— Paul Otchakovsky-Laurens

Chronique des sentiments, tome I

Histoires de base. Traduit de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Hilda Inderwildi, Jean-Pierre Morel, Alexander Neumann et Vincent Pauval

Alexander Kluge

« Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines. On peut dire d’eux ce que l’on a dit des Celtes (nos ancêtres, pour la plupart d’entre nous) : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. On les trouve dans tout ce qui nous concerne. »
Alexander Kluge est relativement connu, en France, pour sa filmographie, abondante et variée, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une large rétrospective à la Cinémathèque Française en...

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La presse

Entretien avec Alexander Kluge dans la revue en ligne TK-21. Orientation dans la pensée et reconfiguration du sujet TK-21 par Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin.


Première partie de l’entretien avec Alexandre Kluge à retrouver ici. Deuxième partie de l’entretien avec Alexander Kluge TK-21, par Jean-Louis Poitevin et Hervé Bernard ici.



Alexander Kluge, l’oeil ouvert


Le grand réalisateur allemand signe une magnifique Chronique des sentiments.


Chronique des sentiments réunit le grand oeuvre littéraire d’Alexander Kluge. C’est un livre extraordinaire, un livre-océan, dont le premier volume (d’une série qui en comportera cinq, peut-être six) ne fait pas moins de 1 134 pages. Né en 1932, Alexander Kluge est connu comme un homme d’images : on peut rappeler qu’il fut l’assistant de Fritz Lang et qu’il a, depuis, réalisé un nombre incalculable de films aux durées elles-mêmes incalculables. Il est tout autant un homme de pensées : il a travaillé avec le philosophe Theodor W. Adorno et n’a jamais cessé de réfléchir - discutant inlassablement avec écrivains, philosophes, artistes, sociologues ou historiens - sur le monde qui nous précède, nous entoure et nous arrive.
C’est donc à partir de ces deux conditions - que Walter Benjamin (1892-1940) avait aimé réunir dans le seul mot Denkbilder, « images de pensée » - qu’il est homme de lettres au sens le plus radical, le plus original du terme : un écrivain sans limites. Rien de fortuit si les éditions POL, qui accueillent le plus vaste éventail des formes littéraires contemporaines, ont décidé de publier ce grand oeuvre sous la responsabilité sans faille de Vincent Pauval.
Alexander Kluge écrit beaucoup, car il observe beaucoup, apprend beaucoup, pense beaucoup, aime beaucoup, critique beaucoup, s’amuse beaucoup, s’émeut beaucoup, invente beaucoup. C’est qu’il a beaucoup, beaucoup d’imagination. En ce sens, il est un grand romantique posant son regard sur notre rhizomatique condition contemporaine. Ne vous précipitez pas à rabattre sur ce mot « romantique » quelque chose qui serait de l’ordre du « romanesque » : cela n’a rien à voir. Et c’est d’ailleurs ce qui paraîtra le moins familier - mais aussi le plus captivant, le plus nouveau - au lecteur français qui se veut, avant tout, lecteur de romans.
Chronique des sentiments, en effet, ne ressemble pas du tout à notre Education sentimentale. On ne suit pas le destin d’un personnage à travers les péripéties orientées de son histoire singulière : on a plutôt l’impression de suivre cent mille milliards de destins connectés entre eux par une règle immanente et mystérieuse. Là où les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau avaient été créés par l’opération d’une pure combinatoire, les cent mille milliards d’images d’Alexander Kluge surgissent de ses montages, encyclopédiques ou extravagants, véridiques quoique invraisemblables, d’événements ou de choses immenses ou minuscules.
L’imagination mise en oeuvre par Alexander Kluge me semble très « romantique », mais dans le sens où Goethe et Baudelaire en parlaient très précisément. L’imagination : c’est l’art de faire surgir, disait Baudelaire, « les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies »... Elle est donc une « faculté de connaissance », et non pas cette « fantaisie personnelle » que le poète récusait sévèrement. Elle est aux antipodes de ce qui se pratique si souvent, en littérature, sous la forme de selfies autosatisfaits de leur inquiétude même. Elle appréhende le monde et l’espace public à travers la mise en relation inventive d’innombrables corps, gestes, situations, pensées, choses ou événements partout glanés de par le monde ou de par l’histoire... Sous ce point de vue, la Chronique des sentiments tient à la fois des Fusées baudelairiennes et des mille petites collections accumulées par Goethe dans sa maison de Weimar (fragments d’urnes funéraires, pierres semi-précieuses, échantillons de tissus, nids de guêpes, oiseaux artificiels, jouets d’enfants, oeufs monstrueux et j’en passe).
Comme Goethe, Alexander Kluge va sur le terrain en archéologue, parle aux gens, prend des échantillons, fouille les archives aussi patiemment qu’un philologue. De tout cela, il compose un immense et labyrinthique livre de contes. Il fait avec notre réalité historique ce que les frères Grimm ont pu faire avec nos fables enfantines. Il n’a certes pas, comme Goethe, son carnet de dessins et sa boîte d’aquarelles. Mais une caméra : il fait image de tout ce qu’il lit et il fait littérature de tout ce qu’il voit ou entrevoit.
Il ne faut pas s’étonner qu’au fil des pages de Chronique des sentiments apparaissent des images - photographies, cartes, extraits de magazines populaires... - dont les légendes sont elles-mêmes, souvent, comme de nouveaux récits inclus dans le récit, comme lorsque, à côté d’une carte du champ de bataille de Waterloo, on peut lire que « de nombreux blessés ou morts, une fois déshabillés, étaient des jeunes femmes », histoire de faire sortir l’histoire d’elle-même et de laisser nos imaginations en tirer quelques conséquences troublantes. Il semble marcher sur les traces d’un Tolstoï revisité par Le Brouillon général de Novalis ou Le Livre des passages de Walter Benjamin, tout cela dans une fraternité évidente avec des auteurs tels que Thomas Mann, Heiner Müller, W. G. Sebald ou H. M. Enzensberger.
Alexander Kluge, en véritable romantique, pense que ses plus folles associations d’idées documentent un certain état objectif du monde. Non seulement il imagine des histoires stupéfiantes, mais encore il parvient à documenter les éléments objectifs de cette imagination : par exemple, en racontant l’histoire du sperme de Nietzsche (mal) congelé, la mission de Heidegger en Crimée, ou en faisant des gros plans narratifs sur un clitoris de tigresse dans le compte rendu d’un fait divers...
Non seulement il croit à la force théorique des faits, dont parlait déjà Goethe, mais encore il démontre la force poétique des théories. C’est pourquoi, suivant une intuition non réalisée du cinéaste Sergueï Eisenstein (1898-1948), il a pu construire avec Le Capital de Marx tout un univers de récits et de séquences d’images (textes et photogrammes magnifiquement édités par le Théâtre typographique en 2014).
L’un des principes fondamentaux de cet art littéraire tient sans doute à quelque chose que la modernité d’un Joyce, d’un Benjamin ou d’un Eisenstein tenait encore de Goethe : à savoir la certitude émerveillée que chaque cas singulier, à condition qu’il soit fécond, se comporte comme un « phénomène originaire » engageant, d’une certaine façon, la totalité du monde et de l’histoire humaine.
C’est ainsi que Chronique des sentiments commence à peu près avec la description d’une mouche noyée dans un verre de Pernod - mais non ! elle réussira à se sauver ! -, quand, une cinquantaine de pages plus loin, c’est le lecteur lui-même qui se sentira presque noyé dans la description de la catastrophe de Fukushima. Kluge n’omet pas de remarquer que, pour se sauver, la mouche a dû mettre un temps qui équivalait pour elle à plusieurs années de lutte. Il remarque aussi que les mouches existent depuis bien plus longtemps que nous (18 millions d’années) et que leur « lignée » survivra peut-être bien à la nôtre.
De fait, l’art du récit semble, chez Kluge, constamment tenu à quelque chose comme un étonnement d’enfant (un enfant très curieux, qui voudrait tout voir et tout savoir, percer tous les secrets du monde) : c’est un étonnement devant le temps ou, plutôt, devant les temps innombrables dont chaque événement est tissé. « Plus on scrute un mot de près, plus il nous regarde de loin », disait l’écrivain Karl Kraus, que Kluge se plaît à citer. Eh bien, il en est des actes humains comme des mots : chacun, si passager ou durable soit-il, porte en lui la rencontre de l’occasion la plus ténue (le kairos des Grecs) et du destin le plus profond, le plus immémorial (l’aiôn des Grecs). Entre les deux, le chronos de la « chronique » se devait d’inventer de nouvelles façons de raconter l’Histoire dans chacune de nos innombrables histoires, petites et grandes, mais toujours pétries de nos émotions ou « sentiments ».



Georges Didi-Huberman, Le Monde des livres, 8 avril 2016




A. Kluge : "J’écris des livres avec les moyens du cinéma"



L’auteur de Chronique des sentiments, ancien assistant de Fritz Lang, évoque sa vision de l’art et ses modèles.



Le cinéaste et écrivain allemand Alexander Kluge, qui publie Chronique des sentiments, a été un proche du philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969). De passage à Paris, il a accepté de répondre aux questions du « Monde des livres ».

En France, on vous connaît comme cinéaste et on vous découvre comme homme de lettres...

J’ai toujours écrit. Adorno estimait que c’était folie qu’un juriste comme moi veuille faire de la littérature. Il pensait, en outre, qu’il était impossible d’écrire après Proust. Il m’a envoyé chez Fritz Lang, pensant que le cinéma me passerait mon envie de littérature. Sûr qu’il était, par ailleurs, que le cinéma ne m’intéresserait pas. Résultat : j’ai fait du cinéma comme on écrirait des livres avec des images mouvantes... De même qu’au fond j’ai écrit des livres avec les moyens du cinéma, comme l’écrivain Peter Weiss.

En tant que cinéaste, votre action fut politique et artistique : en marge de vos films, vous avez réformé le cinéma allemand et inventé des outils de production...

Lorsque j’ai travaillé avec Fritz Lang, j’ai été effaré de voir comment une industrie stupide traitait ce grand maître des années 1920. C’était en 1959. J’étais son assistant sur Le Tombeau hindou. Il fallait se battre pour tout : pour que l’architecte construise en perspective et crée de la profondeur, pour que la lumière ne soit pas trop forte, pour que madame Debra Paget, l’actrice, fasse un peu moins l’actrice. J’ai appris ce qu’est un génie et comment on détruit son travail. Nous nous sommes organisés pour réagir contre cette destruction. Nous avons imité la Nouvelle Vague française. Après quoi, nous avons produit notre propre cinéma pendant vingt ans.

Vous parlez de « cinéma d’auteur », mais qu’est-ce qu’un auteur ?

Une personne capable de travailler en équipe, en laissant la réalité s’immiscer à l’intérieur, en rendant son équipe poreuse, perméable à la réalité. Quand je suis complètement perméable, transparent comme du verre, alors je suis un bon auteur. Dans Anita G. [1966], le gérant de l’hôtel, un rescapé d’un camp de concentration, nous a raconté que, lorsque l’Armée rouge est entrée dans le camp, les soldats ont distribué des armes aux prisonniers, mais que ceux-ci n’ont pas tué les gardiens. On l’a filmé. C’était bien plus important que l’action du film.

En cela, vous étiez proche de l’école de Francfort, pour qui la tâche de la philosophie était, entre autres, ¬de produire une critique de la réalité sociale. Quel rapport avez-vous ¬avec cette « théorie critique » ?

En 1932, année de ma naissance, la théorie critique était en train d’étudier la montée du fascisme. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas exactement en régime fasciste, tous les éléments qui le composent sont réunis. Ils sont simplement agencés autrement. C’est pourquoi, en 2016, la position de la théorie critique de 1932 est encore la mienne. Mon travail consiste à essayer de faire le lien entre les philosophes Theodor Adorno, Gilles Deleuze, Félix Guattari, à faire que ces contraires théoriques coopèrent. Raconter sert à réunir des microstructures présentes dans la réalité, à les faire coexister physiquement et à les rendre poreuses. Le poète est celui qui collecte. Montaigne, les frères Grimm, Goethe, Diderot sont d’immenses collectionneurs. Je suis le poète de la théorie critique, qui n’a guère accordé de crédit à la poésie.

Vous écrivez une « Chronique des sentiments ». « Sentiment » possède deux sens en allemand [Gefühl], ce que l’on sent et ce que l’on ressent (sens et émotion). Comment s’articulent-ils ?

Le « sentiment » est un centaure, et l’intelligence qui le dirige ne se situe pas forcément dans la partie supérieure de l’être, mais dans le corps du cheval. Comme sous le chapiteau d’un cirque : ceux qui ne peuvent réagir au réel sont en haut, les trapézistes ne peuvent pas réagir à Auschwitz, alors que le clown, les ouvriers qui changent les décors le peuvent. Il faut avoir le contact avec le sol et tendre la pensée... Il faut toujours confronter les deux sens. Par exemple, l’oreille décide si un texte sonne juste ou faux. Pour comprendre Hegel, il faut entendre qu’il écrit dans une langue primitive, un dialecte, le souabe, comme le poète Friedrich Hölderlin [1770-1843]. L’émotion, elle, décide si je l’aime ou non. Nous sommes nous-mêmes fragmentés et polyphoniques, quelque part entre Bach et John Cage.

Votre « Chronique des sentiments » ressemble à un inventaire infini, avez-vous au départ, ou après coup, une idée, un plan qui l’organise ?

Ce sont les choses qui ont un plan, il faut savoir le lire. L’énigme réside dans leurs relations entre elles. Il faut savoir les lire telles qu’elles existent. Je suis un archéologue, comme le philosophe Walter Benjamin. Je fais des fouilles. La poétique n’a rien à voir avec l’idée romantique, selon laquelle un poète crée un monde. La poésie ne fait que révéler. Elle donne à voir, à entendre le choral, la polyphonie de tous les événements. Le lieu de mon écriture est une maison d’opéra, la nuit, lorsque tous les opéras du monde se mettent à chuchoter entre eux, en secret.

Vous faites penser au « conteur » que décrit Walter Benjamin : il parle depuis la mort pour transmettre à la postérité...

Banni sur les bords de la mer Noire, le poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938] écrit sur les traces d’Ovide. Moi, je prolonge les textes anciens jusqu’à l’amère réalité de la modernité. Ou je prends un objet, un texte, j’en fais une histoire et m’imagine la présenter au dramaturge Heiner Müller. Ainsi, je continue à écrire avec ses yeux à lui. Les morts ne sont pas morts. Ils vivent en nous. Ma méthode est proche de celle d’un Montaigne qui repêche un souvenir de l’Antiquité, le met en relation avec un dicton populaire et mêle tout cela en un essai contre la guerre civile qui gronde.
Il faut aujourd’hui garder la trace de ces personnes qui débarquent de la mer Egée et traversent l’Europe, comme le fait Hölderlin dans Le Coin de Hardt, poème qui décrit le buisson où s’est reposé le duc de Wurtemberg en fuite. Elles traversent les mêmes frontières que les habitants de la RDA en 1989, les Hongrois en 1958, les huguenots, comme la grand-mère de ma grand-mère qui a dû quitter Paris pour l’Allemagne et sans qui nous ne serions pas là... Le conte est né avec le feu. C’est en se rassemblant, la nuit, pour raconter, qu’est née la communauté, la société.


Marianne Dautrey, Le Monde des livres, 8 avril 2016

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Alexander Kluge, Chronique des sentiments, tome I, Alexander Kluge s'entretient avec Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin 1/2.

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