Il s’agit ici, ni plus ni moins, et comme le titre l’indique, d’un autoportrait.
Ainsi l’auteur ne nous cache-t-il rien de ce qui le constitue, le désigne au regard des autres comme au sien, tant sur le plan physique que psychologique, voire sentimental ou sexuel, politique, philosophique, esthétique… Et il joue complètement le jeu. D’abord, loin d’une prétendue et affichée « sincérité », par une objectivité radicale qui passe aussi bien par la crudité, que la trivialité, ou la banalité. Ensuite par une totale absence de complaisance dans la mesure où chacune de ses propositions ne tolère ni délayage ni sensiblerie et...
Voir tout le résumé du livre ↓
Il s’agit ici, ni plus ni moins, et comme le titre l’indique, d’un autoportrait.
Ainsi l’auteur ne nous cache-t-il rien de ce qui le constitue, le désigne au regard des autres comme au sien, tant sur le plan physique que psychologique, voire sentimental ou sexuel, politique, philosophique, esthétique… Et il joue complètement le jeu. D’abord, loin d’une prétendue et affichée « sincérité », par une objectivité radicale qui passe aussi bien par la crudité, que la trivialité, ou la banalité. Ensuite par une totale absence de complaisance dans la mesure où chacune de ses propositions ne tolère ni délayage ni sensiblerie et ne s’entoure d’aucune précaution.
C’est que, sans y toucher, discrètement mais inéluctablement, la forme de ce texte en définit la morale. Il s’agit de phrases sèches, factuelles, sans aucun effet visible. Seule leur accumulation finit par provoquer cet effet d’individualité universelle qui, au-delà de l’anecdote, emporte une adhésion fascinée.
Réduire le résumé du livre ↑
L’écrivain légiste
Puis les écrivains meurent. Récemment, Gaétan Soucy et Christian Gailly, parmi ceux qui me sont chers, et, puisqu’ils rejoignent l’ombre, on voudrait que toute la lumière se porte sur leur œuvre. C’est une expérience particulièrement intense de lire un écrivain disparu depuis peu. Il n’a pas tout à fait quitté ce monde encore, nous voyons presque ses phrases naître sur la page et pourtant sa parole possède déjà l’autorité que confère la mort, ce poids, cette noblesse. On peut sans être exagérément naïf ou sentimental éprouver cela, me semble-t-il, et, si nul ne songe à considérer la mort en soi comme une plus-value pour l’œuvre, elle en signe la fin et donc l’accomplissement. L’œuvre se referme et son sens se déploie. Elle s’affranchit de la petite histoire, elle n’a plus à répondre de la vanité de son auteur, elle existe en tant que telle. Si elle n’est faite que de vétilles, celles-ci retourneront vite à la poussière, mais, si elle mérite de durer, les raisons nous en apparaissent plus nettement, tout de suite après le point final.
Ainsi en va-t-il de l’œuvre brève d’Édouard Levé (1965-2007), qui se donna la mort quelques jours après avoir remis à son éditeur le dernier de ses quatre livres, froidement intitulé Suicide. On ne saurait être plus cohérent. Édouard Levé s’était fait connaître également par son travail de photographe dans lequel la forme critique de son ironie, affectant la neutralité, se révèle d’une brutale efficacité. Rappelons-nous par exemple sa série Pornographie, où des personnes habillées et même élégantes miment toutes les postures et figures des films X. Il ne s’agit évidemment pas d’une condamnation morale du genre, mais d’une mise à nu paradoxale de fantasmes dont le cinéma porno nous dédouane en confisquant et modélisant leur représentation. Grand amateur de ces décalages instructifs, Édouard Levé photographia aussi des villes américaines portant le nom de cités illustres (Paris, Rome, Jéricho, Bagdad) et réalisa des portraits d’homonymes d’artistes trouvés dans l’annuaire (André Breton, Henri Michaux, Yves Klein, Eugène Delacroix).
Huit ans après sa parution, P.O.L a l’excellente idée de republier dans sa collection de poche le livre sans doute le plus abouti d’Édouard Levé, Autoportrait. La première phrase en donne le ton : « Adolescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre et Suicide mode d’emploi à mourir. » Or nous allons lire en effet une sorte de longue notice détaillant le fonctionnement de l’individu nommé Édouard Levé, depuis la description physique de l’homme jusqu’aux pensées banales ou originales qui le traversent, ses goûts, ses expériences, qui bannit pourtant toute forme d’exhibition, de complaisance ou, inversement, de contrition. Un homme tout entier nous est livré, qui se tient lui-même par le col et ne cherche pas à fuir.
Le livre consiste donc en une énumération de faits, de constats, qui pourrait être tapée avec deux doigts par un officier de police sur un formulaire de procès-verbal, si ce n’est que l’exigence de vérité (ou plutôt de précision) de ce texte, écrit à la première personne, relève bel et bien d’un projet littéraire : « Je m’efforce d’être un spécialiste de moi-même. » Les notations s’enchaînent comme elles se présentent à l’esprit de l’auteur, dirait-on, et cependant l’anodin et l’insolite se télescopent sans cesse, produisant des effets d’humour à froid qui d’ailleurs glacent autant qu’ils amusent : Comme je suis drôle, on me croit heureux. J’espère ne jamais trouver une oreille dans un pré. Je n’aime pas plus les mots qu’un marteau ou une vis.
Autre grande qualité de ce livre, il croise les fils de trois expériences ou de trois relations au monde qui en rendent la lecture très stimulante. Il y a d’abord tout ce qui appartient en propre à l’auteur, son portrait physique, les événements de sa vie, certaines péripéties J’ai fait une promenade au milieu des ravins du Triangle d’Or sur le dos d’un éléphant aveugle qui cherchait son chemin en tâtonnant avec la patte.. Puis ce qui relève de l’aventure commune ou de manies et comportements partagés, chaque lecteur se rencontrant lui-même de temps à autre en parfaite connivence avec l’auteur (pour ma part : Dans une ville étrangère, j’ai toujours envie d’aller au zoo, bien qu’un zoo étranger ne soit pas plus exotique qu’un zoo français.. Enfin, l’autoportrait se dessine également en négatif : Je n’ai pas mis les pieds sur les continents australien et africain » ou : « Je ne me souviens pas avoir parlé à un Néo-Zélandais. »
Car nous habitons aussi un monde qui se dérobe à notre appréhension et Édouard Levé, qui conçut plus de cinq cents œuvres virtuelles, ramassées dans leur intention ou leur intuition, POL, 2002), savait que nous y vivons en creux une existence qui vaut bien l’autre, celle qui se coule parfois trop docilement dans les rôles du jeu de société. Dans Autoportrait, de loin en loin, parmi ces énoncés limpides et lumineux, nous lisons une phrase énigmatique qui tient peut-être de la confidence ; nous approchons alors du mystère irréductible de cette vie qui s’abrégea elle-même : Il m’arrive de courir par des voies ténébreuses.
Éric Chevillard, Le Monde, 22 novembre 2013