« Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines. On peut dire d’eux ce que l’on a dit des Celtes (nos ancêtres, pour la plupart d’entre nous) : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. On les trouve dans tout ce qui nous concerne. »
Alexander Kluge est relativement connu, en France, pour sa filmographie, abondante et variée, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une large rétrospective à la Cinémathèque Française en 2013. L’écrivain est en revanche ici pratiquement ignoré, sinon des germanistes, alors qu’il est une des figures les plus célèbres de la littérature allemande contemporaine et salué comme tel par les médias allemands, le public, l’édition.
Son originalité réside dans une manière de parler de la réalité contemporaine allemande en s’appuyant aussi bien sur son immense culture classique que sur un maniement très original de la fiction, à travers, le plus souvent, de brèves séquences qui sont autant d’apologues dont la juxtaposition et l’accumulation finissent par composer une véritable fresque de l’histoire de son pays et, au-delà, de celle de la pensée et de la sensibilité occidentales.
Cette écriture, cette démarche si originales sont actuellement absentes du paysage littéraire français, c’est la raison pour laquelle une traduction de l’ensemble de cette gigantesque entreprise qu’est Chronique des sentiments nous a paru indispensable.
« Je ne me prétends pas maître de la vérité, en revanche je me vois bien comme un grand collectionneur, un chroniqueur élaborant un inventaire en vue du XXIe siècle. » (Süddeutsche Zeitung du 28/11/2001)
Cinquante-huit années ont passé depuis que j’ai décidé un jour, à Paris, de consacrer ma vie aux livres et au cinéma d’auteur. Le fait de pouvoir aujourd’hui publier en langue française un ouvrage de près de 1200 pages compte beaucoup pour moi.
Dans ce premier livre, auquel d’autres succèderont, il est question de ce que j’appelle des HISTOIRES DE BASE. Ce titre renvoie aux rapports que nous entretenons avec ce qui nous est le plus cher. Faire la part entre ce que nous aimons et ce que nous haïssons, entre ce que nous savons et ce que nous ignorons revient à opérer des distinctions de base. Comme depuis Socrate. Dans une ÉPOQUE CONFUSE, et on peut dire que notre XXIe siècle en est une, il est bon d’avoir des livres pour servir de phares aux voyageurs dans le désert.
Râle-bol
Pas d’essence dans les stations-services, des perturbations dans les TGV, des retards grotesques à l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. C’était là le résultat des mouvements de grève contre le relèvement à 62 ans de l’âge de la retraite en France, un projet de loi Sarkozy, qui devait passer au Sénat ce mercredi-là. Quoi que Stefan Aust eût tenté, ce n’est qu’avec un retard conséquent qu’il finit par gagner Berlin depuis Paris. Il était toujours très doué pour donner un résumé condensé de ses impressions du moment. Il s’exprima comme voici :
- La grande France me fait penser à une RDA bis.
- Comment ça ?
- Une parfaite société de réparations.
- Oui, mais la RDA n’était pas parfaite.
- La France, elle, est parfaite à sa façon !
- Parce qu’elle ne tient pas de la révolution d’Octobre, mais de la Grande Révolution française ?
- Elle ne tient d’aucune révolution.
- À partir de quoi serait-elle faite sinon ?
- Elle fait exception. La France n’est pas un programme, mais tout un état des choses.
- Qu’est-ce qui te fait dire cela ? Juste qu’il n’y ait plus d’essence dans les stations-services ?
- Nulle part dans le monde une société ne met autant d’art à s’arranger d’une grève générale que cela se fait en France. On appelle ça bricolage.
- D’après Lévi-Strauss, le bricolage correspond au principe de l’évolution.
- Pour survivre, c’est ainsi que les sociétés doivent s’y prendre.
En à peine quelques répliques, Aust avait dominé son irritation initiale. Il semblait éprouver quelque sympathie à l’égard de cette France si bizarre. Se sentait-il redevable envers les difficiles conditions de circulation de l’avoir conduit à la pensée qu’il venait d’articuler ? Stefan Aust avait peu de temps. Tous ses rendez-vous s’étaient décalés en raison du retard. Ce voyageur empressé à la pensée plus empressée encore avait particulièrement à cœur un petit souvenir : le mot ralle-balle. Il n’avait jamais rien entendu de la sorte jusque-là. Le traduire par « raffut », dit-il, serait incorrect. Il passa un bon moment à chercher une expression allemande plus valable. Tard dans la nuit il m’appela pour me demander si de mon côté j’avais trouvé une traduction. On s’en tint à ralle-balle. Il s’agissait, observa Aust, d’exprimer sans retenue sa colère contre son gouvernement. Mais cela se faisait avec une routine vieille de deux cents ans (à l’inverse d’un raffut ou d’une révolte de tisserands). Que peuvent bien entreprendre la rase campagne contre Paris et ses airs supérieurs, les ouvriers contre la majorité parlementaire, les jeunes contre les vieux, les banlieues contre le centre-ville ? Ce n’est pas l’affaire d’un peuple, d’un État, d’une société, mais d’un kaléidoscope de tout cela. À cette heure tardive de la nuit, Aust était toujours préoccupé, on le sentait, par son trajet retour, si lourdement perturbé par ce qui lui était arrivé en France.
Volatilisés comme un gaz à la faveur d’un hasard extraordinaire
Les roues du convoi ferroviaire mixte, marchandises et passagers, en provenance de Paris et à destination du sud de la Pologne, roulaient. Deux locomotives tiraient les vingt-six wagons. Des formules de propagande telles que « Des roues qui roulent pour la victoire » étaient inconnues des agents spécialisés qui réglaient la circulation sur les voies ferrées du Reich allemand.
Aux environs de Flörsheim am Main, un coordinateur de la Reichsbahn, qui disposait de pouvoirs exceptionnels, fit arrêter le convoi. L’équipe d’escorte, constituée de fonctionnaires français, aurait dû accompagner ce train jusqu’à Cottbus. Là, passage de relais à du personnel allemand. Ils comprenaient mal l’allemand. L’ordre du coordinateur de la Reichsbahn était de décharger le convoi ici, sur place, et de le remettre en route à vide pour le Nord. En raison d’une crise sur le front de l’Est, les transports de nourriture (du jambon en provenance du Schleswig-Holstein) étaient devenus prioritaires.
Les marchandises (machines et outils) ainsi que les passagers (des Juifs de nationalité française arrêtés en septembre à Paris, destination : Auschwitz) furent débarqués avec rudesse ; on prit acte des protestations des accompagnateurs français. Les deux locomotives et les wagons s’éloignèrent.
Avec le concours du responsable du comité local et celui d’enseignants engagés auprès du secours populaire national-socialiste, on logea les « réfugiés » dans la halle à marchandises attenante et dans le restaurant de la gare. Les débarqués étaient allongés faute de mieux sur des planches et des lits de camp, serrés les uns contre les autres.
Les jours suivants, bon nombre d’entre eux s’échappèrent. Par petits groupes, certains se débrouillèrent pour atteindre la frontière franco-allemande qui n’était pas surveillée. D’autres trouvèrent refuge comme ouvriers saisonniers dans des domaines viticoles qui, à ce moment, avaient justement besoin de main d’œuvre pour les vendanges, et qui semblaient autorisés à délivrer des papiers à titre provisoire. Cette collaboration se trouvait favorisée par le fait que les Français d’origine juive comprenaient autant l’allemand qu’il était nécessaire pour leur formation à la tâche.
En attendant, le convoi allant de Paris jusque dans le sud de la Pologne (Auschwitz) n’avait pas été « oublié ». Les procédures administratives ne peuvent renier leur aptitude à se souvenir tant qu’il existe des dossiers. Cependant, les recherches ne menèrent jamais qu’aux machines et outils déchargés du train réaffecté, non pas aux personnes débarquées du train, enregistrées à un autre niveau hiérarchique. Ainsi fut différée assez longtemps la perception par l’Office central de la sécurité du Reich des circonstances dans lesquelles les 977 détenus juifs n’étaient pas arrivés à Auschwitz. De surcroît, les cadres responsables voyageaient beaucoup durant cette phase de l’entreprise d’extermination. Toute enquête en la matière devait franchir les limites séparant les domaines de compétences.
Une fois que les résultats de l’enquête sur l’affaire de la gare de Flörsheim furent définitifs, seuls dix-huit des passagers débarqués, qui croyaient toujours en leur chance dans le restaurant de la gare, purent être récupérés. Ils furent tués à Auschwitz. Le reste, à savoir la grande majorité, s’était « dissipé » (ayant fui par les innombrables canaux, voies et issues, non représentés à l’échelle moyenne des réalités, que recelait ce système de terreur qui s’était montré brouillon pour quelques jours). D’aucuns atteignirent les faubourgs de Lyon. D’autres se tinrent cachés dans le nord de la France (sans papiers, sans contact avec les administrations françaises, qu’ils avaient de bonnes raisons d’éviter).
Amour aveugle : extrait d’une conversation entre Jean-Luc Godard et Alexander Kluge. Voir la vidéo : dctp.tvRencontre fugitive
Fuyant hors de France, mon aïeule Caroline Granier, future Mme Glaube, s’échoua à bord de sa berline du fait de l’emballement des chevaux. L’accident se déroula à l’entrée de la petite ville de Hohenspeyer. Des soldats et des officiers du 15e régiment de la Garde prussienne parvinrent à freiner l’attelage et à sauver la dame en péril. À l’auberge, un cercle se forma autour d’elle. L’un des officiers parut bien excité à mon aïeule, obsédé par l’idée de refaire en détail le récit de cet incident. Il ne lui avait fait aucune avance, relata-t-elle, à tel point animé par la discussion de l’événement que c’est à peine s’il nota sa présence. De quel côté fallait-il sauter quand on perdait le contrôle du véhicule et qu’on ne tenait plus ses chevaux ? Il n’était jamais très aisé de s’éjecter d’une voiture en train de foncer tout droit. C’était bien mon problème le plus imminent il n’y a encore qu’un instant, lança mon aïeule. Par nature nous avons tendance à nous jeter vers la roue avant qui va avançant à vive allure, aurait continué l’officier (encore qu’un garçon, ou presque). Cependant la propulsion du saut, celle du véhicule lancé à toute allure, et la force irritante de l’inertie dont la puissance est révélée quand la catastrophe plane, dévierait en diagonale la trajectoire droite escomptée au moment de sauter du véhicule, de manière à accrocher par la roue arrière celle qui se précipite, pour la projeter contre la roue avant qui l’expédie sous la roue arrière pour finir écrabouillée. Au contraire de l’impulsion naturelle de s’élancer vers l’avant, la chose à faire serait plutôt de tenter sa chance du côté de la roue arrière ; quand bien même frôlerait-on celle-ci, l’on est propulsé de côté pour atterrir peu confortablement, certes, mais bien en vie au bord du chemin. Enfin bref, cela n’a pas été nécessaire, lui répliqua Caroline Granier, puisque vos camarades et vous-mêmes vîntes si gentiment à ma rescousse. Mais ce jeune officier à l’humeur raconteuse, non content de s’en tenir là, se mit à développer une théorie du moyeu, fatal au roi Pélops du Péloponnèse pour commencer, puisqu’il remplaça par de la cire le moyeu de char de son adversaire pour le tuer, endossant par là même cette culpabilité qui allait faire porter la malédiction sur tous les descendants de sa race. Ainsi le moyeu du destin, qui toujours court en parallèle, dure-t-il souvent davantage que la pièce en tant que telle, tournée de main d’artisan. Mon aïeule, qui voulait rallier Trippstadt avant la tombée de la nuit, remercia la compagnie avant d’embarquer. À ce moment-là, l’officier intarissable creusait une question mathématique, toujours relative à la bonne trajectoire de saut, pour ensuite passer à celle de l’évacuation d’un bateau en naufrage. Dans ce cas de figure, l’enjeu était d’échapper aux remous provoqués par le bateau en train de couler. Sur la table, il avait gravé l’esquisse d’un parallélogramme des forces avec plusieurs flèches. L’armée traitait sans égard le mobilier autochtone.
L’écriture invisible
Jamais mes aïeux de la région sud du Harz n’auraient osé imaginer avec quels gènes étrangers les leurs cohabitent aujourd’hui chez leurs descendants, de même que nous, gens du présent, ne saurions dire (ni aucunement influencer) la manière dont les heureux événements (ou les malheureux) se répartiront dans l’avenir parmi nos enfants. La Française Caroline Louise Granier qui avait fui le régime de la Terreur en 1793 a marqué de son thymos énergique, « huguenot », jacobin en fait, toute une branche de la famille. Cette lignée ne soupçonnait pas qu’elle serait plus tard unie à mes ascendants originaires de l’Eulengebirge. Quant aux ascendants de l’Eulengebirge et du Harz méridional, ils ne se doutaient pas du tout des apports en provenance du centre de l’Angleterre et de la marche de Brandebourg. Les usages linguistiques, génétiques et culturels semblent inconciliables. Que des éléments si contradictoires ne provoquent pas de guerre civile dans les âmes et les corps, qu’ils s’accordent au contraire en nous à chaque pulsation, à chaque battement du cœur, minute après minute, voilà qui représente bien dans quelle constitution généreuse et tolérante, dans quelle extension des droits de l’homme, vivent les gènes (sur leurs îlots) autrement que ne le font les États. C’est en ce sens qu’un corps constitué de la diversité de tant d’ancêtres antagoniques porte en lui une sorte de livre de magie. Aucune encyclopédie ne peut rivaliser avec le pouvoir de ces inscriptions qui déterminent l’avenir.
La concierge parisienne. Voir la vidéo : dctp.tvLe capital avide d’avenir. Voir la vidéo : dctp.tvLes œuvres de Mao Tsé-Toung, mises sous verre
Dans l’austère bureau qui avait été attribué à Th. W. Adorno à l’Institut de Recherche sociale du cours Senckenberg, mais qui ne se transformait pas moins en espace imaginaire quand il y dictait les notes de la veille à sa secrétaire Elfriede Olbrich, il y avait une armoire vitrée. Ce genre de meuble, destiné à accueillir des livres, faisait partie, conformément aux directives des services du Patrimoine à la Division financière de la Hesse, de l’équipement des bureaux affectés aux directeurs et directeurs adjoints des instituts scientifiques. La vitrine, c’était pour que les livres restent visibles tout en étant sous clé. Th. W. Adorno ne conservait aucun livre à lui dans cette pièce où il dictait. Dans la bibliothèque, était parquée sous verre l’intégrale des œuvres de Mao Tsé-Toung, rien d’autre, d’un legs fait à l’institut par l’ambassade de la République populaire un an auparavant. Jamais lus par quiconque, les volumes de l’édition cartonnée jaune y demeurèrent en exposition, bien sagement alignés, jusqu’à la mort du philosophe. Ce dernier estimait que c’eût été une décision par trop radicale, et inconvenante de surcroît, d’emporter ces livres chez lui, à la maison (d’autant qu’ils pesaient un âne mort). Tout aussi bien, il se voyait mal offrir ces volumes (à qui ?), ou encore les remettre aux encombrants.
« Tout en attente »
En même temps que les premières nouvelles de la République populaire de Chine annonçant la Révolution culturelle, un Carl Schmitt avide de nouveautés recevait dans sa résidence de Plettenberg une délégation d’étudiants français de la Sorbonne. En cet endroit de la planète si éloigné vu d’Europe, quelque chose se tramait au moins depuis 1965, tout comme à Berkeley. L’entretien mené en français et en allemand se prolongea durant tout l’après-midi. Et s’il s’agissait là (comme lors de la période axiale autour de 500 av J.-C.) d’une impulsion novatrice s’emparant de la Terre entière. L’influence d’un noir soleil fantôme serait cause du chamboulement, de la même façon qu’il était déjà arrivé maintes fois qu’à certaines périodes une étoile jumelle soumette à vibration le système solaire et tous les corps célestes qu’il renfermait. Bien souvent déjà, Carl Schmitt, fort de son pouvoir d’anticipation, avait recueilli les signes d’un TEMPS NOUVEAU EMBRASSANT LE GLOBE et il avait toujours été déçu.
En novembre 1966, le gouvernement du Chancelier Erhard tomba. Les hommes nouveaux issus de la grande coalition prirent leurs fonctions au 1erdécembre : des gens neufs, à défaut d’une époque nouvelle. À ce compte-là, le changement attendu dans le monde ne pouvait en rien être espéré d’ici à la fin de l’année. Et Carl Schmitt de persister dans sa vigilante attente, paré à la moindre surprise : novarum rerum cupidus.
La vengeance d’Ingrid. Voir la vidéo : dctp.tv« Il a les yeux sans cœur de celui qu’on aime par-dessus tout »
Je viens de consoler ma meilleure amie, Gesine. Entretemps, j’ai pu m’assurer qu’elle ne se suicidera pas. On est loin encore d’avoir passé le cap. J’ai été témoin du sermon dont il l’a gratifiée avant de claquer la porte de l’appartement. Il a l’élégance de rester vivre chez elle, car il craint de devoir payer une chambre d’hôtel. Il mène ses affaires depuis l’appartement de mon amie, rend visite à sa nouvelle maîtresse, une femme mariée pour laquelle il a relégué Gesine au second plan.
Les mots que je prononce pour la consoler (le plus souvent, je me contente de la prendre dans mes bras et de la border dans son lit) doivent être choisis avec soin, afin de ne pas nourrir son espoir de le voir revenir sous quelque apparence fantastique. J’ai vu son regard. Gesine n’a pas la moindre chance. Nul au monde n’est en mesure d’obtenir de lui ce qu’il n’est pas prêt à accorder. Et il est rassasié. Bien nourri grâce aux faveurs des femmes dont il savoure le tribut depuis son enfance.
Pour être précis ce ne sont pas ses yeux, mais son regard, qui témoigne de son caractère impitoyable. Ses yeux en tant que tels semblent manquer d’expression, ont un côté bovin. Ce manque d’expressivité confère au regard une qualité « négative » qui fait frémir. Ce que Gesine espérait trouver auprès de cet enfant gâté demeure un mystère pour moi. Au moment même où il lui faisait la cour, dès la première heure (j’y étais, mais malheureusement je ne tardai pas à rentrer chez moi), il était totalement repu ; son regard était celui « d’un maquignon ». Raison pour laquelle je croyais dur comme fer : « Ce n’est même pas la peine de l’ignorer. » Seulement, Gesine ne le voyait pas de cet oeil. Son visage constellé de taches lui faisait l’effet d’un miroir reflétant ce qu’elle ressentait.
J’ai toujours pensé que les mères qui aiment leur fils sèment au fond d’eux un germe de tendresse. La récolteront un jour les personnes qui feront la rencontre de ces jeunes gens. Au lieu de quoi, on assiste dans ces cas-là au déploiement d’une caste patricienne satisfaite, une succession de descendants masculins, qui prennent toujours sans jamais demander rien. Les fils qui ne sont pas obligés de lutter pour l’affection de leur mère nourrissent en eux des monstres, selon mon impression. Je ne veux pas généraliser, mais je le fais quand même. La colère que suscite l’envahisseur de Gesine délie ma langue et me pousse aux généralisations :
« Il a les yeux sans coeur /
On l’aime par-dessus tout »
« Fifi »
– Tu m’aimes ?
Elle éluda.
– Je t’ai posé une question… insista-t-il.
– J’ai entendu.
– Et alors ?
Elle ne voulait pas répondre. Au bout d’un moment, Fred revint à la charge.
– Dirais-tu que tu m’aimes ?
– Que suis-je censé dire ?
– Tu dois dire quelque chose. À quoi bon être ensemble, si tu n’es pas à fond dans l’histoire…
– Mais dire quoi ?
– Est-ce que tu m’aimes ou non ?
– Je ne vais sûrement pas t’avouer que je ne t’aime pas, alors qu’on est là tous les deux…
– Ce n’est pas une réponse, ça. Oui ou non ?
– Une réponse franche ?
Elle voulait gagner du temps, lui pelait une pomme qu’elle lui offrait par morceaux. La question l’embarrassait.
– Tu m’aimes ? Dis ?
Elle aurait bien aimé en finir avec lui par une remarque ironique et feignit ne pas avoir entendu la question, qui ne gagnait pas à être répétée. Mais comme il ne se départait pas de son sérieux, insistant pour obtenir une réponse, elle s’exprima somme suit :
– Ce que je peux dire, c’est que j’aime mieux que tu sois là, que quand tu es loin.
– Comment ça, loin ?
– Quand tu n’es pas près de moi.
– Comme un chien ?
– Ce n’est pas ce que je dirais pour lui.
– Mais en des termes différents ? « Je préfère avoir Fifi autour de moi » ?
– Quelque chose dans le genre.
Fred était blessé dans son for intérieur. Elle, de son côté, ne pouvait s’exprimer autrement. Elle n’était pas à une contrevérité de plus ou de moins dans sa vie. Mais les mots Je t’aime ont quelque chose de magique. On ne peut les prononcer qu’une seule fois dans sa vie, se disait-elle, et, s’il m’arrivait d’avoir envie de les dire, ajoutait-elle – dans la mesure où je ne suis pas « on » –, par superstition, je ne dirais rien du tout, serait-ce pour ne pas faire fuir le peu d’amour qu’il y aurait.
Les sans-voix de l’histoire. Une composition inédite de Luigi Nono datant de 1966
Parmi les serveurs qui sombrèrent avec le Titanic en 1912, soixante-dix étaient originaires de villages voisins dans les Abruzzes. Parmi leurs belles, qui avaient espéré que ces hommes reviendraient les épouser une fois leurs salaires en poche, aucune ne trouva de solution de rechange. Les villages demeurèrent sans enfants, ils sont aujourd’hui à l’abandon, désolés au milieu des montagnes. C’est à ces SANS-VOIX DE L’HISTOIRE que Luigi Nono a dédié en 1966 son Lamento pour 12 cordes et 12 sopranes. L’affliction concerne moins les serveurs disparus, emportés par le fond, que le triste sort des femmes laissées pour compte, auxquelles la rigueur des mœurs locales interdisait de retenter leur chance dans les chefs-lieux des provinces à l’entour.
La mouche dans un verre de Pernod
Elle paraît immobile. Du bout gommé de mon crayon, je la sors du liquide vert et la pose sur l’osier. Je la suppose morte. La petite bête, pourtant, au bout de quelques secondes, se met à bouger furieusement. Une minute après, la mouche, cet être éphémère, disparaît de ma vue. Manifestement en état de voler. Elle ne semblait pas « ivre ». Un animal dur à cuire, qui force mon respect. Durant le temps de notre rencontre, elle aura vécu de nombreuses années (à son échelle). À supposer qu’elle ait une descendance, sa lignée pourtant me survivra. Elle existe depuis 18 millions d’années. Par leur disposition avantageuse face aux aléas du monde, ces petits as de la voltige sont dotés d’une vie presque éternelle.
Liberté pour les consonnes. Voir la vidéo : dctp.tvDr Mabuse. Voir la vidéo : dctp.tvÉchec de l’espérance. Voir la vidéo : dctp.tvQui garde l’espoir meurt en chantant. Voir la vidéo : dctp.tv Réduire le résumé du livre ↑
Entretien avec Alexander Kluge dans la revue en ligne TK-21. Orientation dans la pensée et reconfiguration du sujet TK-21 par Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin.
Première partie de l’entretien avec Alexandre Kluge à retrouver ici. Deuxième partie de l’entretien avec Alexander Kluge TK-21, par Jean-Louis Poitevin et Hervé Bernard ici.
Alexander Kluge, l’oeil ouvert
Le grand réalisateur allemand signe une magnifique Chronique des sentiments.
Chronique des sentiments réunit le grand oeuvre littéraire d’Alexander Kluge. C’est un livre extraordinaire, un livre-océan, dont le premier volume (d’une série qui en comportera cinq, peut-être six) ne fait pas moins de 1 134 pages. Né en 1932, Alexander Kluge est connu comme un homme d’images : on peut rappeler qu’il fut l’assistant de Fritz Lang et qu’il a, depuis, réalisé un nombre incalculable de films aux durées elles-mêmes incalculables. Il est tout autant un homme de pensées : il a travaillé avec le philosophe Theodor W. Adorno et n’a jamais cessé de réfléchir - discutant inlassablement avec écrivains, philosophes, artistes, sociologues ou historiens - sur le monde qui nous précède, nous entoure et nous arrive.
C’est donc à partir de ces deux conditions - que Walter Benjamin (1892-1940) avait aimé réunir dans le seul mot Denkbilder, « images de pensée » - qu’il est homme de lettres au sens le plus radical, le plus original du terme : un écrivain sans limites. Rien de fortuit si les éditions POL, qui accueillent le plus vaste éventail des formes littéraires contemporaines, ont décidé de publier ce grand oeuvre sous la responsabilité sans faille de Vincent Pauval.
Alexander Kluge écrit beaucoup, car il observe beaucoup, apprend beaucoup, pense beaucoup, aime beaucoup, critique beaucoup, s’amuse beaucoup, s’émeut beaucoup, invente beaucoup. C’est qu’il a beaucoup, beaucoup d’imagination. En ce sens, il est un grand romantique posant son regard sur notre rhizomatique condition contemporaine. Ne vous précipitez pas à rabattre sur ce mot « romantique » quelque chose qui serait de l’ordre du « romanesque » : cela n’a rien à voir. Et c’est d’ailleurs ce qui paraîtra le moins familier - mais aussi le plus captivant, le plus nouveau - au lecteur français qui se veut, avant tout, lecteur de romans.
Chronique des sentiments, en effet, ne ressemble pas du tout à notre Education sentimentale. On ne suit pas le destin d’un personnage à travers les péripéties orientées de son histoire singulière : on a plutôt l’impression de suivre cent mille milliards de destins connectés entre eux par une règle immanente et mystérieuse. Là où les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau avaient été créés par l’opération d’une pure combinatoire, les cent mille milliards d’images d’Alexander Kluge surgissent de ses montages, encyclopédiques ou extravagants, véridiques quoique invraisemblables, d’événements ou de choses immenses ou minuscules.
L’imagination mise en oeuvre par Alexander Kluge me semble très « romantique », mais dans le sens où Goethe et Baudelaire en parlaient très précisément. L’imagination : c’est l’art de faire surgir, disait Baudelaire, « les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies »... Elle est donc une « faculté de connaissance », et non pas cette « fantaisie personnelle » que le poète récusait sévèrement. Elle est aux antipodes de ce qui se pratique si souvent, en littérature, sous la forme de selfies autosatisfaits de leur inquiétude même. Elle appréhende le monde et l’espace public à travers la mise en relation inventive d’innombrables corps, gestes, situations, pensées, choses ou événements partout glanés de par le monde ou de par l’histoire... Sous ce point de vue, la Chronique des sentiments tient à la fois des Fusées baudelairiennes et des mille petites collections accumulées par Goethe dans sa maison de Weimar (fragments d’urnes funéraires, pierres semi-précieuses, échantillons de tissus, nids de guêpes, oiseaux artificiels, jouets d’enfants, oeufs monstrueux et j’en passe).
Comme Goethe, Alexander Kluge va sur le terrain en archéologue, parle aux gens, prend des échantillons, fouille les archives aussi patiemment qu’un philologue. De tout cela, il compose un immense et labyrinthique livre de contes. Il fait avec notre réalité historique ce que les frères Grimm ont pu faire avec nos fables enfantines. Il n’a certes pas, comme Goethe, son carnet de dessins et sa boîte d’aquarelles. Mais une caméra : il fait image de tout ce qu’il lit et il fait littérature de tout ce qu’il voit ou entrevoit.
Il ne faut pas s’étonner qu’au fil des pages de Chronique des sentiments apparaissent des images - photographies, cartes, extraits de magazines populaires... - dont les légendes sont elles-mêmes, souvent, comme de nouveaux récits inclus dans le récit, comme lorsque, à côté d’une carte du champ de bataille de Waterloo, on peut lire que « de nombreux blessés ou morts, une fois déshabillés, étaient des jeunes femmes », histoire de faire sortir l’histoire d’elle-même et de laisser nos imaginations en tirer quelques conséquences troublantes. Il semble marcher sur les traces d’un Tolstoï revisité par Le Brouillon général de Novalis ou Le Livre des passages de Walter Benjamin, tout cela dans une fraternité évidente avec des auteurs tels que Thomas Mann, Heiner Müller, W. G. Sebald ou H. M. Enzensberger.
Alexander Kluge, en véritable romantique, pense que ses plus folles associations d’idées documentent un certain état objectif du monde. Non seulement il imagine des histoires stupéfiantes, mais encore il parvient à documenter les éléments objectifs de cette imagination : par exemple, en racontant l’histoire du sperme de Nietzsche (mal) congelé, la mission de Heidegger en Crimée, ou en faisant des gros plans narratifs sur un clitoris de tigresse dans le compte rendu d’un fait divers...
Non seulement il croit à la force théorique des faits, dont parlait déjà Goethe, mais encore il démontre la force poétique des théories. C’est pourquoi, suivant une intuition non réalisée du cinéaste Sergueï Eisenstein (1898-1948), il a pu construire avec Le Capital de Marx tout un univers de récits et de séquences d’images (textes et photogrammes magnifiquement édités par le Théâtre typographique en 2014).
L’un des principes fondamentaux de cet art littéraire tient sans doute à quelque chose que la modernité d’un Joyce, d’un Benjamin ou d’un Eisenstein tenait encore de Goethe : à savoir la certitude émerveillée que chaque cas singulier, à condition qu’il soit fécond, se comporte comme un « phénomène originaire » engageant, d’une certaine façon, la totalité du monde et de l’histoire humaine.
C’est ainsi que Chronique des sentiments commence à peu près avec la description d’une mouche noyée dans un verre de Pernod - mais non ! elle réussira à se sauver ! -, quand, une cinquantaine de pages plus loin, c’est le lecteur lui-même qui se sentira presque noyé dans la description de la catastrophe de Fukushima. Kluge n’omet pas de remarquer que, pour se sauver, la mouche a dû mettre un temps qui équivalait pour elle à plusieurs années de lutte. Il remarque aussi que les mouches existent depuis bien plus longtemps que nous (18 millions d’années) et que leur « lignée » survivra peut-être bien à la nôtre.
De fait, l’art du récit semble, chez Kluge, constamment tenu à quelque chose comme un étonnement d’enfant (un enfant très curieux, qui voudrait tout voir et tout savoir, percer tous les secrets du monde) : c’est un étonnement devant le temps ou, plutôt, devant les temps innombrables dont chaque événement est tissé. « Plus on scrute un mot de près, plus il nous regarde de loin », disait l’écrivain Karl Kraus, que Kluge se plaît à citer. Eh bien, il en est des actes humains comme des mots : chacun, si passager ou durable soit-il, porte en lui la rencontre de l’occasion la plus ténue (le kairos des Grecs) et du destin le plus profond, le plus immémorial (l’aiôn des Grecs). Entre les deux, le chronos de la « chronique » se devait d’inventer de nouvelles façons de raconter l’Histoire dans chacune de nos innombrables histoires, petites et grandes, mais toujours pétries de nos émotions ou « sentiments ».
Georges Didi-Huberman, Le Monde des livres, 8 avril 2016
A. Kluge : "J’écris des livres avec les moyens du cinéma"
L’auteur de Chronique des sentiments, ancien assistant de Fritz Lang, évoque sa vision de l’art et ses modèles.
Le cinéaste et écrivain allemand Alexander Kluge, qui publie Chronique des sentiments, a été un proche du philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969). De passage à Paris, il a accepté de répondre aux questions du « Monde des livres ».
En France, on vous connaît comme cinéaste et on vous découvre comme homme de lettres...
J’ai toujours écrit. Adorno estimait que c’était folie qu’un juriste comme moi veuille faire de la littérature. Il pensait, en outre, qu’il était impossible d’écrire après Proust. Il m’a envoyé chez Fritz Lang, pensant que le cinéma me passerait mon envie de littérature. Sûr qu’il était, par ailleurs, que le cinéma ne m’intéresserait pas. Résultat : j’ai fait du cinéma comme on écrirait des livres avec des images mouvantes... De même qu’au fond j’ai écrit des livres avec les moyens du cinéma, comme l’écrivain Peter Weiss.
En tant que cinéaste, votre action fut politique et artistique : en marge de vos films, vous avez réformé le cinéma allemand et inventé des outils de production...
Lorsque j’ai travaillé avec Fritz Lang, j’ai été effaré de voir comment une industrie stupide traitait ce grand maître des années 1920. C’était en 1959. J’étais son assistant sur Le Tombeau hindou. Il fallait se battre pour tout : pour que l’architecte construise en perspective et crée de la profondeur, pour que la lumière ne soit pas trop forte, pour que madame Debra Paget, l’actrice, fasse un peu moins l’actrice. J’ai appris ce qu’est un génie et comment on détruit son travail. Nous nous sommes organisés pour réagir contre cette destruction. Nous avons imité la Nouvelle Vague française. Après quoi, nous avons produit notre propre cinéma pendant vingt ans.
Vous parlez de « cinéma d’auteur », mais qu’est-ce qu’un auteur ?
Une personne capable de travailler en équipe, en laissant la réalité s’immiscer à l’intérieur, en rendant son équipe poreuse, perméable à la réalité. Quand je suis complètement perméable, transparent comme du verre, alors je suis un bon auteur. Dans Anita G. [1966], le gérant de l’hôtel, un rescapé d’un camp de concentration, nous a raconté que, lorsque l’Armée rouge est entrée dans le camp, les soldats ont distribué des armes aux prisonniers, mais que ceux-ci n’ont pas tué les gardiens. On l’a filmé. C’était bien plus important que l’action du film.
En cela, vous étiez proche de l’école de Francfort, pour qui la tâche de la philosophie était, entre autres, ¬de produire une critique de la réalité sociale. Quel rapport avez-vous ¬avec cette « théorie critique » ?
En 1932, année de ma naissance, la théorie critique était en train d’étudier la montée du fascisme. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas exactement en régime fasciste, tous les éléments qui le composent sont réunis. Ils sont simplement agencés autrement. C’est pourquoi, en 2016, la position de la théorie critique de 1932 est encore la mienne. Mon travail consiste à essayer de faire le lien entre les philosophes Theodor Adorno, Gilles Deleuze, Félix Guattari, à faire que ces contraires théoriques coopèrent. Raconter sert à réunir des microstructures présentes dans la réalité, à les faire coexister physiquement et à les rendre poreuses. Le poète est celui qui collecte. Montaigne, les frères Grimm, Goethe, Diderot sont d’immenses collectionneurs. Je suis le poète de la théorie critique, qui n’a guère accordé de crédit à la poésie.
Vous écrivez une « Chronique des sentiments ». « Sentiment » possède deux sens en allemand [Gefühl], ce que l’on sent et ce que l’on ressent (sens et émotion). Comment s’articulent-ils ?
Le « sentiment » est un centaure, et l’intelligence qui le dirige ne se situe pas forcément dans la partie supérieure de l’être, mais dans le corps du cheval. Comme sous le chapiteau d’un cirque : ceux qui ne peuvent réagir au réel sont en haut, les trapézistes ne peuvent pas réagir à Auschwitz, alors que le clown, les ouvriers qui changent les décors le peuvent. Il faut avoir le contact avec le sol et tendre la pensée... Il faut toujours confronter les deux sens. Par exemple, l’oreille décide si un texte sonne juste ou faux. Pour comprendre Hegel, il faut entendre qu’il écrit dans une langue primitive, un dialecte, le souabe, comme le poète Friedrich Hölderlin [1770-1843]. L’émotion, elle, décide si je l’aime ou non. Nous sommes nous-mêmes fragmentés et polyphoniques, quelque part entre Bach et John Cage.
Votre « Chronique des sentiments » ressemble à un inventaire infini, avez-vous au départ, ou après coup, une idée, un plan qui l’organise ?
Ce sont les choses qui ont un plan, il faut savoir le lire. L’énigme réside dans leurs relations entre elles. Il faut savoir les lire telles qu’elles existent. Je suis un archéologue, comme le philosophe Walter Benjamin. Je fais des fouilles. La poétique n’a rien à voir avec l’idée romantique, selon laquelle un poète crée un monde. La poésie ne fait que révéler. Elle donne à voir, à entendre le choral, la polyphonie de tous les événements. Le lieu de mon écriture est une maison d’opéra, la nuit, lorsque tous les opéras du monde se mettent à chuchoter entre eux, en secret.
Vous faites penser au « conteur » que décrit Walter Benjamin : il parle depuis la mort pour transmettre à la postérité...
Banni sur les bords de la mer Noire, le poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938] écrit sur les traces d’Ovide. Moi, je prolonge les textes anciens jusqu’à l’amère réalité de la modernité. Ou je prends un objet, un texte, j’en fais une histoire et m’imagine la présenter au dramaturge Heiner Müller. Ainsi, je continue à écrire avec ses yeux à lui. Les morts ne sont pas morts. Ils vivent en nous. Ma méthode est proche de celle d’un Montaigne qui repêche un souvenir de l’Antiquité, le met en relation avec un dicton populaire et mêle tout cela en un essai contre la guerre civile qui gronde.
Il faut aujourd’hui garder la trace de ces personnes qui débarquent de la mer Egée et traversent l’Europe, comme le fait Hölderlin dans Le Coin de Hardt, poème qui décrit le buisson où s’est reposé le duc de Wurtemberg en fuite. Elles traversent les mêmes frontières que les habitants de la RDA en 1989, les Hongrois en 1958, les huguenots, comme la grand-mère de ma grand-mère qui a dû quitter Paris pour l’Allemagne et sans qui nous ne serions pas là... Le conte est né avec le feu. C’est en se rassemblant, la nuit, pour raconter, qu’est née la communauté, la société.
Marianne Dautrey, Le Monde des livres, 8 avril 2016