— Paul Otchakovsky-Laurens

Une vie pornographique

Prix du Zorba 2013

Mathieu Lindon

L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et indépendance. Elle n’apporte rien à Perrin de ce qu’il en espère que d’éphémère, et durablement ça qu’il n’attendait pas.

Les premières lignes du nouveau roman de Mathieu Lindon (prix Médicis 2011) en disent très précisément le sujet et le programme. Le sujet c’est une sérieuse addiction à l’héroïne du personnage principal, Perrin. Le programme c’est la description romancée mais systématique et précise de tous les aspects de cette intoxication : intimes comme...

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Drôle d’accoutumance

« Pornographique », la vie de Perrin l’est fort peu dans sa dimension sexuelle – l’héroïne, qu’il prise avec entrain, s’avérant le « meilleur aphrodisiaque pour l’impuissance ». Elle I’est, en revanche, par la lucidité obscène avec laquelle ce maître de conférences à I’université en vient a percevoir l’existence, comme une grande suite de commerces où les affects sont presque absents – si l’on excepte, et encore, son « amitié opiacée » avec un artiste, Lusiau, et ses amours compliquées, toujours entravées par la drogue et par les mensonges auxquels elle oblige, avec Kei et Benassir. Mais cette lucidité ne s’étend pas a lui-même. Perrin : nie sans cesse qu’il ait un problème. La meilleure preuve n’en est elle pas que, en acceptant de se sevrer, il tombera, lui auquel son médecin ne voit pas la «structure psychique d’un toxicomane», dans une succession de nouvelles accoutumances  ? Faisant de la dépendance une composante essentielle de la condition humaine, Une vie pornographique réussit a raconter une addiction au plus près mais avec un détachement qui confère au roman autant de mélancolie que de puissance drolatique.

« Parler de l’héroïne est une manière de parler de tout »

La dépendance est au centre d’«  Une vie pornographique », son nouveau livre. Entretien.

Dans Ce qu’aimer veut dire, son précèdent roman (POL, 2011, Prix Medicis), évocation de ses liens avec son père, l’éditeur Jérôme Lindon, et de son amitié avec le philosophe Michel Foucault, Mathieu Lindon soulignait l’importance de la drogue dans sa « formation ». Écrit à la troisième personne, ayant pour héros Perrin, un universitaire héroïnomane, Une vie pornographique est un roman sur toutes les dépendances.

L’écriture d’Une vie pornographique découle-t-elle de Ce qu’aimer veut dire ?

Oui, en un sens Même si, dans Ce qu’aimer veut dire, la drogue joue un rôle plutôt positif. Pendant toute une période de ma vie, j’aurais été prêt à proposer de la drogue à tout le monde, comme s’il s’était agi d’une trouvaille extraordinaire. Voilà des années que j’ai arrêté, et je serais désolé de savoir que qui que ce soit en à pris à cause de moi. Mais le sujet a été important dans ma vie, et j’ai toujours eu envie d’en faire quelque chose littérairement. Parler de l’héroïne est une manière de parler de tout. Ce que l’on reproche à cette drogue, c’est la dépendance, ce que mille autres éléments de la vie suscitent pareillement. J’avais envie de m’attaquer à ce sujet.

Cependant, vous rompez avec la veine autobiographique de vos derniers livres, En enfance et Ce qu’aimer veut dire.

Il y à plusieurs livres sur la drogue que j’aime – récemment, Portrait d’un fumeur de crack puis 90 jours, de Bill Clegg (Jacqueline Chambon, 2011 et 2012). Mais il me semble que le schéma, depuis Thomas De Quincey (1785-1859) et Les Confessions d’un mangeur d’opium est toujours le même celui de la confession. Je ne voulais pas d’un « je », ni que l’on puisse m’identifier au personnage principal. Je m’étonne toujours de ce que la drogue semble ne pas être un sujet romanesque, que l’on ne puisse en parler que sur le mode du vécu. Ça m’intéressait de faire autre chose. D’habitude, du reste, les livres sur la drogue s’arrêtent avec le sevrage. J’ai bien aimé que ce ne soit pas le cas du mien, que l’héroïne existe toujours, même après avoir disparu, comme le montre le chapitre « Un camaïeu d’addictions », à propos de toutes celles qu’embrasse Perrin – à la médecine, au sport, etc. – après avoir décroché.

II y a dans l’écriture une grande distance, dotée d’une force comique quand elle tient au déni de Perrin, qui refuse de se reconnaître dépendant. Ce détachement, qui donne une couleur d’écriture différente de celle de vos autres livres, est-il lié au rapport au monde induit par l’héroïne ?

Cela me fait plaisir que l’aspect comique se ressente. II n’y a rien de pire que la mauvaise foi, et celle de Perrin est forte, elle m’amuse, notamment quand elle consiste a admettre que la dépendance existe, mais a vouloir en faire quelque chose de positif. Au cœur de mon travail, il y a toujours eu ces questions : comment les gens pensent-ils ? Comment mentent-ils et se mentent-ils ? L’ironie empêche de savoir dans quelle position on se tient. Il me semble que mon « style » a toujours tenu à une recherche de la déstabilisation. Ici, elle est encore plus importante, dans la mesure ou ce livre s’adresse à des gens qui n ont pas forcément le même rapport à la drogue que le personnage. Comme si la déstabilisation circulait entre le livre et le lecteur.

D’ordinaire, les textes sur la drogue comprennent tout un champ lexical autour du sujet. C’est étonnamment peu le cas ici. Pourquoi ?

Dans la mesure ou j’ai refuse que le livre soit écrit sur le mode de la confession, je n’ai pas voulu faire le malin avec cela. Le plus souvent, l’héroïne est perçue de deux manières soit comme un élément culte, lié aux arts et à la création –  façon William Burroughs –, soit comme l’origine d’une déchéance absolue. J’ai voulu que mon livre n’affiche de dimension mythique ni en bien ni en mal, pour montrer le côté « ordinaire » des choses. Que les gens puissent projeter autre chose que l’héroïne sur mon texte. Apres tout ce que je raconte, c’est une histoire d’amour pure et simple, avec une héroïne particulière.

Raphaëlle Leyris, Le Monde, 4 octobre 2013

Lignes de poudre

L’héroïne est l’héroïne du dernier roman de Mathieu Lindon

Commençons par le début : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie », une dizaine de mots, c’est trop peu pour croire qu’on va nous raconter ici l’histoire d’une femme héroïque dotée, comme dit le dictionnaire, « d’une force d’âme exceptionnelle », ou au moins d’assez d’intérêt pour mériter le rôle de personnage principal d’un roman. Mais la suite du premier paragraphe lève aussitôt toute ambiguïté : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et indépendance. Elle apporte rien à Perrin de ce qu’il en espère que d’éphémère, et durablement ça qu’il n’attendait pas. » Ces quatre lignes commandent tout le texte, pas de Jeanne d’Arc qui boute les Anglais ni de Blanche de Castille qui contraint les Albigeois, mais une autre blanche, tout aussi stupéfiante : la diacétylmorphine poudreuse. Injection, inhalation. Ces deux acceptions du même mot semblent si opposées que les lexiques en font deux entrées séparées : depuis plus d’un siècle que la langue allemande en a eu l’idée, on appelle cette drogue « héroïne », en référence aux effets exaltants du produit, telles ces femmes exaltées. Seule la drogue s’est fait un petit nom, « l’héro », que nos héroïnes ne lui disputent pas. Perrin, lui, n’a pas de prénom, juste « une vie pornographique », comme le dit le titre (pornê, en grec, est une prostituée : l’héroïne est une putain, on la paie pour qu’elle donne du plaisir et elle le fait). L’héroïne est l’héroïne de ce roman, et Perrin son client. Son héros. Son homme.
Ces considérations subalternes ne servent qu’à gagner du temps, à prendre son élan avant de plonger, replonger dans un texte troublant, sans concession, dont l’extrême sincérité, l’intimité la plus nue proposent au lecteur l’incommode posture du voyeur. Une position qu’il esquive du mieux qu’il peut et sans trop de mal puisque le narrateur ne s’adresse ni à ses yeux, ni à sa compassion, ni même à sa complicité ou à son excitation : non, ce texte s’adresse à son intelligence, désemparée parfois, sollicitée toujours. Mais qu’est-ce que la sincérité, l’intimité d’un personnage de fiction ? En aucun cas de l’exhibitionnisme, puisque l’effet de réel, si puissant soit-il, est un effet et non une réalité. De l’exhibition ? Oui, au sens anglais : l’exposition d’une œuvre d’art, ici celle d’un geste littéraire pertinent.

Perrin est professeur de littérature et il « a fort à faire avec l’héroïne » : il en consomme depuis longtemps, il en cherche, il en trouve, il dépense et organise pour elle son temps et son argent, il en partage un peu, pas avec n’importe qui, il en fait des réserves, trop courtes, il est prudent puisque c’est interdit, une prudence écornée parfois par la fébrilité du manque. La disponibilité du produit est devenue la météo de sa vie, et la tournée des dealers, son plan de Paris. Il ne peut plus s’en passer, il pense pouvoir s’en passer. Elle et lui forment un vieux ménage, au point que, lorsqu’il est amoureux (Perrin est homosexuel), il se sait polygame, plus dépendant de sa régulière que de son amant d’un jour, et même de son amant supposé de toujours. Surtout que la diacétylmorphine n’est guère aphrodisiaque, bien au contraire, elle provoque la débandade, alors il faut prévoir, choisir entre deux abstinences, la baise entre deux doses, la dose entre deux baises. Et puis, comme les vieux couples, un jour, ils vont se séparer, parce que les histoires d’amour finissent en général. Bien ou mal. Perrin trompe les garçons avec l’héroïne plus qu’il ne trompe l’héroïne avec ses amoureux, ou parfois, si l’occasion se présente, faute de mieux, avec la cocaïne ou le cannabis.
Une vie pornographique n’est pas une confession (les notions de péché ou de culpabilité, voire de moralisation, en sont absentes), mais un récit écrit entre la distanciation que produit l’usage de la troisième personne (Perrin est un autre) et la proximité qu’apporte le lieu où le narrateur semble avoir élu domicile, au cœur des pensées de Perrin. Car Perrin pense, c’est un moulin à pensées, doué pour le raisonnement, doué pour dénicher le paradoxe, pour faire de ce paradoxe une évidence, doué pour tricoter les arguments spécieux qui justifient de ne pas résister à la tentation, assez lucide pour n’y croire que le temps de leur énonciation.

Cette lucidité, mâtinée parfois d’un brin de mauvaise foi goguenarde, écarte ce récit de l’ornière convenue, façon voyage au bout de l’enfer. Comme son nom l’indique, le paradis artificiel n’est pas un enfer, mais un artifice. Et, à force d’exercer son intelligence sur l’examen de sa propre situation, ce Perrin qui nous désespère, qui nous entraîne loin de nous-mêmes dans une dérive qui n’est pas la nôtre, vers un vertige qui nous est étranger, ce Perrin que l’on croit perdu nous surprend par une drôlerie aussi inattendue que percutante.
Mais Perrin et l’héro vont se séparer. L’un des deux proposera à l’autre de rester bons amis, ils vont rester bons ennemis. Il faut être lucide, l’intelligence a ses limites, page 164 : « Il faut qu’il ait vraiment, continûment envie de ne pas prendre d’héroïne parce que c’est le seul mobile pour ne pas en prendre. S’il essaie de raisonner, il tombe toujours du mauvais côté. L’intelligence est une ennemie. » Pas si simple, voyez la page suivante : « Arrêter, c’est aussi une défaite, c’est rentrer dans le rang – avec la dégoûtante satisfaction, la haïssable fierté de rentrer dans le rang. Ne pas être héroïnomane, a-ce jamais été un rêve d’enfant ? » Perrin est dépendant de la drogue, certes, mais d’autres le sont de la famille, du travail, du cul, de l’amour, de l’angoisse, de leur psy, cela vaut-il mieux ? Peut-on être accro au manque ? Sauf que l’héroïnomane a mauvaise presse. D’autres addictions semblent plus politiquement correctes. Alors, va pour le sport : «  Le sport est une drogue qui lui donne bonne conscience et dont rien ne l’empêche de se repaître indéfiniment sinon la fatigue et, qui sait ? Bientôt l’âge. Mais n’a-t-il pas commis une erreur ? N’est-ce pas dans l’autre sens qu’il aurait dû entreprendre son camaïeu, son dégradé de substances addictives ? Il a fait tout à l’envers. Il aurait fallu commencer la drogue par le sport et n’arriver que vieux à l’héroïne, quand la nécessité de s’en priver un jour aurait moins pesé. »

En 2010, l’héroïne a tué 43 000 personnes dans le monde.

Jean-Baptiste Harang, Le Magazine littéraire, 24 octobre 2013

L’étoffe de l’héroïne selon Mathieu Lindon

II n’y a pas foule de scènes qu’on aurait honte et plaisir à savourer en solitaire dans Une vie pornographique de Mathieu Lindon. La pornographie s’insinue pourtant à toutes les pages de ce récit sur l’addiction, jusqu’au cœur de ses péréquations sentimentales : «  Perrin est amoureux de Kei, ça se passe bien, alors il l’élit amour de sa vie. Ça leur convient à tous les deux – qui n’a pas besoin d’un amour de sa vie ? Ça manque quand on n’en a pas. Il apprend à gérer l’amour. Ça se présente comme une économie : une passion, d’abord, et ensuite il faut juste faire avec. Gérer, pour commencer, c’est mentir. On croirait l’héroïne. » Perrin, la trentaine, est maître de conférences à Tours, tout le contraire d’un junkie. Ses contacts avec ses fournisseurs se résument à ceci : «  Les dealers sont comme les animateurs télé et les amants sans préservatif, ils ne se retirent jamais à temps. Et quand l’un tombe, la clientèle a besoin d’un autre. » Le commerce n’exclut pas l’amitié. Le client «  doit parler comme si l’héroïne n’était pas la cause unique de sa venue » et partager avec le marchand «  comme s’ils étaient les seuls, les idées que la Terre entière partage, en résumé qu’un monde meilleur est souhaitable ». Perrin prend plaisir à choisir de préférence des amants peu portés sur la poudre blanche, qu’il laisse dans l’ignorance de sa passion première. Que serait l’amour sans mensonge et trahison ? En traitant l’addiction au sens large, Mathieu Lindon, tout en phrases tortueuses et caustiques, renouvelle le récit « vécu » du toxico. Pour montrer au passage que si la pornographie consiste à éconduire le réel pour se goinfrer de ses leurres, nous sommes tous des toxicomanes.

Alain Dreyfus, Marianne, 23 novembre 2013

Du très beau Ce qu’aimer veut dire (éd. P.O.L, 2011), récit d’apprentissage méditant sur les différentes formes d’attachement relevant de l’amour – être ami, amant, être père, fils... –, Une vie pornographique pourrait bien être un prolongement, un chapitre supplémentaire, romanesque cette fois. Mathieu Lindon s’intéresse ici, par -l’entremise d’un personnage prénommé Perrin, à l’amour sous sa forme addictive : la dépendance, ses douceurs et sa tyrannie. Si Perrin multiplie les aventures, ou les tentatives d’aventures, sentimentales et sexuel-les, c’est en fait la drogue – l’héroïne... – qui est l’obsession tendre et toxique du jeune homme. Son idole, son âme sœur fusionnelle. Le point fixe de son existence.

« Comme tout amour, l’héroïne commence par une libération. Toute rencontre est bonne au moment où elle a lieu, c’est l’avenir qui réécrit le passé », commente Perrin, alors qu’après des années de vie commune, d’adoration et d’allégeance il est sur le point de décider de décrocher, de rompre avec cette passion compulsive et « l’indolence angoissée » dans laquelle elle a fini par le plonger. « Pourquoi ne plus prendre d’héroïne ? Parce qu’il n’en veut plus. Comme tous les couples : un jour on se demande pourquoi on reste ensemble… » écrit Mathieu Lindon, filant avec humour la métaphore amoureuse tout au long de cette fiction ironique et cérébrale, prosaïque en apparence, presque documentaire pourrait-on croire, en profondeur diablement perspicace sur l’humaine servitude.

Nathalie Crom, Telerama, 10 décembre 2014

Vidéolecture


Mathieu Lindon, Une vie pornographique, Mathieu Lindon Une vie pornographique septembre 2013