d’écrivain (L’Année de l’éveil, Lambeaux…), de poète (Moisson, publié en 2012, excellente introduction à ce versant de sa création), de dramaturge (Un lourd destin, L’Incessant) ou de compagnon des peintres (à commencer par Bram Van Velde, Cézanne…), lire quelques pages de Charles Juliet, c’est être frappé par cette justesse, ce dépouillement, cette limpidité, cette exigence qui témoignent avec force d’une quête mise en partage, avec le souci constant d’authenticité et de fidélité au « vrai ».
De tout cela, il est bien sûr question dans Apaisement. Et puis de souvenirs et de découvertes, d’amis vivants ou morts, de rencontres bouleversantes et d’expériences amères (ce passage, d’une honnêteté confondante, sur les écrits de Michel Leiris, devenus si lointains). Et puis d’écriture («écrire ma voix, reproduire le rythme qui me scande»), de langue, de lectures (Camus, tant admiré, Hölderlin, frère par-delà les siècles…), d’expositions, d’émissions de télévision et de radio, de jazz… Anecdotes rapportées, histoires stupéfiantes, lettres trouvent leur place naturellement. Jamais en vain, mais pour ce qu’elles disent des mystères et des beautés qui nous environnent, de notre humanité souffrante, et si généreuse, et si désespérante.
Aussi apaisé soit-il, Charles Juliet est resté un arpenteur lucide de l’en-deçà, un guetteur affamé de ce qui rapproche les êtres en leur véracité. Celui que l’on soupçonne parfois, parce qu’on l’aura mal lu, de « naïveté », assume l’ingénuité d’un regard qui garde toute sa capacité d’indignation, accueille sans préjugé, ne craint pas d’« énoncer des évidences » souvent oubliées du plus grand nombre et se révèle incapable de cynisme.
Apaisement est le tome de la plénitude – une main tendue au-dessus du gouffre franchi. Le «trésor» enfin extrait de l’obscur magma aurait pu se perdre ; il n’a de sens que s’il rayonne pour réchauffer alentour. Si légèreté il y a, elle ne peut qu’aller avec cette gravité, cette unité qui centre le vivant sur l’essentiel?: «gravité légère», écrivit jadis Charles Juliet. Profonde compassion aux douces vertus.
Dans une lettre, une jeune femme offre à l’auteur ce quatrain de Goethe, parfait hommage au chemin accompli : « Tant que tu n’as pas fait tien / Ce – MEURS, MEURS ET DEVIENS / Tu n’es qu’un hôte morne / Au sombre de la terre ». 

Arnaud Schwartz, La Croix, 6 novembre 2013

Journal

Dans une langue épurée, Charles Juliet creuse en lui-même. Jusqu’à entrevoir la lumière

Rarement on a vu diariste aussi peu narcissique, centré sur lui-même pour mieux se connaître, à l’écoute de ce murmure lointain, ténu, porteur de l’essentielle vérité. Avec une humilité, une constance et une exigence exemplai-res, sans aucun contentement de soi, Charles Juliet creuse en lui-même, et invite le lecteur à se blottir avec lui dans la lumière entrevue au bout du tunnel. Ce septième tome de son journal, écrit entre 1997 et 2003, consacre cet « apaisement » qui est le sien, après des années de quête intérieure obsessionnelle, où « tout désir retombait aussitôt, mort-né, étouffé par une lucidité ravageuse ». La lucidité subsiste, toujours plus souveraine et plus aiguë, mais elle n’étouffe plus, elle accueille, elle tempère, elle réchauffe. Celui qui fut connu pour son récit autobiographique L’Année de l’éveil semble bien être proche de l’atteindre, au sens bouddhique du terme. Jamais Charles Juliet ne se laisse posséder par ses pouvoirs, jamais il ne crie victoire, et pourtant il a conscience de l’importance de sa découverte, source de plénitude enfin goûtée : « Désormais, la vie, je sais qu’elle a sa source en moi. »
L’homme a cheminé. Ce Journal remonte la trace de ses pas, jusqu’au plus loin qu’il puisse se rappeler. Rejaillissent de sa mémoire ces heures interminables où il gardait les vaches, petit garçon, dans une solitude tour à tour contemplative et pleine d’effroi. Ces années de haine et de colère, lorsqu’il était enfant de troupe, où il éprouva de réelles envies de meurtre. Plusieurs de ses livres ont déjà évoqué ces épisodes fondateurs, mais Charles Juliet a l’art de revisiter sa propre histoire avec une sérénité grandissante, portée par les mots les plus simples. Au fil des ans, il a défriché une langue qui lui paraissait presque malcommode à ses débuts, tant les mots se dérobaient. Et voici qu’ils s’agencent harmonieusement, secs et ancestraux comme les cailloux de sa campagne natale, dans le désordre et la lumière. L’épure ne met plus à vif, elle met en valeur. Des phrases aussi dépouillées que féeriques s’affichent sans crainte : « Journées lumineuses. Douceur de l’air. Bonheur d’être. » Eût-on imaginé pareille félicité dans ses premiers journaux, noirs, âpres, intransigeants ?
Charles Juliet ne suit d’autre logique que celle des hasards de la vie, il ne construit pas, écoute et regarde ce qui s’offre à lui. Les passants, intenses malgré eux. Les médias, pleins de pistes de réflexion. Les peintres, mus par la même ferveur que lui. Et tant d’êtres en souffrance, croisés au fil de rencontres organisées, qu’il a appris à ne plus fuir, à apprécier, même. Visiteur de prisons, d’écoles, de collèges, de lycées, de colloques, Charles Juliet semble surpris d’avoir surmonté ce doute de soi qui paralyse. Au plaisir de découvrir qu’il fait partie d’une constellation d’êtres humains, traversés par les mêmes questions, à la recherche de la même fluidité intérieure, s’ajoute l’amusement de constater ce qui le sépare des autres.
Car il y a aussi de l’humour dans ses écrits, un humour bienveillant, léger, né de son incommensurable soif de -vérité. Lorsque Charles Juliet égratigne son prochain, sa désolation de le voir prisonnier de la méconnaissance de soi l’emporte toujours. « Nombre de mes lectures ont été gâchées. Parce que j’étais trop avide. Ce que j’absorbais ne pouvait être assimilé », confesse-t-il le 3 janvier 1998. Ce tome VII des journaux de Charles Juliet se lit avidement, et s’assimile parfaitement. Il maintient juste assez en appétit pour le suivant.

Marine Landrot, Télérama, 16 novembre 2013

Charles Juliet au devant de lui-même

Dans le nouveau volume de son Journal, cet écrivain de l’intime, sobre, direct, concis, restitue la lumière juste des jours qui passent

Si la littérature peut être l’objet d’inépuisables inventions, l’écriture d’un journal a une tout autre fonction : consigner le tout-venant de la vie. Saisir ce qui se passe, d’une certaine manière, lorsqu’on n’écrit pas. C’est l’enjeu du nouveau journal de Charles Juliet (septième tome), écrit entre 1997 et 2003.
Quand on ne connaît pas cet écrivain de l’intime, on peut être surpris par l’extrême dépouillement de ses phrases qui ne recherchent jamais l’éclat. Car c’est une lumière juste qu’il veut restituer de ces journées qui passent. Sans éblouir. Sans jouer en somme au virtuose des lettres. Pourtant, la grande recherche formelle, Juliet la connaît bien. Il a dialogué avec d’éminentes figures de l’art moderne (notamment Samuel Beckett et Bram Van Velde) réputées pour avoir transformé la perception de l’art et du monde à travers leur aventure artistique.

« Écrire avec sa propre voix »

S’il est familier de l’avant-garde, ce n’est pourtant pas la voie qu’il a choisie. La restitution d’une expérience personnelle, et non sa transformation, l’intéresse. Cette forme d’écriture ne manque pas d’interpeller ses contemporains. Il rapporte ainsi la réticence d’une éditrice allemande qui peine à identifier son oeuvre de diariste. Elle lui reproche d’être « plus d’ordre spirituel que proprement littéraire », et considère qu’il n’est pas assez « préoccupé par la forme ». Réponse calme de Charles Juliet : « Ces grands novateurs que sont Kafka, Virginia Woolf, Proust, Faulkner, n’ont jamais expérimenté quoi que ce soit. Ils se sont contentés de mettre en mots ce qu’ils puisaient en eux-mêmes. […] L’important n’est-il pas d’être vrai, d’écrire avec sa propre voix ? »
Ce souci, pour l’écrivain, est une obsession quotidienne. Un ressassement. Comme si être soi n’était pas une donnée immédiate, mais le fruit d’une longue recherche intérieure. C’est bien la question cruciale posée par ce journal – à partir de laquelle d’autres échappées sont possibles. Car il faut avant tout « s’établir dans son être véritable ». Envisager le langage comme une expérience dépouillée, sans pour autant connaître l’assèchement du coeur – ou que cette simplicité n’appauvrisse l’expression. « Quand j’écris, je me préoccupe désormais d’être sobre, direct, concis. […] De n’être ni au-dessus ni en dessous de ce qui est à exprimer. »
Mais ce désir de transparence à soi, note Charles Juliet, est bien souvent entravé. Notamment par le problème de l’égocentrisme. Un fléau qu’il fustige à de nombreuses reprises dans son journal. « Quand on n’a plus son ego pour piédestal, il est difficile de faire bonne figure en société. » Si la littérature de l’intime peut potentiellement être un déversoir de narcissisme, d’exhibitionnisme ou d’impudeur, l’expérience de Charles Juliet prend un tout autre chemin. Il doit d’abord stabiliser sa voix pour mieux représenter ce qui se passe dehors.

Lumière intérieure

Dans sa recherche, Charles Juliet évoque souvent la destinée exemplaire des peintres qu’il aime, Cézanne ou encore Matisse, qu’il cite plusieurs fois : « La plupart des peintres cherchent une lumière extérieure pour voir clair en eux-mêmes. Tandis que l’artiste ou le poète possède une lumière intérieure qui transforme les objets pour faire un monde nouveau, sensible, organisé. »
Charles Juliet est habité par cette lumière intérieure. Mais il ne l’utilise pas pour défaire ou refaire le monde — seulement pour en dévoiler pudiquement les zones d’ombres. Il raconte la fragilité des êtres qu’il rencontre, leurs histoires de peu. Et c’est la partie la plus édifiante de ce journal : sa révélation de l’Autre.
Ce livre est en effet construit de petits récits qui viennent suspendre l’introspection. Des instantanés de vies croisées à l’occasion d’ateliers d’écriture, d’interventions dans des écoles, des prisons. Après une conférence, une femme vient ainsi à la rencontre de Charles Juliet. En larmes, elle lui explique que grâce à ce qu’elle vient d’entendre, elle a compris qu’elle n’était pas folle. « Quand il se trouve engagé dans la quête de soi, un être est conduit à des remises en cause qui le coupent de son entourage », explique l’écrivain.
D’autres faits plus graves sont seulement rapportés, sans jugement ni altération. Il s’agit de situations d’extrême précarité. De pertes. De déchirements familiaux. L’écrivain recueille ces témoignages dans des textes courts et poignants. Ce qui ne cesse de l’alerter ? Toutes les formes possibles de souffrance. La souffrance peut être destructrice, mais elle est aussi une occasion intense d’entrer en soi-même.
Charles Juliet s’en remet à cette phrase du Christ, rapportée par Thomas, qui éclaire et apaise : « Heureux l’homme qui a souffert, il a trouvé sa vie. » Entrer dans son journal, c’est comprendre qu’une oeuvre littéraire ne peut être réduite à la nature d’un objet : elle engage aussi son lecteur dans un dialogue vivant qui regarde le monde.

Amaury da Cunha,Le Monde, 15 novembre 2013

Charles Juliet : le juste mot

Loin du fracas médiatique, une œuvre, jour après jour, est en train de se faire. Sous la forme d’un Journal, c’est une pièce majeure de littérature que nous offre Charles Juliet, l’un de nos plus pénétrants poètes, l’un de nos plus exigeants écrivains.
Le grand public a découvert Charles Juliet à travers deux grands livres, L’Année de l’éveil et Lambeaux. Dans le premier, l’auteur revenait sur ses années d’enfant de troupe ; dans le second, il adressait à sa mère biologique, morte de faim dans un asile psychiatrique pendant la guerre, une ode magnifique et désespérée. Charles Juliet a quitté l’armée et abandonné ses études de médecine lorsqu’il a su qu’il devait écrire. Sa poésie, placée sous le signe de Philippe Jaccottet, donne à voir le monde. Et il y a ce Journal. Commencé en 1957, publié décennie après décennie, il figure d’ores et déjà parmi les classiques de la littérature française contemporaine.

Trouver le mot juste

L’objectif de ce Journal : « Trouver la source et se transformer soi-même. » C’est l’œuvre d’une vie, direz-vous. Oui. Comment y parvenir ? En découvrant de quelle façon une écriture se dévoile, comment une pensée se met en marche. Loin de raconter ce qui fut le sel d’une journée, de fixer des idées générales ou de consigner telle anecdote particulière, le Journal de Charles Juliet ne tend que vers un but : trouver le mot juste. Ainsi se tisse la seule écriture de soi qui vaille : lorsque l’auteur, délaissant son « moi » et son « misérable petit tas de secrets », tente d’être au plus près d’une vérité qui sans cesse lui échappe. Écrire, au début, représenta pour Charles Juliet la difficulté suprême. Il écrivait d’instinct, raconte-t-il (et l’on se reportera aux premiers volumes, véritable catalogue des enfers de l’écrivain face à la page blanche). Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, l’écrivain se dit « apaisé ». Se pose alors cette question : du temps de la moisson ou du temps des semailles, lequel est le plus lumineux ? Certes, la douleur est à l’origine des mots, confesse Charles Juliet, mais son admiration va aux écrivains et aux êtres qui aiment passionnément la vie, défient la maladie et la mort – ainsi Camus, pour qui écrire était une joie profonde. Les paradoxes apaisent. Il n’est pas impossible que ce soit eux, merveilleux paradoxes, qui alimentent une vie intérieure véritablement intense.

François Busnel, L’Express, 15 novembre 2013

Charles Juliet : en souffrant en écrivant

Marqué par son passé de berger et d’enfant de troupe, Charles Juliet, l’auteur de « l’Année de l’éveil », poursuit son travail sur soi. La phrase à vif

Il ne cache pas, dans son Journal, les reproches que parfois on lui fait, et qui le peinent. Ces deux hommes, par exemple, qui l’interpellent lors d’une lecture publique pour l’accuser d’être « nombriliste » et de tout voir en noir. Ou cette éditrice allemande, qui refuse de le traduire au prétexte que ses livres seraient d’ordre plus « spirituel » que littéraire, ajoutant qu’il n’aurait pas le souci de « la forme », pas de style, en somme. Ou encore ce critique du Monde qui le traite de « naïf ». Pour en avoir le cœur net, il se tourne alors vers son éditeur, qui le rassure en lui disant qu’il n’a rien d’un naïf, qu’il serait plutôt « ingénu ».
S’il n’était si sensible, humble et enclin au doute, le presque octogénaire Charles Juliet devrait plutôt se vanter de ce dont certains le blâment. Car toute son œuvre, en effet autobiographique, plaide pour lui, où chaque phrase est une victoire sur la mutité à laquelle, croit-il, son enfance l’avait condamné.
Quant à sa candeur, elle est simplement la preuve qu’il ne s’accommode toujours pas des malheurs du monde, qu’il refuse de céder au fatalisme et à l’à-quoi-bonisme de ses contemporains. Chez lui, la faculté de s’émerveiller et celle de se révolter sont indissociables. Dans les deux cas, il n’est jamais loin de pleurer. Cet homme est plein de larmes. Ne le secouez pas, aurait préconisé Henri Calet.

Une douleur étayée par la grammaire

Dans un précédent volume de son Journal, Charles Juliet avait raconté sa visite à l’écrivain portugais Miguel Torga, qui luttait alors contre le cancer et lui avait confié : « On ne guérit jamais d’une enfance blessée. » Nul mieux que l’auteur de Lambeaux ne pouvait comprendre une telle évidence.
Né dans l’Ain et la misère en 1934, sa mère est morte de faim à trente-huit ans, sous l’Occupation, dans l’hôpital psychiatrique où elle avait été internée après une tentative de suicide. Placé chez une nourrice, dans une ferme helvétique, le petit Charles a gardé les vaches jusqu’à ses douze ans, âge auquel, devenu enfant de troupe, il a été encaserné à Aix-en-Provence.
À vingt ans, le paysan-soldat a entamé des études de médecine, y a débuté pour écrire, malgré la peur panique qui le saisissait devant la page blanche et s’ajoutait à « la honte de [son] ignorance ». Il est entré ensuite dans une très longue dépression, a même pensé mettre fin à ses jours, a trouvé du réconfort auprès de La Tour, Cézanne, Leiris ou Beckett.
Charles Juliet est une douleur étayée par la grammaire. Comment chacun de ses livres – récits, poèmes, pièces, journaux – ne serait-il pas une réponse déchirante à ce que Cioran appelle « l’inconvénient d’être né » et « la tentation d’exister » ? Et comment oser tenir pour un nombriliste naïf cet écrivain qui a la chair à nu et la phrase à vif ?

« Je sais mieux ce que je sais »

Le septième volume de son Journal, qui couvre les années 1997-2003, fera ricaner ses contempteurs et le bonheur de ses vrais lecteurs. Sous un titre – Apaisement – auquel on aurait tort de se fier, Charles Juliet, lorsqu’il ne soufre pas avec les souffrants croisés dans la rue, n’en finit pas, au fil d’une autoanalyse permanente, de ressasser ses souvenirs, ceux d’une « agonie primitive » lorsqu’il avait un mois, ceux aussi du berger, du garçon de ferme et de l’enfant de troupe.
Car il a besoin de cet exercice mémoriel et de retourner dans la caserne d’Aix pour aller de l’avant. Depuis qu’il a découvert, chez Boris Cyrulnik, le concept de résilience, il sacrifie chaque jour au « merveilleux malheur » et « tire une force de vie de ce qui l’entrave, de ce qui la mine ».
Le plus étonnant est que le souci de soi (lui écrit « la nécessité d’être soi-même ») et son cortège de mélancolie, d’exaspération, d’épuisement, de vulnérabilité prédisposent si bien Charles Juliet à être à l’écoute des autres. Son Journal est ainsi rempli d’histoires émouvantes, parfois tragiques, dont il est le délicat dépositaire et qu’il a recueillies, compassionnel, dans les hôpitaux qu’il visite, les réunions publiques où il est invité.
Elle fait aussi de cet homme, qui avoue manquer de confiance en lui et chercher encore ses mots, le confident privilégié d’auteurs comme Georges Haldas ou Pierre Gascar, de peintres comme Bram Van Velde ou Pierre Soulages, d’orphelines comme Catherine Camus. Il y a toujours beaucoup de livres dans les livres de Charles Juliet et beaucoup de toiles dans ses poèmes qui se glissent dans ce Journal comme une lettre dans une enveloppe.
À la fin de sa vie, Matisse disait : « Je sais mieux ce que je sais. » L’auteur d’Un lourd destin en a fait sa devise. C’est un des rares écrivains qui, aujourd’hui, la méritent.

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur , 3 décembre 2013

Acharné à se connaître soi-même

Par Bernard Pivot, de l’académie Goncourt

Lire le journal d’un écrivain, c’est entrer dans sa vie, dans sa tête, dans son intimité. Sans le déranger. Le septième volume de son Journal sous les yeux, j’ai passé deux jours avec Charles Juliet. Son livre, qui couvre les années de 1997 à 2003, s’intitule Apaisement. « Tout ce que j’écris est tiré de ce que je vis », rappelle-t-il. Le lire, c’est donc l’approcher, le côtoyer, l’écouter, le suivre quasiment au jour le jour, s’immiscer dans ses faits, ses gestes et ses réflexions. Sans l’importuner. À son insu, sans qu’il découvre la présence d’un observateur. D’un voyeur ? Non, puisque c’est Charles Juliet lui-même qui s’expose à être regardé et commenté. Il se donne en exemple ? Oh, pas du tout ! Bien trop discret et modeste. D’autant que si, comme tout diariste (quel mot horrible !), il parle de lui-même, des autres aussi, et même beaucoup. Car Charles Juliet a le don des rencontres. Il sait susciter les confidences. Il retrouve des amis oubliés. On lui envoie des lettres. On lui raconte des histoires inouïes. Les témoignages viennent à lui tout naturellement.
Sa curiosité et son attention sont toujours en éveil. Et il sait transmettre tout cela avec la clarté du conteur et la subtilité du poète. De sorte que son livre contient une grande quantité de récits brefs qui pourraient fournir la matière à autant de nouvelles et de romans. « Ces petites histoires » prouvent, selon lui, « l’effarante diversité de la vie. Ceux qui en ont été les acteurs peuvent nous attrister ou nous émouvoir, nous choquer ou nous amuser, mais que dire? Tout jugement porté sur l’un d’eux serait sans fondement. » N’empêche qu’il lui arrive d’exprimer son indignation devant la violence, l’oppression ou l’exploitation.
Il ne se fait pas d’illusions  : ce qu’il écrit ne changera pas le monde mais ses mots retiennent « ce que le temps, sinon, engloutirait ». Lui, l’ancien joueur de rugby, lui qui, enfant, assistait à l’abattage des animaux et aidait les bouchers dans leur impitoyable besogne, il reconnaît qu’il lui arrive, parfois, de pleurer. Devant un film ou un reportage très poignant, au récit de la mort de Truffaut. Serait-il l’un de nos meilleurs poètes (il a obtenu cette semaine le Goncourt de la poésie) sans cette sensibilité à fleur de peau ? Sans cette empathie avec les malchanceux et les déshérités ? Sans cette perception aiguë du cycle des saisons, du mystère des villes, de la beauté des œuvres d’art ? De très belles pages sur Cézanne et Matisse, deux de ses peintres préférés.
Il parle aussi avec ferveur d’écrivains rencontrés ou lus : Camus, Nucéra, Simon Leys, Nathalie Sarraute, Primo Levi, Karen Blixen… Son pèlerinage à l’école d’Aix-en-Provence où, à l’âge de 12 ans, Charles Juliet était devenu enfant de troupe, est à la fois cocasse et émouvant. Il craignait que « des copains perdus de vue » ne lui tiennent rigueur de L’Année de l’éveil (P.O.L, 1989), livre dans lequel il racontait son dur apprentissage de la vie sous la férule des militaires. Il n’en a rien été. Une heureuse nostalgie s’est même emparée de lui. « Je crois que par bien des côtés je suis resté un adolescent. » On l’accuse d’être un naïf. Il ne le croit pas. Son éditeur pense plutôt qu’il est un ingénu. Il est certain qu’il a conservé une capacité d’étonnement. Une sorte de fraîcheur devant le spectacle du monde. Ce n’est pas pour autant qu’il fait preuve de crédulité. Aimer savoir et comprendre fait vite passer pour un gobeur de mouches.
La grande affaire de Charles Juliet, la raison pour laquelle il tient son journal, c’est la recherche de lui-même. Comprendre qui il est. Comment il fonctionne. Il est dans une auto-analyse permanente. Son idée fixe : la nécessité de devenir soi-même. « S’appliquer à se connaître, c’est aussi vouloir se transformer, c’est se défaire d’une personnalité d’emprunt, c’est travailler à détrôner l’ego, c’est tirer au jour ce noyau dur et inaliénable qui sommeillait au plus reculé de notre nuit, c’est devenir enfin soi-même. »
Parfois il cède à la mélancolie. Il peut retomber dans l’ennui. Le ressassement le guette. Pourquoi ne pas être plus détendu ? Plus serein ? « Comment me supporter ? » Il se supporte justement grâce à l’écriture. De poèmes, de pièces de théâtre, de lettres, de son journal. « C’est lorsque je me tiens à ma table, que je réfléchis, que je cisèle une phrase, c’est en ces instants que la vie affleure, palpite, m’emplit de bien-être, de douce quiétude. »

Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche, 9 décembre 2013

Et aussi

Charles Juliet Grand Prix de Littérature de l'Académie Française 2017

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Charles Juliet, Apaisement, Journal VII, Un matin d'hiver - octobre 2013

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