— Paul Otchakovsky-Laurens

Un autre

Aiat Fayez

Il a teint ses cheveux, mis des lentilles bleues, changé de nom et de prénom, il s’est créé une nouvelle origine. Il devient un autre, enfin : moins parce qu’il croit que cela est possible que par dégoût de lui-même. Il s’avère que cette période de sa vie coïncide avec le moment où il rencontre une jeune femme, une étoile montante du tennis russe. Contre toute attente, sa métamorphose physique et son histoire falsifiée la convainquent. Contre toute attente, il se retrouve au milieu d’une histoire d’amour où il doit assumer celui qu’il est devenu, et oublier celui qu’il est vraiment. Cette fille lui donne la liberté d’être...

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La presse

Avantage dehors

La littérature et le tennis désignent une seule et même activité pratiquée, par les uns, avec un crayon, par les autres, avec une raquette. Entendons-nous bien, je n’évoque pas là quelques similitudes, je ne risque pas une comparaison hasardeuse, j’affirme sereinement – et il faudra me démontrer le contraire – que la littérature et le tennis sont les deux noms d’une même discipline qui repose sur l’art de distribuer et de recevoir les coups, de varier les effets, de jouer avec les lignes. Elle exige à la fois de l’endurance et du punch. La science de la construction, nécessaire, ne doit pas brider l’explosivité, ni celle-ci anéantir les patients travaux de celle-là. L’adversaire, également appelé lecteur, est évidemment de la partie. On s’emploiera à le manœuvrer sans se cacher que sa résistance pourra empêcher quelquefois notre jeu de s’installer et qu’alors la victoire nous échappera.
Or, curieusement, l’industrie du divertissement, sans doute afin de rançonner deux fois le public, persiste à distinguer la littérature et le tennis. Il y a d’une part, le classement des meilleures ventes de livres, de l’autre, les tournois du Grand Chelem, de l’autre, les prix littéraires. Le Nobel à Stockholm en octobre, le Masters à Londres en novembre. Bref, on se moque du monde. Heureusement, cette farce lamentable commence à s’essouffler. Nous avons eu en 2012 le roman d’Arno Bertina, Je suis une aventure (Verticales), qui faisait la part belle à l’un des plus brillants auteurs contemporains, le magicien suisse Roger Federer, digne héritier de Nabokov. Voici aujourd’hui de l’auteur iranien d’expression française, Aiat Fayez, Un autre, une autofiction joliment slicée qui souligne plus encore la consanguinité du tennis et de l’écriture. Ce n’est sans doute pas la principale ambition de son roman, mais cet aspect a son importance, comme nous verrons. En 2012, Aiat Fayez a quitté la France, éprouvant avec une violence nouvelle, peut-être en partie subjective, la xénophobie ambiante. Si je m’interroge sur le caractère subjectif de ce sentiment – que trop de faits objectifs, hélas, confortent par ailleurs –, c’est que l’auteur lui-même a fait de cette question de l’identité l’objet de sa quête philosophique et littéraire. Pourquoi ne parvient-il plus à nommer son pays natal ? Pourquoi le narrateur d’Un autre (titre tourné déjà comme un aveu), qui répond au même nom que l’auteur, préfère-t-il se faire appeler Alain Fayer ? Pourquoi surtout dissimule-t-il tous les signes physiques qui trahissent – voire dénoncent, ainsi qu’il l’éprouve – son origine ? Car ce n’est pas seulement pour se fondre dans le paysage et devenir invisible ; une forme de haine de soi est ici à l’œuvre, un racisme égocentrique ou suicidaire que l’auteur affronte crânement et, peut-on supposer, non sans autodérision.
Décoloration des cheveux, lentilles de couleur, fard à joue, épilation intégrale par lumière pulsée, et voici qu’apparaît « un jeune blond aux yeux bleus » qui ne cache pas sa satisfaction : « C’est bien la première fois que j’assume ce que je suis, qui est ce que je ne suis pas. » Sa vieille voisine préfère elle aussi ce nouveau locataire à l’ancien. Et l’imposture prend une dimension nouvelle lorsque le narrateur rencontre Anna, joueuse de tennis russe de 25 ans, 26e mondiale, grande blonde sexy façon Maria Sharapova. Le narrateur est professeur de philosophie mais cette idylle invraisemblable paraît soudain crédible grâce à une accumulation de petits détails pertinents. Ainsi, lorsque l’amoureux très échauffé réveille Anna au milieu de la nuit, à la veille d’un tournoi, celle-ci s’emporte : « You know that I have Wimbledon ! » Peu d’hommes se seront fait rembarrer pour cette raison pourtant parfaitement recevable et même parmi les mieux fondées.
Anna, 5 millions de dollars de gains en tournoi, est une conquête flatteuse, mais elle est aussi une star capricieuse, égoïste, prétentieuse et superficielle. Son charme et sa grâce, sa merveilleuse adresse sur un court de tennis fascinent cependant le jeune homme qui, par lâcheté, abonde dans son sens lorsqu’il l’entend tenir des propos racistes sur ses compatriotes. Sportive de très haut niveau, elle voyage à son gré dans le monde entier, pour elle un vaste terrain de jeu sans frontières où jamais elle ne sera jugée out. En cela, elle est l’exacte opposée du narrateur, piégé par sa double identité, iranienne et française, qu’il rejette l’une et l’autre. Et néanmoins, il l’admet, « l’être humain a besoin d’être lié à sa terre natale, quelle que soit la nature de ce lien. Et si ce lien relève de la pure haine, alors l’être humain doit prendre soin de cette haine, il doit la choyer et la faire vivre, la chérir et l’entretenir, car sans cette haine, il n’aura pas de terre, et sans terre, il ne pourra pas vivre ».
L’auteur appuie ses coups, il multiplie les lobs, les passings, les amorties, les aces, les montées au filet à contretemps, les smashes, sans cesse il prend son lecteur à contre-pied et le promène si bien qu’à la fin celui-ci s’incline

Eric Chevillard, Le Monde, 7 mars 2014



Vite, se débarrasser de son teint mat !

Une filiation que l’on n’assume pas, un pays natal que l’on méprise et une langue maternelle que l’on veut oublier. Tout un programme ! Pour l’exécuter, une solution : changer de personnage. Quitte à se faire violence, pour ne pas dire à s’humilier. Là est la condition d’intégration pour un immigré qui répond au nom d’Aiat Fayez. Là est aussi le drame de cet écrivain iranien qui a choisi la France pour y faire des études de philosophie, et qui s’oblige à quitter le pays dix ans après, en 2010, afin d’échapper à la xénophobie et à son pendant, l’exclusion.
Quand on dit « drame », ce n’est pas exagéré, même si l’humour guette au détour de chaque page et donne une tournure tragi-comique à cette farce existentielle que se joue Aiat Fayez dans Un Autre. Un roman au titre éminemment théâtral qui, sous les atours d’une histoire à l’eau de rose, suscite à la lecture un malaise. Sur le devant de la scène donc, l’auteur lui-même, également narrateur de cette histoire singulière où le travestissement joue un rôle majeur.
Chercheur dans un laboratoire de philo à Paris, le narrateur a le béguin pour une jeune joueuse de tennis russe, Anna, 26e mondiale, attirante et désirable, valeur marchande cinq millions de dollars, valeur au lit tout aussi respectable, valeur intellectuelle, zéro. Anna, travailleuse acharnée, participe au tournoi de Roland-Garros. Aiat l’a déjà vue jouer et n’espère qu’une chose : faire sa connaissance. L’occasion se présente, miraculeusement. Pour être à la hauteur du miracle, il se débarrasse de toutes sortes d’encombrements identitaires (teint mat, cheveux, poils et yeux noirs) pouvant trahir une quelconque « étrangéité » (sic). Épilation intégrale, lentilles bleues et coloration des cheveux feront donc l’affaire, autant qu’un changement de nom. Aiat devient Alain, et Fayez, Fayer. Se relooker à mort. L’intégration s’obtient à ce prix, le cœur et le corps d’Anna aussi.
Anna se conquiert comme on conquiert un pays. Elle est cette terre d’accueil pour un immigré en mal de reconnaissance. Lorsqu’il veut l’aimer, Aiat/Alain dit « je la pénètre », comme s’il pénétrait un territoire. Plus loin il racontera, à l’occasion de quelques coups de raquette échangés avec elle, « je m’efforce de mettre la balle à l’intérieur du court ». La phrase recèle une double image, sportive et sexuelle. Mais elle peut revêtir également un sens politique. Elle dit alors la crainte de l’exclusion : surtout ne pas rester sur la touche. Ce qu’il faut, c’est se maintenir à l’intérieur du périmètre de jeu. Et le jeu consiste ici en un immense mensonge. Devenir « un autre » pour plaire à Anna, qui ne pardonnera pas le mensonge auquel s’est soumis pour elle, et seulement pour elle, l’immigré. Alors que faire ? Expliquer ? Mais expliquer quoi, qu’on a tenu à acquérir la liberté en voulant être ce qu’on n’est pas ? Comment faire comprendre cela à Anna qui ne pense qu’à sa reconnaissance mondiale, alors que lui, Aiat, se masque pour pouvoir exister ?

Ghania Adamo, La Liberté, 3 mai 2014