— Paul Otchakovsky-Laurens

Usage communal du corps féminin

Julie Douard

Marie Marron avait toujours été un peu gourde. Par toujours il faut entendre non pas depuis sa naissance, mais depuis ses premiers pas qu’elle avait faits vers l’âge de vingt mois car cette demoiselle, en plus d’être gourde, était aussi remarquablement lente. Et quand Marie ne disait rien, on était à deux doigts de la croire morte.
Gustave Machin était un petit être plein de hargne qu’on aurait pu croire tout droit sorti d’une forêt maléfique. Mais il avait quelques qualités qui lui rendaient de grands services : il était très rapide et il savait parler aux grandes filles un peu gourdes.

 

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La presse

Comment déguster la Marron glacée
Une chronique villageoise de Julie Douard

Clochemerle n’est pas une invention récente. Marie Marron et Gustave Machin ne sont pas non plus des patronymes engageants. Et pourtant, néanmoins, toutefois (le roman de Julie Douard est équipé de ces adverbes comme une agglomération de ronds-points), Usage communal du corps féminin est d’une drôlerie et d’une contemporanéité parfaites. Ah ! oui, direz-vous, avec un titre pareil, le livre est forcément moderne. Détrompez-vous. C’est bien plus retors que cela. La petite ville regorge de clichés à l’ancienne, elle a son maire, son dentiste, et à chacun sa secrétaire, son épouse, ses fils. Il y a aussi la tante Hortense et ses cors aux pieds, le jeune Maurice et ses études de philologie. Seule la religion n’est plus ce qu’elle était. La rivalité n’est pas entre l’instituteur et le curé, mais entre les deux marchandes de tabac.

Obsessions

Dans les toilettes de l’un de ces établissements, la secrétaire de mairie s’est envoyée en l’air avec Gustave Machin, puis il l’a assassinée. La buraliste chez qui rien n’est arrivé l’a mauvaise.« Non pas qu’elle voulût faire de ses chiottes à la turque un sérail, mais elle aurait aimé être au centre de toutes les attentions, comme l’était sa consœur. » Etre considéré (voire approuvé) est en effet une des obsessions communément entretenues par les protagonistes de cette chronique. Le jour où Catherinette, petite sœur de la congrégation des Sablières, est traitée de « Merveille tombée du ciel » par Gustave Machin, elle trouve le compliment naturel : « Elle accepta d’être une sainte, de sauver une âme, la première mais pas la moindre. » Gustave Machin est interné (on dit « invité ») dans « l’Institut de Récupération » tenu par la congrégation. Il va se servir de Catherinette pour assouvir enfin pleinement son désir de toute-puissance.
Séduction et perversité incarnées que ce Machin détestable, qui ne rate aucune marche silencieuse au côté des familles de victimes, les lendemains de faits divers. La secrétaire de mairie est morte de l’avoir méprisé. « Ce que voulait Gustave Machin, c’était devenir quelqu’un. » Marie Marron aussi souhaite devenir quelqu’un, mais dans un sens purement existentiel. Sans être fille de vitrier, elle n’en est pas moins transparente, et « un peu gourde ». Les beaux discours de Gustave Machin tournent la tête de Marie Marron, mais l’innocence de cette dernière est telle qu’elle en est protégée. Sa modestie est réelle. Pas le cas de Machin : « Gustave avait conscience de sa valeur, et même s’il se soulageait parfois avec Josette, ce n’était jamais face à face ni même allongé, ce qui lui permettait de garder la tête haute. » Josette est la femme facile du pays. Elle aime les gâteaux et pratique des gâteries dont elle a le secret.
Un jour, en pleine réorganisation de l’Institut, dont il a pris la direction spirituelle et financière, Gustave Machin envoie Marie Marron, munie de pâtisseries, se renseigner sur les alambics auprès de Josette. « Josette avait toutefois précisé, au milieu de sa collation, qu’elle ne pratiquait pas le saphisme et Marie Marron, qui ne savait pas du tout de quoi on parlait, avait timidement répondu qu’elle s’en arrangerait car elle ne voulait que des tuyaux. » Marie Marron, donc, est « un peu gourde » et tellement lente qu’il lui faudra traverser le roman tout entier pour trouver une issue à sa vie si terne. Ses activités professionnelles lui seront d’un secours plus assuré que ses sentiments, notamment lors du concours des « misses » destiné par le maire aux femmes mûres, aux « mamans ». Marie Marron, devenue secrétaire de la mairie en plus du dentiste, rédige le règlement, ou plutôt, bricole une synthèse des propos de son employeur : « Ce concours est ouvert aux femmes, ni trop jeunes ni trop vieilles, qui ont un mari, des enfants, un slip, un talent, savoir-faire ou spécialité, enfin quelque chose pouvant être montré publiquement sans choquer ou blesser l’assistance. La gagnante repartira sous les confettis avec beaucoup de bons d’achat à dépenser dans la commune. » On l’aura compris, la dénommée Josette est visée.

Sangliers.

Le titre de ce deuxième roman de Julie Douard, après Après l’enfance, est inspiré (en partie) par le concours de « misses ». « Cet usage public du corps féminin à des fins publicitaires est intolérable ! » s’écrie une conseillère municipale, cependant que les messieurs votent pour. Le jour de la fête, Marie Marron doit surmonter sa timidité. Déguisés en sangliers, Groin-groin et Foin-foin, deux intermittents du spectacle mettent une pointe de vulgarité. Julie Douard fait penser à la fois à Raymond Queneau et à Valérie Lemercier, en beaucoup plus politique, cependant.

Claire Devarrieux, Libération, 9 janvier 2014

La fête au village

Entre Marcel Aymé et les meilleurs films de Jean-Pierre Mocky, une peinture corrosive d’une petite communauté signée Julie Douard.

Marie Marron est une brave fille. « Les gentils la qualifiaient de méritante et les méchants de godiche. Question de point de vue. » Cette pauvre orpheline vit chez sa tante Hortense, dans une petite bourgade de province comme il y en a tant. Un jour ou l’autre, il fallait bien que l’amour lui tombe dessus  ; manque de chance, il prendra les traits de « ce taré » de Gustave Machin, garçon « plein de hargne » que, dans sa jeunesse, sa famille voulait faire exorciser…
La jeune femme, qui travaille à mi-temps chez le dentiste local, est sous le charme de ce commercial taciturne, s’étonnant même qu’on puisse discuter avec elle de sujets aussi pointus que « la lobotomie, la castration des multirécidivistes ou la stérilisation des déficientes ». Et ce n’est pas un hasard s’il se met à draguer la (très laide) secrétaire de mairie, Francine Dumoulin, qu’il va assassiner en faisant croire (plus que maladroitement) à un suicide… Le meurtrier va-t-il s’en sortir ? Va-t-on injustement accuser Jean-Bernard Michel, le « gros buveur de bière » décédé le même jour ?
Dans ce poilant Usage communal du corps féminin, il faudra aussi compter avec un gendarme surnommé Babar, la bonne sœur Catherinette, un étudiant en philologie, un étrange « Institut de récupération », un chat, des sangliers et, surtout, un improbable concours de Miss réservé aux femmes mûres.
La folie douce du second roman de Julie Douard sied à merveille à cette peinture corrosive d’une petite communauté, quelque part entre Marcel Aymé et les meilleurs films de Jean-Pierre Mocky. Derrière la truculence des portraits, la romancière croque un monde où les rapports de force ne sont pas toujours en faveur des femmes et où le crétinisme est porté au pinacle.

Baptiste Liger, L’Express, 1er mars 2014

Vidéolecture


Julie Douard, Usage communal du corps féminin, Julie Douard dans un taxi, 8 janvier 2014