— Paul Otchakovsky-Laurens

Heures creuses

Elsa Boyer

Quand futur et préhistoire rampent l’un vers l’autre

Quand les disparitions frappent la ville

Quand vos nerfs ne tiennent plus aucun choc

Mieux vaut rouler à tombeau ouvert sur un bitume très noir

 

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La presse

Elsa Boyer sur les bordures du temps




Les mots et les images



Heures creuses poursuit autrement ce travail de réagencement discursif à partir d’un dehors qui n’est pas forcément textuel. En premier lieu, nous sommes les témoins d’un paysage urbain dévasté par une « invasion invisible », celle des heures creuses précisément, lesquelles entraînent un ensemble de modifications inquiétantes : effondrement des structures économiques, situations naturelles inédites, délitement des corps. Autant de phénomènes qui rythment le récit par inserts soudains et qui éclairent indirectement, par décrochage, l’actualité qui est la nôtre : ce que l’on nomme la « crise », les bouleversements écologiques, les métamorphoses du comportement animal… Elsa Boyer parvient avec Heures creuses à reconfigurer en mots des affects qui émanent du cinéma. Deux sources d’inspiration semblent émerger de ce point. Quand sont décrites certaines retombées des heures creuses – « On peut voir la nature se déployer à l’œil nu. Les mouvements de la mer lorsqu’elle monte, la progression des plantes, les déplacements du sable, tout ça va à une vitesse folle » – le lecteur peut songer aux impressions produites par la subite accélération d’un paysage de ciel dans un film de Gus Van Sant, tandis que les personnages restent démunis devant une situation qu’ils ne maîtrisent pas. Par ailleurs, se manifeste au fil du livre un art du portrait animalier qui crée une sensation de gros plan cinématographique, comme en témoigne la description d’un iguane paraissant tout droit sorti du Bad Lieutenant de Werner Herzog tourné à la Nouvelle-Orléans en 2009 : « Un iguane entre dans le bar, s’arrête au seuil, reste immobile, la tête bien droite », puis « il fait lentement bouger la peau de son cou, mille plis très réguliers ».



Failles spatio-temporelles



Les iguanes servent d’ailleurs de vecteurs temporels pour comprendre la progression à l’œuvre dans Heures creuses, puisque grâce à ces « heures » envahissantes qui les multiplient en différents points de la ville, ces reptiles éprouvent « des sensations que [leurs] ancêtres ont goûtées il y a des millions d’années ». En résulte un piétinement caractéristique du récit, une sorte de bégaiement du fil narratif où cet élément préhistorique coexiste avec le futur proche d’une fin de monde sensible tout au long du livre. D’où l’indécision fondamentale qui définit la temporalité de la fiction, prise entre le retour d’un passé immémorial et le dérèglement des modes d’existence connus jusque là.

Il ne s’agit pas d’un roman apocalyptique mais il s’agit de l’effondrement d’un monde qui ne s’actualise jamais complètement. À cet égard, les passages liés à cet atermoiement devant la fin d’une époque sont particulièrement significatifs ; ils ont pour conséquence de dédramatiser cette dernière : ainsi le narrateur sans nom se retrouve-t-il dans « cette jungle humide où la fin du monde ne veut plus rien dire", ou encore, malgré les dangers environnants, "il n’est pas du tout persuadé que ce soit la fin ».

Parallèlement aux durées enchevêtrées qui confèrent à Heures creuses un faux rythme en adéquation subtile avec ses péripéties, Elsa Boyer réussit à élaborer une topographie qui associe aux lignes géométriques claires un brouillage incessant de repères. D’un côté, en effet, des avenues qui renvoient au plan géométrique d’une métropole américaine que sillonne une voiture de la marque Lotus : « Dolphin Express Way » ou « W. Thunderbird Road » ; de l’autre, un espace hors coordonnées qui résulte de l’invasion des heures creuses, où l’on passe d’un « quartier à angles droits » à un « quartier troué d’angles morts ».
Si la disparition inéluctable d’un monde se fait jour à l’intérieur de ces failles spatio-temporelles, apparaît corrélativement le désir d’une autre vision – non-humaine plutôt que post-humaine –, d’une autre mémoire des choses et des êtres : « se constituer une mémoire neuve, limer ces pics où [les] pensées viennent s’éventrer ».



Zoé Renard, Artpress, mai 2013


Vidéolecture


Elsa Boyer, Heures creuses, Heures creuses - avril 2013