L’amour plus des copeaux de bois, du produit pour les vitres, une clochette, du shampoing, des oiseaux, des écharpes, des appareils photos, des ponts, des cordes, un vélo, des instruments de musique, une canne à pêche, des brosses à cheveux, des fusils de chasse, des livres, des gélules, du carton, des lampes, des agates, des élastiques, une malle, des fruits, des lentilles de contact, des échantillons, des bateaux, des pansements, de la peinture, des arbres, des agendas, un mouchoir en tissu, du liquide vaisselle, des box, du scotch, des ballons, du savon, des soldes, une mouillette, des connexions internet, des marées, des archives, des paquets cadeaux, une pince à épiler, du mica, des mains courantes, des trams, un faon, des maquettes, un vaporisateur d’eau, des cours de médecine, des montres, des coussins brodés, des plumes, des clés, un chat, du sel, des écorces, des poupées, une émeraude, des avions, un foulard, des fleurs, des manèges, des téléphones, des crayons de couleurs, des boîtes aux lettres, une fève, des tatouages, des télés, des cartes, des miroirs, un kit de couture, des mathématiques, des chaussures, des poissons, des valises, des jeux de société, un éboulis de pierre, des bouchons auriculaires, des carnets, des bocaux en verre, des calendriers, des pantins, une table de mixage, des grains de sable, du yoga, des poids en laiton, des éclairages automatiques, un aspirateur, des trains, des fagots, des éoliennes, des insectes, et une pelote de fil.
Emmanuelle Pagano a reçu le Prix Wepler pour Les Mains gamines, (2008).
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Croatie : Naklada Ljevak | Macédoine : Gotten | Royaume-Uni/USA : And other stories | Suède : Norstedts
Emmanuelle Pagano : l’amour, l’amour, l’amour
La romancière française se penche sur la diversité du sentiment amoureux à travers des histoires courtes.
Elle n’a pas intitulé son recueil de fragments : « Aimons-nous ». Se nouer et s’aimer ne marchent pas forcément de concert. On peut se nouer sans s’aimer, s’aimer sans se nouer, se dénouer et s’aimer. Ainsi va la vie des hommes et des femmes, depuis la nuit des temps. Alors « nouons-nous » car il s’agit de l’amour ordinaire. C’est concret. C’est banal. C’est ambigu. L’écriture saisit au lasso un moment essentiel du quotidien pour rapporter un bout de corps sentimental. La romancière Emmanuelle Pagano, née en Auvergne en 1969, s’intéresse au réel. Elle capte les petits bruits de la vie matérielle. Elle arpente les territoires du sentiment amoureux à travers des morceaux d’histoires. L’auteur de L’Absence d’oiseaux d’eau (POL, 2010) découd l’amour, de main de maître, pour en isoler un détail signifiant. Un problème de peau, un geste inattendu, un objet à chérir. On se glisse dans son « je » pour devenir ce qu’elle veut. Vieux ou jeune, hétérosexuel ou homosexuel, homme ou femme, désiré ou délaissé, riche ou pauvre, en solitaire ou en couple. Emmanuelle Pagano se penche sur les infimes traces de l’amour en entomologiste d’un charnel romanesque.
La porosité du sentiment
Les uns et les autres se trouvent dans la nature, en ville, à la plage, dans leur tête. Un paroxysme de fiction brute. Chaque texte raconte son histoire. Chaque histoire contient son monde. La forme est compacte (les fragments sont comme des poings refermés sur eux-mêmes véhiculant un état précis) et le fond est friable (la rupture est sous l’amour et l’amour est sous la rupture rendant tout incertain). Le corps est ausculté à la loupe. Son étrangeté et sa familiarité. Cicatrices, grains de beauté, odeurs, brûlures, poils, cheveux, clavicules. Le thème de la marche est présent tout du long. Les personnages marchent et marchent pour se rapprocher ou s’éloigner, pour se remémorer ou s’oublier. Emmanuelle Pagano possède l’art de la chute. On n’avait pas vu venir l’éclat de rire ou la source de peine : un ourlet mal fagoté ou une porte claquée. Et partout la paix et la guerre dans le couple. La romancière saisit certaines scènes d’intimité avec une poésie décalée. « Il humidifie son journal avec un vaporisateur pour éviter le bruit froissé des pages tournées, quand il lit à mes côtés, pendant que je dors. »
Les questions s’écrivent dans le blanc laissé entre deux fragments. De quoi est-on capable par amour ? À quoi tient l’amour ? Quelle est la durée de l’amour ? Et aussi : comment passe-ton du sentiment à l’engagement ? La myriade de petites vignettes littéraires montre qu’il est aussi ardu de se nouer que de se dénouer pour des êtres en quête de bonheur. Trop près, ça ne va pas du tout, mais trop loin, ça ne va pas non plus. Il faut lire les courtes histoires d’une femme portant les écharpes de son amant parti du jour au lendemain ; d’un homme ayant noté le changement de voix de la femme aimée sous l’emprise de ses émotions ; d’un malade dans le coma agrippant soudainement le foulard de son épouse. Quand on n’y croit plus, quelque chose peut survenir sans crier gare ; quand on y croit dur comme fer, quelque chose peut se dissoudre comme un cachet d’aspirine. Rien n’est certain. On fait et défait ses valises. Tout fait signe contradictoire. Ne plus se parler signifie-t-il l’accord suprême ou la rupture certaine ? Il y a aussi cet homme qui s’est trompé d’amour sans possible retour en arrière. Il n’a pas mis dans son agenda le bon nom à « personne à contacter d’urgence » en cas d’accident. Il meurt à l’hôpital, seul.
Petites fléchettes au cœur de la cible
La porosité des sentiments est là, d’un récit à l’autre. C’est à chaque fois semblable et dissemblable. Le passage du temps se révèle un grain de sable dans la chaussure et se rappelle à intervalles réguliers aux différents protagonistes. « Je me demande s’il reste beaucoup de choses de nous dans la réserve des jours. » Les années s’échappent ou s’emprisonnent à l’intérieur des saynètes. Une histoire d’amour va-t-elle se nouer entre deux inconnus au sortir d’un train ? Aucune idée. On assiste à une agonie de battements de cœur ou à l’envol d’une rencontre à un moment perdu. Emmanuelle Pagano écrit de manière directe. Petites fléchettes au cœur de la cible. Le ton est tendre ou cruel. « Il m’a choisie, je suis donc rare, peut-être même précieuse. Il rectifie, non, c’est toi qui m’as choisi ». Les objets du quotidien sont de la partie amoureuse. Des brosses à cheveux, des sonneries de téléphone, des lentilles de contact, des boîtes aux lettres.
« Nouons-nous » car il n’y a pas d’amour, il n’y a que des moments d’amour. On s’abandonne puis on est abandonné. Les personnages écrivent des missives et lisent des livres chezEmmanuelle Pagano. Le beau sourdre du trivial. L’auteur d’Un renard à mains nues (POL, 2012) analyse la place du lien amoureux dans la vie de tous les jours. On se regarde dormir ; on se regarde vivre ; on se regarde mourir. Nouons-nous semble dire : l’amour est affaire de point de vue. « Personne ne voit ce que je vois lorsque je la regarde. » L’amoureux s’attache aux défauts ou s’aveugle sur les défauts. Ça va marcher, ça ne va pas marcher. Entre eux, c’est entre eux deux. Une alchimie inconnue. On peut devenir autre sous le regard de l’autre.
Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 6 octobre 2013
L’Amour est dans le près
Emmanuelle Pagano découpe en séquences nos liens quotidiens
Le livre est construit en fragments, on ouvre au hasard, entre deux paragraphes cette phrase tient seule : « J’aime quand il est nu chez moi, c’est comme s’il habitait là ». Le lecteur aléatoire se dit peut-être : « Tiens c’est bizarre, moi quand il est nu chez moi, j’ai plutôt l’impression que c’est comme si j’étais dehors ». On compare, on ronchonne, on approuve, signe qu’Emmanuelle Pagano parle de choses qui existent. Enfin, pas Pagano, bien sûr, mais la narratrice, et puis non, en fait, pas la narratrice non plus, car il y a plein de « je » différents dans Nouons-nous.
Au début, on croit que c’est une femme qui évoque un homme, en alternance avec l’homme qui parle de la femme. Comment ils se sont rencontrés, parfois quittés, couleurs et odeurs, gestes et observations : « sous la douche, l’eau tombante redessine sa colonne vertébrale » – ou misères de la vie quotidienne. Mais on s’aperçoit vite qu’il y a aussi des femmes entre elles, des hommes en couple, avec enfants, pas d’enfants, des jeunes, des vieux, par exemple : « Avec l’âge et la maladie, indélicate, impudique, elle s’est emparée de moi, de mon intimité. Elle veut s’occuper elle-même de mes couches, parce que je n’ai pas de sac à main, parce que je vais oublier. Tous les prétextes sont bons pour avoir à me passer, le moins discrètement possible tout en ayant l’air de l’être, discrète, attentionnée, la garniture dont j’ai besoin, au resto par exemple, sous la table, en disant suffisamment fort, tiens, avec des sourires faussement gênés pour nos voisins, et après s’être assurée que tout le monde peut voir ». Parfois aussi ne surnage plus que le neutre, on ne sait plus quel genre parle de quel autre, il ne reste que souvenirs et morceaux de corps.
Communisme
Le titre ne ment pas. Ce n’est pas un inventaire des lieux érotiques, un dénouement, une -logie, sémio ou psycho. Au contraire, c’est la confusion, on est les uns sur les autres, l’écriture, la mémoire, le fantasme, le banal tout ensemble. Et ce n’est pas triste. Certains moments confinent au rêve, telle autre phrase semble presque décrire le projet de Nouons-nous : « Je vois ses yeux se fermer, puis ses lèvres s’entrouvrir, et un peu de salive mouiller son menton : la serviette est là pour éponger l’excès d’eau du sommeil ». Pagano cherche à saisir comment l’amour (pas le désir, ce discours des années 1970, mais plutôt le lien), imbibe la matière quotidienne, comment l’un rentre dans l’autre (« j’ai cru qu’il était près de moi, que sa main était dans ma nuque ») et comment ça se« déboutonne » aussi, le mot revient à peu de distance : « Je voudrais déboutonner ce quelque chose d’être heureuse qui tient et tend toute la peau. C’est lui qui a tout ligoté, c’est lui qui m’a fait ce nœud du rire ».
Le « je » est sans personne. Le lecteur cherche à saisir l’ordre des séquences : on pense à L’Homme à la caméra de Vertov, rangé par heures de la journée, par objets et par mouvements à la fois, ciné-œil de la machine ou communisme des regards. Comme si chacun offrait son point de vue en gardant ses affects indigestes par-devers soi. C’est peut-être pour cela, du coup, qu’affleurent tout de même des motifs récurrents, dont celui du rituel, de l’ordre : on note ça entre autres pages 40, 78, 97, 123…
Arbres
Le couple serait la manie défaite et la solitude, la répétition, l’écho : « Avant de la connaître, je parlais seul chez moi. J’étais un célibataire endurci et maniaque. Je me faisais la conversation tout seul tout haut tout le temps. Elle m’a enlevé cette manie. Depuis qu’elle n’est plus là, c’est le silence, qui est fait de l’absence de sa voix, de la mienne y répondant ». On se rappelle que le récit précédent d’Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau, « était à l’origine un échange de lettres avec un autre écrivain » avant de n’être plus qu’un texte de Pagano seule, une moitié, un symbolon.Ici, on retrouve les traces de cette séparation, de l’écriture comme adresse sans objet : « Il m’a quittée pour écrire cette histoire, notre histoire, et alors, et alors seulement, a-t-il confié à des journalistes, tout ça lui est revenu, ou plutôt tout ça lui est venu, enfin, les sentiments, les sensations, les perceptions de l’amour, mais, a-t-il précisé, juste pour les écrire, juste le temps de les écrire ». Un peu plus loin : « Elle n’était avec moi que pour avoir une adresse où écrire, un destinataire ». Peut-être alors vaut-il encore mieux parler aux arbres. Il y en a à nouveau beaucoup dans Nouons-nous,dont une « écorce de bouleau » et une « vingtaine de stères de fayard ».
Éric Loret, Libération, 10 octobre 2013
Intimité
Emmanuelle Pagano ausculte la promiscuité amoureuse dans un étrange objet romanesque, écho des « Fragments » de Barthes.
Emmanuelle Pagano ne s’embarrasse pas de fioritures ou de contexte. Après tout, le roman n’a pas à s’attacher à des personnages, à des lieux, ou à rester fidèle à une temporalité établie, même si c’est pour la malmener à coups d’effets de manche ! Au lieu de cela, Pagano disperse, varie les voix et les situations, multiplie les points de vue et éclate sa narration en une multitude de fragments qui racontent deux histoires parallèles et universelles : l’histoire de l’amour et l’histoire du couple. À la première personne, Pagano prête sa plume à des hommes et des femmes sans prénom, qui dévoilent en quelques lignes leur intimité, dépiautent leurs relations sans pour autant en faire grand cas : c’est l’ordinaire, le quotidien, l’action qui incarnent ici les sentiments. Cela va du simple aphorisme à la toute petite nouvelle, une seule phrase (« Tout ce que je ne lui ai pas donné, je ne lai pas gardé, tout ce que je ne lui ai pas donné je l’ai perdu » ! ou bien deux pages pour raconter le lien ténu qui lie un voisin à sa voisine sensible au bruit, une seule pour faire parler un homme qui, à la mort de son meilleur remplace « sa femme, sa veuve », puis finit par s’y faire.
Est-ce le format ou le propos même ? Toujours est-il qu’on ne peut s’empêcher de voir en Nouons-nous le versant romanesque des Fragments d’un discours amoureux de Barthes. Parce que ce que montre Emmanuelle Pagano en refusant de s’attacher à une histoire pour les balayer toutes, c’est l’uniformité du sentiment amoureux malgré la multitude des attitudes, c’est l’universalité de l’envie de couple et la foule de visages que peut adopter la vie à deux. En se contraignant à la brièveté, l’écrivaine n’abandonne jamais la complexité et s’attache à la sensualité presque animale qui est le socle de la vie de couple (qu’on l’abhorre ou la chérisse).
Qu’est-ce que l’intimité ? Que devient-elle quand on laisse l’autre envahir sa sphère privée ? Quelle connaissance acquiert-on à vivre deux, à dormir dans le même lit, à se réveiller ensemble, à se brosser les dents au-dessus du même lavabo ? Prosaïque mais jamais vulgaire, Emmanuelle Pagano dissèque la promiscuité amoureuse, interroge la cartographie de nos vies sentimentales. « Certains appellent ça la routine, moi l’appelle ça l’intimité », déclare un personnage. Appelons ça de la littérature.
Clémentine Goldszal, Les Inrockuptibles, 16 octobre 2013
Fragments de sensations amoureuses
D’une parole, d’un aveu, d’une émotion à l’autre, Emmanuelle Pagano touche juste
II existe tant de manières de se prendre par la main. Paume à paume, du bout des doigts, doigts serrés, crochés un à un, s’articulant doucement dans le creux tiède. Enchevêtrés. Noués. Mais le lien est fragile. On peut le rompre pour rien ou vraiment pas grand-chose, une porte à passer, un trottoir à descendre. Et là vite, on se reprend. On se lâche aussi parce qu’il faut bien laisser l’autre s’en aller. Pour un moment ou pour longtemps. Jeux de mains, jeux de vilains. On s’est juste effleurés. On s’est touchés à peine. Peut-être dit bonjour, au revoir, tout simplement.
« Je l’ai aimé par ses mains, immédiatement. Lui il est Ie premier homme de ma vie a m’avoir serré la main, les autres, familiers ou non, me faisaient la bise. » Le dernier livre d’Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, est un long recueil des émotions fugitives et des retours en mémoire. En plus de deux cent soixante-dix fragments, elle explore des histoires d’attachement et de peau. Raconte au quotidien les traces, les griffures, les caresses, les rougeurs. Les odeurs, les moiteurs. Tout ce qui nous rassure. Tout ce qui nous éloigne. Ce qui nous touche. Nous fait battre le cœur. Et puis pas. Et puis plus.
Faits minuscules.
Ce sont à chaque fois comme des témoignages. De très courts récits à la première personne glanés dans le champ amoureux. Emmanuelle Pagano s’ouvre aux hasards des rencontres. Aux énervements du désir, aux grands calmes de la paix trouvée à deux. Elle traverse les silences pesants. S’arrête aux ruptures, aux séparations, aux abandons. ll y a ceux qui se quittent parce qu’ils ne comprennent plus ce qui leur arrive. Qui réalisent qu’ils ont fait fausse route. II y a ceux qui restent malgré tout. Et aussi ceux qui meurent.
Paroles de femmes et d’hommes. Chaque texte est une confidence, un secret de chiffon, déplié, révélé. Une presque-honte tant les faits sont intimes, tant ils sont minuscules. Au huis clos de la chambre, c’est celui-ci qui se sert d’un brumisateur d’eau quand il lit son journal pour éviter le bruit des pages froissées et ne pas réveiller l’autre qui dort. Celle-là qui ne supporte pas la moindre miette ou le grain de sable égarés dans le lit et que son compagnon appelle en secouant les draps « ma princesse au petit pois ». Ou ceux, qui d’insomnie, qui de sommeil, n’ont pas partagé leur nuit mais se retrouvent au matin, comme au sortir d’une parenthèse. Entrelacs doux du duvet des aisselles. Les grains de beauté sont autant de signes de piste. Les plis, dans le secret, vallonnent le toucher.
« Ce n’est pas seulement besoin de tendresse, c’est aussi besoin d’être tendre pour l’autre : nous nous enfermons dans une bonté mutuelle, nous nous maternons réciproquement ; nous revenons à la racine de toute relation, là où besoin et désir se joignent », écrivait Roland Barthes dans ses Fragments d un discours amoureux (Seuil 1977). Essai de cheminements dans la broussaille du sentiment. Emmanuelle Pagano se retrouve dans un semblable exercice d’exploration. Mais elle se tient sur le versant de la sensation. Elle donne chair au langage. Ainsi ce bref éclat qui tient en une seule phrase : « Exactement comme si ses nerfs étaient les miens. » Ou encore : « Le retrouver, à chaque fois c’est doucement délacer les ligaments de nos corps dégrafer nos articulations. »
L’arrachement à l’autre est violent. La désunion tenace. Le passé laisse sa marque. II fait des cicatrices. On n’efface rien, jamais. D’aussi loing qu’on se tourne chez Emmanuelle Pagano, après huit textes parus en un peu plus de dix ans, les douleurs d’avant, les méprises ou les malentendus, les bonheurs arrêtés dans l’élan tracent les courbes intérieures des paysages de la vie d’aujourd’hui. Dans la topographie intime de son œuvre, ils font les bosses, les creux, les pentes à vertige, les plateaux escarpés. La friche s’y est mise. Les arbres y ont poussé.
Nouons-nous est un album de destins. Ils ont tous leur décor. On y parle des premiers froids, du bois qu’il faut rentrer, du grand foutoir des vies, du désordre des maisons. Des lits qu’on ne fait plus tellement on les occupe. Du chaud d’être chez soi et de se retrouver. Cette vérité des gens, de tout ce que nous sommes. Emmanuelle Pagano renvoie chacun à son territoire connu. Son livre est d’une émotion ressemblante et discrète. On se reconnaît à peu de mots. Elle s’y reflète aussi. Avec sa solitude et ses peurs d’écrivain. « Plus il me lit, moins il m’aime. » Allons, il faut tenir ferme. Surtout ne pas perdre la main.
Xavier Houssin, Le Monde, 1er novembre 2013
Amours, etc.
Une porcelaine dans un magasin d’éléphants. À l’heure où, à la remorque des écrivains anglo-saxons, certains romanciers français s’essaient avec plus ou moins de bonheur au gros et gras roman épique, Emmanuelle Pagano écrit en apesanteur. Non sans « gravity », mais avec grâce. Rien que les titres de ses livres sont enchanteurs : L’Absence d’oiseaux d’eau, son dernier roman, Un renard à mains nues, son recueil de nouvelles, et aujourd’hui, Nouons-nous. Fragments, moments, short cuts, Nouons-nous scrute le lien amoureux, conte tout ce qui unit ou sépare. Le livre est composé d’une multitude de récits dont la longueur varie d’une seule phrase à deux pages, tous écrits à la première personne. Cette première personne en recouvre des dizaines, des femmes, des hommes, des jeunes ou des vieux, qui chacun confie une fraction de son intimité. Il y a les liens qui se nouent sans qu’on s’y attende – miracle de la rencontre –, ceux qui se déchirent dans des flots de larmes chaudes. Entre les deux, il y a l’intimité qui peut unir autant que séparer, l’odeur d’un cou, la texture d’une peau, exquise un jour, insupportable un autre, l’amour est réversible. C’est familier, jamais banal. Ça n’a rien d’une performance, tout de confidences.
Emmanuelle Pagano raconte comment l’amour contamine le quotidien, comment les sentiments transforment les objets, comment les chaussures de randonnée, achetées par passion, deviennent idiotes après une rupture. Emmanuelle Pagano interroge comment peut-on trouver sa place dans un couple en 2013, quand on manque de temps et d’espace. Quel ordre régit ces fragments d’un discours amoureux ? Parfois, on a le sentiment que l’écrivaine écrit à la façon de trois petits chats-chapeaux de paille, un sentiment en appelant un autre, parfois les histoires se répondent. Ici on lit : « Je suis très maladroite [… ] Quand il me parle, enfin je me rassemble. II me concentre. » Un peu plus loin, on tombe sur : « Elle est maladroite au possible […] Je porte à mes ourlets, près des chevilles, des rappels de ses blessures aux doigts, ses tentatives saignotantes de femme au foyer. » Et puis il y a des motifs qui reviennent, la solitude à côté de l’être aimé qui dort, le rangement, les poils, les hommes obsédés par leur ex, la souterraine compétition entre l’art et l’amour : « Plus il me lit, moins il m’aime. » Parfois, les gens déraillent, plus ils sont fous, plus ils sont beaux, comme cette femme qui veut ramener l’âme de son mari mort, de l’hôpital à sa maison, en l’attachant avec une pelote de fil. Ou cet homme qui, lors de la fête des Rois, ne pouvant choisir entre les trois femmes de sa vie, son amoureuse, sa sœur, son amie d’enfance, préfère avaler la fève. Tout est d’une délicatesse inouïe.
Olivia de Lamberterie, Elle, 15 novembre 2013
Tropismes
L’attachement amoureux, ses élans, ses doutes : Emmanuelle Pagano décline en fragments ce qu’aimer comporte de paradoxal, d’éruptif
« Le retrouver, à chaque fois, c’est doucement délacer les ligaments de nos corps, dégrafer nos articulations. » En une phrase ou sur plusieurs pages, c’est d’amour dont nous parle Nouons-nous, ce sentiment qui tient, qui lie les êtres peau à peau, ventre à ventre car dans l’univers d’Emmanuelle Pagano, le corps est toujours premier. C’est ainsi qu’en 284 fragments, un à un, des personnages prennent parole et disent les petits riens qui fondent la relation à l’autre, depuis la rencontre jusqu’à la rupture, dans un ordre qui ne respecte, heureusement pas, ce trajet. L’architecture de l’ouvrage est ailleurs, dans les soubresauts discrets du désir, du manque, des projections, des peurs. Les situations ricochent et dans leurs mouvements convoquent la situation suivante et ainsi de suite. Dans Nouons-nous, l’infra-amoureux est finalement tout sauf l’amour dont nous parlent les traités : il y déplie avec une minutie presque chirurgicale l’influence que l’autre exerce sur nous et génère de mouvements infimes et contradictoires. De ces morceaux de vie à deux, ces choses vues, ces intuitions, ces éclats de réel émerge une grande lucidité, au point que ce qui est dit ou montré est comme un miroir tendu à notre insu sur ce que l’on n’avait pas vu, pas pu voir ou occulté. Ici cette femme qui dit « Je n’ai fait qu’observer, à la dérobée, l’homme d’à côté de ma vie », là cet homme qui avoue « J’ai connu avec elle la sensation à bascule d’être presque heureux, au bord de l’ouverture, et la certitude qui l’accompagne : ça ne durera pas. » Des moments heureux aussi et d’une profonde poésie : « II ne savait pas trop se servir de son portable, il me laissait des messages malgré lui dans lesquels, le plus souvent, je l’entendais marcher Je les écoutais jusqu’au bout ». Enfin, la violence extrême de la relation lorsqu’elle se fait manipulation diabolique dans le récit de cette femme qui pour vivre avec l’homme qu’elle aime s’installe chez lui à son insu et à son retour lui fait croire que cela fait dix ans qu’ils vivent ensemble et qu’il devrait consulter pour amnésie. Ce qu’il fera ! Point de dérive extrême où l’attachement se fait dévoration.
Précisons également que la forme discontinue et éclatée de Nouons-nous offre une place de choix au lecteur. On se surprend, nous aussi, à ricocher, à poursuivre l’ouvrage au point que le texte pourrait alors ne jamais s’interrompre. Pourtant si le lecteur est le point aveugle du texte, il en est néanmoins, préexistant à tout projet, l’instance nécessaire sans laquelle aucun livre ne pourrait voir le jour. Aussi très belle est cette histoire de la femme d’un écrivain qui découvre à la mort de son mari que des lettres consignées dans une malle et qu’elle croyait destinée à une autre qu’elle-même ne sont, in fine, que le dispositif dont son mari avait besoin pour écrire : à savoir s’inventer un destinataire fictif, horizon de toute adresse, fut-elle littéraire.
On pourra alors voir derrière la forme impérative du titre, le souhait d’une expérience chorale qui excède le discours amoureux puisque c’est la condition de possibilité du dire qui s’inscrit, en premier lieu, dans toute la matière profondément vibratile de l’ouvrage. Le vivant y est permanent et se ramifie bien au-delà de l’espace du livre, à l’image de ces oiseaux qui à la toute fin, viennent se poser sur les mains d’un homme dessinant un arbre puis une forêt : paysage alentour et dessin du paysage se confondant en un chant magnifique. On repense alors à la clôture de L’Absence d’oiseaux d’eau (P.O.L, 2010) qui, inversement, s’achevait sur un profond silence et un aveu d’impuissance (« C’est juste une carte postale, juste un décor de livre ») face au manque de l’être aimé. On se dit – et c’est merveilleux d’en être le témoin – que peut-être l’écriture, avant d’être une affaire de mot, est peut-être davantage celle d’un désir demeure intact.
Christine Plantec, Le Matricule des anges, novembre 2013
Ces petits riens
La romancière compose un paysage amoureux tissé de sensations et d’émotions au moyen de scènes fugaces et sensibles. Très poétique.
Des voix s’élèvent, se croisent, se répondent. Nouons-nous, le très beau nouveau livre d’Emmanuelle Pagano, assemble page à page les fragments et les pièces d’un puzzle étrange. L’écrivaine donne à voir et à entendre des hommes et des femmes anonymes, adroits ou maladroits, heureux ou malheureux. Tous et toutes sont aux prises avec un sujet éternel et complexe l’amour, le rapport à l’autre et aux sentiments. Au programme, on s’en doute, des rencontres, des attentes, des étreintes, des disparitions, des séparations.
On croisera un danseur, un mathématicien, un saxophoniste professionnel. Une femme dont le visage se marque lorsqu’elle est émue de voir un certain homme. Une comédienne. Une « élagueur » professionnelle. Une dame qui avoue ne pas savoir aimer « sans faire de prévisions ».
Emmanuelle Pagano, qui vit et travaille sur le plateau ardéchois, parle de ce qui nous unit et de ce qui nous sépare « Je ne crois pas que ça se partage, la mémoire, l’enfance », lit-on d’ailleurs au détour d’une page. Elle connaît nos manies et nos habitudes La « petite tristesse de sept heures du soir ». L’inquiétude qu’entraîne parfois l’amour. Ou les « choses de rien » qui ont pourtant toute leur importance. Elle s’attache aussi en chemin aux corps et à la sexualité. Aux odeurs et aux sensations. Aux gestes et aux mots de tous les jours. Cela pourrait être banal, cela ne l’est jamais, bien au contraire.
Avec une incroyable finesse et une grande justesse, l’auteur des Adolescents troglodytes (P.O.L, 2007) et L’Absence d’oiseaux d’eau (P.O.L, 2010, réédité en Folio) sonde l’intime, l’intimité. Aussi romanesques que poétiques, les petites tranches d’existence qu’elle orchestre avec un rare talent nous vont droit au cœur. Un cœur qui s’emballe ou se serre, suivant les moments. De temps à autre, la folie et l’étrange font leur apparition dans ces brèves rencontres ou dans ces longues histoires. II faut l’accepter, c’est aussi ça la vie. Cette drôle de matière qui file parfois entre les doigts comme du mercure. Une fois Nouons-nous refermé, texte aussi singulier qu’envoûtant, on n’a qu’une seule envie. L’offrir au plus vite à ceux que l’on aime.
Alexandre Fillon, Lire, décembre 2013