Allemagne : Carl Hanser | Australie/UK : Text Publishing | Corée : The Open Books | Danemark : Tiderne Skifter | Japon : Fujiwara Shoten | Pays-Bas : De Arbeiderspers | Suède : Norstedts
Il faut beaucoup aimer les hommes
Deux amants s’apprivoisent sous le soleil d’Hollywood. Un Noir, une Blanche.
Sur le thème de l’altérité, un roman brûlant.
Elle aime depasser les limites, faire exploser les tabous. Depuis son premier succès, Truismes, en 1996, Marie Darrieussecq est frondeuse, provocante, excessive. Qu’elle embrasse le sexe ou la mort, l’enfance ou l’absence, la solitude et le silence. Avec ses phrases piquantes comme le feu, et cette énergie, cette radicalité parfois proches du fantastique. La quarantaine venant, la pourfendeuse de littérature se cogne aujourd’hui à la passion, au temps soudain désarticulé de la passion, à l’attente de l’autre, à l’obsession de cette attente, à l’horreur et au vide de l’absolu désir. Et c’est son plus beau roman, le plus brûlant, le plus poignant. Avec des accents raciniens, proustiens, durassiens à la fois. Pas mystiques, plutôt sauvagement matérialistes. Le titre de ce treizième livre, Il faut beaucoup aimer les hommes, est d’ailleurs inspiré de la sublime et triviale amoureuse que fut Marguerite Duras : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. »
On y retrouve Solange, l’adolescente basque (comme Darrieussecq) de Clèves (le précédent roman). À la trentaine, elle est la vedette frenchie de Hollywood, frayant avec Steven (Soderbergh), George (Clooney), quand elle ne tourne pas avec Matt (Damon). Lors d’une soirée chez George, justement, elle est électrisée par un acteur noir à l’allure mélancolique et altière. D’origine camerounaise, Kouhouesso n’est en Amérique qu’un brillant second rôle, mais rêve de réaliser Au cœur des ténèbres, de Conrad, en Afrique. Il finira par en trouver les moyens, comme il finira par se laisser aimer épisodiquement par Solange. Entre deux éclats contre le racisme ambiant et sa difficulté à trouver ses racines, à comprendre ce que signifie être africain. Histoire d’amour choquante entre une Blanche et un Noir au royaume de l’image et de l’apparence ? Racontant Hollywood, puis le tournage — façon Apocalypse now —, Marie Darrieussecq se joue du roman à clé, mêle fiction et réalité. La fiction domine pourtant. Jusqu’à devenir une espèce de poème suffocant. Ou de tragédie classique. Découpée en cinq actes, et autant de chapitres, telles des scènes, Il faut beaucoup aimer les hommes dépasse les clichés bien-pensants sur l’amour mixte. L’angoisse de blesser l’homme qu’on aime y est juste démultipliée encore.
C’est cette angoisse du masculin et ce désir du masculin, toujours si étranger pour une femme, qu’il soit noir ou blanc, qu’explore admirablement la romancière. L’altérité radicale renvoie alors à ce qu’être femme veut dire. Sans désespérance. Solange a déjà traversé trop de deuils, ne souffrant plus d’être mauvaise mère, passable comédienne. Elle se rêvait royale amante d’hollywoodienne légende. Mais on ne peut forcer personne à vous aimer.
Fabienne Pascaud, Télérama, 21 août 2013
L’amour, toujours
Comment écrire l’amour aujourd’hui ? Comment rendre intéressant un sujet aussi intemporel qu’usé jusqu’à la corde ? Réponses avec Marie Darrieussecq, qui nous plonge dans les affres d’une passion à Hollywood dans Il faut beaucoup aimer les hommes, et Jean Philippe Toussaint, dont les amants séparés sont de retour dans Nue.
Ces dernières années, le roman français semblait s’être embourbé dans une polémique moyennement passionnante : fallait-il parler de soi (l’autofiction, etc.) ou du monde ? Comme si l’un ou l’autre s’excluaient forcément. Face à la déferlante de romans ou récits autobiographiques beaucoup regrettaient que les auteurs fançais aient délaissé le monde, la société autour d’eux, pour se concentrer sur leurs « petites » histoires. Cette rentrée littéraire sera marquée par un certain retour au « social », les écrivains qui publient ces jours-ci étant nombreux à se pencher sur les maux et les symptômes de notre société – signe que le monde va de plus en plus mal et que la littérature ne peut plus rester imperméable à ses problèmes ? Certains traduisent même dans leurs romans un désir prégnant de changement social sous la forme de révolutions fictives.
Pas question pour autant d’abandonner l’amour, qui reste l’une des grandes questions de nos vies, à la littérature sentimentale ou aux midinettes. Et même si raconter son (ou une) histoire a trop souvent produit toute une littérature-thérapie ou une écriture pleine de pathos, même si le sujet « histoire d’amour » rendrait tout écrivain contemporain méfiant, Marie Darrieussecq et Jean-Philippe Toussaint n’ont pas peur de s’attaquer au sentiment amoureux avec leurs nouveaux romans, parmi les meilleurs de cette rentrée. Peut-être fallait-il que ces deux-là aient atteint une maîtrise parfaite de leur écriture pour savoir aborder le sujet sans tomber dans ses pièges romanesques habituels. Alors, comment peut-on écrire l’amour aujourd’hui ?
« Toute histoire d’amour est difficile car c’est une histoire de l’altérité. Donc il y a forcément du malentendu. Et c’est ce qui m’intéresse sur le plan romanesque. Le malentendu est souvent le lien le plus solide », explique Marie Darrieussecq, qui signe Il faut beaucoup aimer les hommes, au beau titre emprunté à Marguerite Duras (« Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. »). « Ce n’est pas la première fois que je traite de l’amour, mais avant, comme dans Naissance des fantômes, l’homme était absent quand le livre commençait. Dans Le Pays, j’avais essayé d’écrire sur un couple marié, sur l’amour conjugual, et c’est le plus difficile car, comme dirait l’autre, les gens heureux n’ont pas d’histoires. J’avais déjà écrit sur la rupture, l’absence, mais pas sur la passion. Là, c’est l’histoire d’une femme qui attend dans la passion, et c’est intemporel, sauf que l’attente, aujourd’hui, ce sont les textos. C’est pourquoi j’écris à un moment “Elle connut l’humiliation des textos sans réponse” (rires). Si le texto arrive quinze jours après, ce n’est plus une réponse de la part de l’autre. Ce qui est intéressant aussi, c’est que l’homme qu’elle aime est habité par complètement autre chose que cette femme, c’est comme s’ils ne s’adressaient pas l’un à l’autre. Il est assez amoureux mais elle n’est pas son problème à lui, alors que lui, il est son problème à elle. Elle est dans la projection. Elle attend. C’est féminin. Comme si les filles étaient programmées pour attendre, et je ne sais pas comment on peut se débarrasser de ça. »
Solange, qui était déjà le personnage du précédent roman de l’auteur, Clèves (2011), est devenue actrice à Hollywood. Elle rencontre Kouhouesso, acteur lui aussi, qui est né et a grandi dans un village africain, dans une fête chez George (Clooney) – plus tard ils tourneront en Afrique avec Vincent (Cassel) – et elle en tombe amoureuse. Sauf qu’il est occupé parce que Darrieussecq appelle « une grande idée », celle de mettre en scène Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad et de retourner au Congo. Bref, il n’a pas le temps, elle l’attend, et cette attente vire vite à l’obsession.
« Il y a un grand antécédent pour moi, c’est Annie Ernaux avec Passion simple, qui arrive à dire l’attente. En revanche, Fragments d’un discours amoureux de Barthes ne me parle pas du tout. Ça me tombe même des mains, je ne m’identifie pas à cette fragmentation de la passion, et puis ça n’est pas assez physique, alors qu’Ernaux, elle y va, c’est même assez cru. L’attente est très difficile à écrire, je sais très bien quel cliché je manie, alors j’ai voulu la suspendre, en faire un suspense. D’ailleurs son attente est tendue, elle ne s’y ennuie pas du tout. La passion, ça ne s’inscrit pas dans la durée : l’amour est vivable, la passion est invivable car il n’existe pas de passion réciproque. C’est une maladie car c’est une forme d’amour pathologique. Il faut que ça s’arrête, car c’est trop douloureux. L’amour, c’est accepter de s’ennuyer avec quelqu’un. L’amour, ça aide à vivre, alors que la passion, ça empêche de vivre. Solange est entrée dans une forme de vertige. Elle crée sa propre catastrophe. La passion, c’est toujours racinien, c’est vouloir celui qui échappe. Aimer, c’est aimer celui qui est là. »
Écrire la passion, c’est donc pour Marie Darrieussecq l’écrire sous forme d’un roman noir des sentiments. Et la placer sur une scène, comme dans une tragédie antique, mais sur la scène mondiale par excellence qu’est Hollywood aujourd’hui. L’amour est donc restitué sous l’apanage romantique du passé, mais comme un jeu de dupes où chacun incarne son rôle. Pas de sentiments amoureux sans cette projection, cette image de l’autre « idéalisée », comme au cinéma.
« Peut-être, mais ne sous-estimez pas la dimension d’amusement que j’ai à écrire mes livres. Je suis retournée en Afrique pour écrire la partie de mon livre qui se passe là-bas, pour que les détails soient exacts, mais aussi parce que j’avais très envie d’y retourner. Ça m’amusait aussi d’aller à Los Angeles. J’écris pour vivre les vies que je ne peux pas vivre. Et ça, c’est quelque chose de très proche du métier de comédien. Les écrivains d’imagination sont proches de certains acteurs : on se met dans la peau des autres. Et puis à Hollywood, un homme noir, on lui demande de jouer des hommes noirs (flic, boxeur), et une femme on lui fait jouer des rôles de femmes, surtout Solange qui est française, on lui fait jouer des rôles de Parisienne juchée sur ses petits talons. Ils sont tous deux en première ligne aux prises avec les stéréotypes. On attend d’un homme noir dans sa vie même qu’il ait un comportement d’homme noir, même dans ses goûts musicaux : sauf que le mien écoute Léonard Cohen et pas du rap. Il y a une masse de stéréotypes face à un homme noir, tout comme d’elle on attend un comportement de femme française à L.A. Même s’ils sont très différents l’un de l’autre, ils ont des choses à se dire par rapport à cet universel de l’homme blanc : consciemment ou pas, ils s’y connaissent en faits de domination. Là-dessus, il y a quand même une rencontre. Mais c’est vrai que la passion, c’est très codifié… Avec lui, elle ne sait pas quel rôle jouer, à quel scénario se vouer. D’ailleurs, tout devient signes pour elle, elle passe son temps à tout “lire”, comme pour y déchiffrer son histoire d’amour, pour qu’on la lui explique car elle n’y comprend rien. […] »
Nelly Kaprièlan,Les Inrockuptibles, 14 août 2013
Pour Marie Darrieussecq, il faut beaucoup aimer les hommes
Dans Clèves, il y a deux ans, Marie Darrieussecq prêtait à Solange les expériences d’une jeune fille transformée, par la nature et les événements, en femme. Depuis, Solange est devenue actrice, est installée à Los Angeles et travaille à Hollywood pour 50 000 dollars les deux jours de tournage. Mais le succès n’empêche pas la naissance du désir et l’imperfection de son accomplissement.
Le premier regard a suffi, lors d’une soirée : elle n’a vu que lui. Kouhouesso est acteur, il veut réaliser une adaptation de Coeur des ténèbres sur les lieux du roman, au Congo : « II était temps qu’un Africain s’empare de Hollywood », lui explique-t-il. Les clichés racistes envisagés de l’autre côté du miroir par un homme qui est né au Cameroun.
Le Congo, Solange sait à peine où cela se trouve. Elle apprend en écoutant : « Le Congo, par surprise et comme négligemment, s’était laissé asservir. La Belgique était une tique au flanc d’un géant, et qui sait encore la situer quand les humains contemplent dès l’enfance la tache verte, étalée, qui fait le centre de l’Afrique ? »Son amant est un lecteur. Solange lui a dit : « // n’y a rien de plus sexy qu’un homme qui lit. » Elle le pensait, puisque le rire qui a suivi venait du plus profond d’elle-même. Mais peut-être cette vérité était-elle inconsciemment adaptée à la situation, puisqu’il s’agissait de séduire. Cet « homme magnétique » semble d’ailleurs sous le charme. Qu’il soit noir et elle, blanche, ne change rien à l’intensité de leur liaison. Pour une fois, citons le très court texte qui, en quatrième de couverture, est censé attirer le chaland quand il a retourné le livre dans une librairie : « Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? » S’il y a un problème, car il y a un problème, il ne se situe pas là. Pas exactement là, du moins.Car Solange est avant tout une femme qui attend. Elle attend une visite qui tarde à se produire, un texto qui n’arrive pas.
L’homme qu’elle aime est tout entier plongé dans le projet de sa vie : son film, plutôt qu’elle. Préoccupé par le montage financier, la distribution, les difficultés techniques liées à un tournage dans la forêt équatoriale, il utilise Solange comme le mur sur lequel il joue à se renvoyer la balle, sans se soucier de ce que pense le mur qui n’a, en principe, aucune place dans le casting. Solange souffre, et le dire n’est rien. Marie Darrieussecq fait de son héroïne une éponge qui s’imprègne certes des rares moments de bonheur, mais aussi et surtout des longues plages d’absence, de la douleur qui les accompagne comme une note aigüe dont elle voudrait tant qu’elle cesse de lui vriller l’âme.
Vibration
La vibration intime est captée avec finesse par la romancière qui ne néglige pas les plans larges – après tout, elle parle de cinéma ! Le lecteur s’amuse des prénoms lâchés un peu partout en liberté surveillée comme autant de clins d’œil à la faune des acteurs et des réalisateurs. De George (et son café) à Steven – Soderbergh, le nom est fourni en prime pour éviter la confusion –, ils sont nombreux dans les seconds rôles. L’Afrique – cette Afrique-là, où se déroule le tournage – est, elle aussi, restituée à la perfection.
Quant à déterminer, au milieu de ces thèmes multiples, celui qui a surtout retenu Marie Darrieussecq, ne cherchez pas plus loin que le titre et son prolongement dans la citation complète de Marguerite Duras placée en épigraphe ainsi que, plus loin, quand Solange tombe dessus et l’envoie par texto : « II faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. » Cela explique peut-être tout.
Pierre Maury, Le Soir, 24 août 2013
Un retour au pays natal
Marie Darrieussecq est arrivée dans le paysage littéraire français en 1996 avec Truismes, un roman qui reçut un accueil critique unanime et un succès populaire qui la placèrent d’emblée parmi les écrivains de premier plan. Par la suite, l’auteur confirma son talent avec des livres naviguant entre autofiction, réflexion sur la mort, sur la perte d’un être cher ou encore sur le sexe et le corps féminin – notamment dans Clèves (P.O.L, 2011) avec un regard éloigné des tabous sur l’adolescence et la transformation du corps.
Son nouveau roman, Il faut beaucoup aimer les hommes, montre un écrivain qui bouscule l’imaginaire dans une confrontation de « races » et de classes sociales. L’Afrique est présente – et c’est une réjouissance de voir enfin la littérature « franco-française » porter un autre regard sur le continent noir, hors des lisières du « sanglot de l’homme blanc » décrié par Pascal Bruckner. Darrieussecq n’est-elle pas, au fond, « une écrivaine africaine » par ricochet, elle qui a vécu au Cameroun ? Solange – personnage déjà présent dans Clèves – est devenue une comédienne française, sinon la Française de service, dans le monde très fermé de Hollywood où elle côtoie des célébrités comme George Clooney et tourne avec de grosses pointures (notamment Matt Damon). C’est au cours d’une soirée chez Clooney que Solange rencontre Kouhouesso, un acteur noir qui joue les seconds rôles et qui rêve d’adapter Au coeur des ténèbres, de Conrad, dans son pays d’origine, le Cameroun.
Darrieussecq revisite la confrontation des civilisations, de deux mondes, l’un prétendument civilisé, l’autre plongé au coeur des ténèbres, avec en arrière plan les moeurs hollywoodiennes. Et ce tournage qui se déroule enfin au Cameroun nous offre sans doute les plus belles pages écrites sur notre continent par un auteur français de la nouvelle génération. Loin des clichés, des lieux communs, la romancière prend le parti d’opposer l’Afrique mythique à celle de la dure réalité, l’Afrique du dedans face à celle qu’on nous vend avec un élan d’exotisme désobligeant. Darrieussecq défend vigoureusement le peuple africain en s’attaquant au discours de Nicolas Sarkozy qui affirmait à Dakar que l’homme africain n’était pas « assez entré dans l’Histoire » ! Mais quelle « Histoir » ?
Il faut beaucoup aimer les hommes se lit comme une bifurcation au coeur des ténèbres pour entreprendre un véritable « retour au pays natal ». Kouhouesso n’est-il d’ailleurs pas un grand lecteur d’Aimé Césaire, l’un des chantres de la négritude ?
Alain Mabanckou, jeune Afrique, 1er septembre 2013
La fièvre de la jungle
Elle est blanche, il est noir. Un roman postcolonial, entre Hollywood et le Cameroun, par l’auteur de « Truismes »
Solange est blanche, Kouhouesso est noir, ils marchent ensemble dans Paris. « Les gens les regardaient […] Rien : une infime perturbation de l’espace, une légere vacillation dans le regard des passants : un Noir et une Blanche, ensemble. » Suspense pourront-ils vaincre ce regard ?
Depuis Truismes, Marie Darrieussecq aime étudier la place que la société assigne aux femmes. « C’est l’histoire d’une femme qui apprend qu’elle est blanche en vivant une histoire d’amour avec un Noir, explique-t-elle à propos de son nouveau roman. Les femmes apprennent souvent par les hommes. » Solange, comédienne à Hollywood, tombe amoureuse d’un acteur en vue. II couche avec elle, mais conserve une distance glaciale. C’est un amour postmoderne, avec textos, désarroi et sensations flottantes (et dont le titre du livre, emprunté à Duras donne une idée faussement solennelle). La vraie folie à l’ancienne est ailleurs, dans le grand projet de Kouhouesso porter à l’écran Au cœur des ténèbres, ce terrifiant tableau de la colonisation brossé par Conrad. « II fait partie de ces hommes séduisants parce qu’ils ont une grande idée », dit encore la romancière.
Ils sont glamour, émancipés en principe libérés du passé. Et pourtant, leur relation va être envahie par les cadavres du colonialisme. Une phrase le dit très bien : « Ils héritaient de siècles de mains coupées, de coups de fouet et de déportation. » Lui apprend-il que la construction du chemin de fer au Congo a coûte la vie à 20 000 Noirs ? « “Tant que ça”, soupira-t-elle Son living s’était rempli de crânes. » Lorsqu’il se fait attendre, elle se débat dans les clichés raciaux : « Est-ce que les Noirs n’ont pas tendance à être en retard ? Est-ce que les Africains n’ont pas un rapport au temps disons un peu particulier ? Est-ce une pensée raciste ? » Passe alors le fantôme d’un président prétendant qu’ils n’étaient même pas rentrés dans l’histoire.
Le tournage au Cameroun est le clou du livre. Pour ce morceau de bravoure, Darrieussecq a travaillé à l’américaine. Elle a enquêté auprès des maisons de production, crapahuté avec un guide pygmée et un piroguier, épluché le journal d’Eleanor Coppola racontant le tournage d’Apocalypse Now. Dans une centaine de pages à couper le souffle, elle décrit le combat de l’équipe contre cette forêt moite et proliférante qui fut le théâtre du crime occidental. Jungle fever, dit-on en anglais pour désigner l’attraction entre personnes de races différentes. Jungle métaphorique ou réelle ? C’est bien là, en tout cas, que la femme blanche connaîtra sa défaite.
Éric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 5 septembre 2013
De Clèves au Congo
La référence s’impose dès le titre, formule empruntée à Marguerite Duras. La proximité de Marie Darrieussecq avec I’auteur de La Vie matérielle se perçoit aussi dans la tonalité des phrases, courtes, incisives, vibrant de la passion amoureuse qui emporte Solange, actrice française qui vit a Los Angeles. Les lecteurs de Marie Darrieussecq ont connu Solange adolescente dans un village du Sud-Ouest français Clèves, ou se situait son précèdent roman. Elle découvrait alors le langage des corps adultes. Solange a poursuivi sa route et accompli une certaine forme de rêve américain. Mais Marie Darrieussecq ne s’encombre pas de retours en arrière ni d’explications factuelles sur ce parcours étonnant : « Seuls les gens sans vision s’échappent dans le réel », affirme un proverbe zoulou cité par Kouhouesso, I’acteur noir « charismatique, énigmatique », irradiant un champ de forces qui aspire I’existence de Solange. II est, lui, l’homme d’une grande idée une nouvelle adaptation d’Au coeur des ténèbres de Conrad au bord du fleuve Congo.
Auprès de cet amant Solange fait I’expérience d’une « distance tangible », celle qui la sépare de Kouhouesso, cette « mesure du blanc au noir », et des lieux communs auxquels sont confrontés les couples « mixtes » et ceux qui prétendent aborder « le problème de l’Afrique » la formule récurrente du discours prononcé à Dakar par Nicolas Sarkozy donne son titre à un chapitre du roman. Le texte revendique ainsi une dimension politique, dénonçant les clichés aux relents racistes et colonialistes qui courent sur « I’Afrique [cette] fiction d’ethnologue ». « Les Africains ne sont pas noirs, déclare Kouhouesso. Ils sont bantous et bakas, nilotes et mandingues, khoikhois et swahilis. »
La plongée de Solange au cœur de la forêt primaire où s’enfonce l’équipe du film, les longs moments d’attente dans des villages dépourvus de tout confort occidental sont I’occasion d’expériences dont Marie Darrieussecq excelle à décrire I’intensité physique. Ces émois puissants font écho à d’autres formes de jouissance : « C’était comme se respirer soi-même, cet air humide, organique. La limite entre soi et le monde s’estompait, les poumons s’ouvraient à même la poitrine, la peau fondait. » De Los Angeles au Cameroun en passant par Paris, le roman de Marie Darieussecq se tient en permanence à la frontière de la fiction et des références fortement documentées. II opère une fusion entre passions créatrices et amoureuses, visions politiques et éthiques, « fluidité blanche » et démons de la forêt. Solange, le personnage qui porte cette ambition passe avec naturel d’une luxueuse villa de Malibu à « Hollywood sur Jungle ». Elle incarne un désir de tout saisir dans I’intensité du présent, dont le souffle anime I’écriture de Marie Darrieussecq.
Aliette Armel, Le Magazine littéraire, septembre 2013