En 1969, Jean Louis Schefer publiait au Seuil, dans la collection de Philippe Sollers, « Tel Quel », un livre qui fit grand bruit : Scénographie d’un tableau. Il y analysait pas à pas la composition d’une peinture de Pâris Bordone Les Joueurs d’échecs. Son étude, tout empreinte de la pensée structuraliste alors régnante fut notamment saluée par Barthes : « Le discours de Schefer met à jour, non point le secret, la vérité de cette Partie d’échecs (le tableau de Pâris Bordone), mais seulement (et nécessairement) l’activité par laquelle elle se structure : le travail de la lecture...
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En 1969, Jean Louis Schefer publiait au Seuil, dans la collection de Philippe Sollers, « Tel Quel », un livre qui fit grand bruit : Scénographie d’un tableau. Il y analysait pas à pas la composition d’une peinture de Pâris Bordone Les Joueurs d’échecs. Son étude, tout empreinte de la pensée structuraliste alors régnante fut notamment saluée par Barthes : « Le discours de Schefer met à jour, non point le secret, la vérité de cette Partie d’échecs (le tableau de Pâris Bordone), mais seulement (et nécessairement) l’activité par laquelle elle se structure : le travail de la lecture (qui définit le tableau) s’identifie radicalement (jusqu’à la racine) avec le travail de l’écriture : il n’y a plus de critique, ni même d’écrivain parlant peinture ; il y a le grammatographe, celui qui écrit l’écriture du tableau. Ce livre constitue, dans l’ordre de ce qu’on appelle communément l’esthétique ou la critique d’art, un travail princeps ; mais il faut bien voir que ce travail, il n’a pu le faire qu’en subvertissant le cadre de nos disciplines, le rangement des objets qui définissent notre “culture”. Le texte de Schefer ne relève en aucune façon de ce fameux “interdisciplinaire”, tarte à la crème de la nouvelle culture universitaire. Ce ne sont pas les disciplines qui doivent s’échanger, ce sont les objets : il ne s’agit pas d’“appliquer” la linguistique au tableau, d’injecter un peu de sémiologie dans l’histoire de l’art ; il s’agit d’annuler la distance (la censure) qui sépare institutionnellement le tableau et le texte. Quelque chose est en train de naître, qui périmera aussi bien la “littérature” que la “peinture” (et leurs corrélas métalinguistiques, la critique et l’esthétique), substituant à ces vieilles divinités culturelles une “ergographie” généralisée, le texte comme travail, le travail comme texte. »
Plus de quarante après Jean Louis Schefer approfondit encore sa réflexion, quitte à sembler la contester, la mettre en cause. Et il arrive à cette conclusion que : « … ce que nous construirons hâtera enfin la ruine de nos illusions, l’inexactitude des savoirs appris, et le paysage que nous laisserons, les demeures bâties, les cambres dessinées garderont le pli du papier sur lequel pourrait flotter le hasard de pays inventés.
Mais, faisons-nous jamais autre chose ? Travaillant au détail, comme épuisant un corps que l’amour ne peut régénérer, l’amateur de peinture n’est bientôt plus historien. Son étude est celle du flot mobile des illusions et des hypothèses successives de la forme humaine. Il n’en n’est pas le clinicien, à peine le romancier ; s’il appartient lui aussi à l’image du miroir, c’est pour savoir que toute image peut remplacer tout autre corps, commander ses passions d’illusion, en offrir la dernière consolation. »
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Jean Louis Schefer
la peinture et nous
Contemporain de Girogione et de Titien, dont on ressent parfois l’influence dans son art, Pâris Bordone a peint plusieurs tableaux dans lesquels le décor architectural est très présent: une Bethsabée au bain, une Annonciation ou encore Une partie d’échecs, dont le sens reste mystérieux : les personnages représentés ne sont pas identifiés et la portée allégorique de la scène a été oubliée... Du pain béni pour l’historien de l’art, mis au défi de l’interpréter.
en 1969, Jean Louis Schefer avait relevé ce défi, consacrant son tout premier livre, Scénographie d’un tableau, à une tentative d’analyse (ou de lecture) de cette oeuvre. Cet ouvrage, qui affirmait l’existence du tableau comme "une combinatoire, une cosmologie, un jeu, un découpage, un théâtre... de la signification", avait alors été salué, ouvrant cependant sur ce que son auteur considère rétrospectivement comme un malentendu: la sémiologie des arts visuels. Quarante-cinq ans après, dans un nouvel opus tournant autour de la même oeuvre, il se souvient que le livre "portait à la fois sur le sujet et sur les dispositifs pas lesquels une scène, une histore, une fable ou peut-être même un proverbe s’articulaient".
Mais Schefer nous avertit: ses Joueurs d’échecs ne sont pas "une correction ajoutée", son nouveau livre étant "dans l’idée d’une autre espèce de réalité du tableau et de la scène". Cette réalité est d’abord éclairée par le rapport que Schefer établit entre les architectures du tableau et celles filmées par Antonioni dans la Notte, dont il souligne l’intelligence des constructions d’espaces, comme le fait que les acteurs, programmés-cadrés par la géométrie des lignes et des plans, "ne jouent pas". De même la Chute d’Icare de Bruegel peut être éclairée, et réciproquement, par Blow-up d’Antonioni, avec la figure cachée de la mort dans le buisson. Deux approches qui font plus que se compléter, deux approches qui sont pour ainsi dire de même nature, dans la mesure où les analyses de Schefer ne relèvent "pas d’un discours (de la transmission, d’un savoir), mais d’une écriture (d’une recherche dont l’objet n’est pas une construction mais l’énigme d’une origine)", comme il l’indique dans l’Homme ordinaire du cinéma.
A toi de jouer
Les deux joueurs d’échecs de Bordone ne jouent pas non plus: occupant bien sûr une place centrale, l’échiquier est en effet tourné vers le spectateur. Et les deux figures qui le flanquent, sentinelles aux manteaux de velours doublés de fourrure, semblent ouvrir l’interprétation avec l’’apostrophe ’à toi de jouer’" (nous soulignons). Dans ce dispositif savant, d’autres figures traditionnelles sont distinguées: le serviteur qui descend les marches de cette scène au sol carrelé, passant d’un plan ou d’un registre à un autre, ou la main qui tient la pièce d’échecs, immobilisée dans son mouvement comme un oiseau en plein vol, dans un geste qui évoque celui du Double portrait de Gabrielle d’Estrées et de la duchesse de Villars. Immobilisation des figures où Pierre Klossowski voyait illustrée son idée de tableau vivant, alors que l’occupation de l’espace central entre deux personnes de même sexe fait également penser à l’anamorphose de crâne, chère à Jurgis Baltrusaitis dans les Ambassadeurs d’Holbeim.
Schefer procède ainsi par analogies, paralléismes et croisements, mais aussi basculements et décrochements... mutatis
mutandis comme dans le tableau, où la nature « efface » la géométrie, où la déprogrammation d’une partie de cartes, à l’arriére plan, répond à la programmation du jeu d’échecs... L’examen des différentes figures du tableau aboutit au constat que « tout se compose et rien n’est contemporain» sinon dans la combinatoire d’éléments aboutissant à un «jeu de structure de significations possibles ». De même, « deux acteurs d’une liaison amoureuse ne vivent jamais, ensemble, le
même scénario ».
Plus fluide que celle de Scénographie d’un tableau, figée par une grille d’interprétation jugée trop contraignante, la nouvelle analyse-décomposition à laquelle se livre l’auteur des Joueurs d’échecs repose à la fois sur une géométrisation de la pensée et sur sa négation. Cette position double prend tout son sens dans l’étonnant revirement opéré par Schefer : son analyse première est certes corroborée par la seconde, mais celle-ci renforce le mystère du tableau, et « I’invitation à interpréter se résout en un suspens d’interprétation, en un bénéfice d’énigme ». Reconnaissant dès lors sa défaite, Schefer fait un retour sur lui-même pour poser la question de « l’origine de la peinture en nous-mêmes » comme, par exemple, dans son deuxième « tome du moi », la Cause des portraits. Ainsi
il ajoute « la chair, la peinture et la comédie des passions simulées », et ce tableau qui devait marquer « un renoncement calcule à la facilité lyrique » s’ouvre au poème nous ne sommes plus « machine à interpréter » mais tentons de constituer « une mémoire imaginaire qui nous ferait contemporains de fictions de réalités » en nous exerçant à la manipulation du temps comme image.
Artpresse, août 2014