« Nous avons montré nos culs.
Nous avons trouvé que c’était un excellent métier, meilleur que tous ceux qu’on nous avait recommandés.
Nous avons vu quantité de corps, ceux des hommes et les nôtres, face à face dans l’espace feutré d’un sex-show. C’était très instructif, et pas seulement du point de vue anatomique : surgissaient des questions morales, sentimentales, politiques et même métaphysiques. Des questions sérieuses, en somme – plus sérieuses que nous.
Qui, nous ? Quelques strip-teaseuses réunies là, témoins des jours fastes ou médiocres d’une fabrique...
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« Nous avons montré nos culs.
Nous avons trouvé que c’était un excellent métier, meilleur que tous ceux qu’on nous avait recommandés.
Nous avons vu quantité de corps, ceux des hommes et les nôtres, face à face dans l’espace feutré d’un sex-show. C’était très instructif, et pas seulement du point de vue anatomique : surgissaient des questions morales, sentimentales, politiques et même métaphysiques. Des questions sérieuses, en somme – plus sérieuses que nous.
Qui, nous ? Quelques strip-teaseuses réunies là, témoins des jours fastes ou médiocres d’une fabrique d’hétérosexualité de pacotille, fête foraine sexuelle ouverte de midi à minuit et regorgeant de corps et de pensées à décortiquer. »
À l’origine d’À L’Œil Nu il y a un double désir : rendre compte d’une expérience et d’un ensemble d’observations, d’un côté, et de l’autre construire un monde, aussi petit soit-il, qui n’existe nulle part ailleurs que dans un livre (le « théâtre de papier » dont parle l’un des personnages).
Le texte s’appuie sur une expérience réelle. Un grand nombre de gens ont une opinion sur les métiers du sexe sans en avoir jamais exercé un seul : Alice Roland a donc eu, d’une part, envie d’opposer une réponse à ces préjugés. D’autre part il lui a semblé plus juste d’écrire sur ce qu’elle connaissait, c’est-à-dire de partir de sensations et de pensées en situation.
Pourtant, malgré ce point de départ indispensable, À L’Œil Nu est tout sauf un témoignage. En ce sens, son sujet – le travail du sexe, le strip-tease ici – aura été une préparation à l’écriture car il constitue une porte d’entrée dans le monde, une occasion de se poser des questions sur les désirs et les normes, et il est en cela une expérience existentielle assez forte pour justifier l’écriture d’un livre.
Alice Roland rend fictionnel un matériau autobiographique, constitué de plus de pensées que d’événements. Elle y parvient par le moyen d’une succession de récits disparates qui reconstitue le petit monde clos sur lui-même d’un sex-show comme À L’Œil Nu (c’est le nom de l’établissement qui donne son titre au livre). Plusieurs narratrices y évoquent à la première personne les multiples aspects du métier, sans toutefois construire à proprement parler une histoire, avec un début, un milieu et une fin, qui aurait sonné aussi faux qu’une écriture à la troisième personne. Chaque personnage (c’est-à-dire : chaque voix) est donc avant tout un angle de pensée, un périmètre défini à l’intérieur de la profusion d’impressions et de découvertes que peut constituer le travail du sexe.
Autre aspect de cette méthode : on y ressent la collectivité que forment les personnages : le lieu (le sex-show) et le groupe (de strip-teaseuses) sont les héros d’À L’Œil Nu
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Le sex-show retrouvé
Viviana Boudu avait choisi de considérer son travail sous un angle purement documentaire (sous le nom de Vénus, elle était strip-teaseuse à L’OEil nu, un sex-show situé à la périphérie, coincé entre deux bâtiments abritant des bureaux). Comme toutes les employées, pour permettre à des hommes de se masturber, elle a dansé seule, mimé des relations lesbiennes, exhibé ses orifices, joué les mères Fouettard. Elle a fait " ce que beaucoup de femmes rêvent de faire tout en le détestant et que beaucoup d’hommes rêvent de voir tout en le méprisant ". Quelques années plus tard, elle demande à d’anciennes collègues un témoignage sur la manière dont chacune a vécu cette période de sa vie, ce qu’y a représenté le sex-show.
Voilà la fiction proposée par Alice Roland dans un roman aussi intelligent que sensible qui, à la fois Mémoires, reportage, confession et journal intime, joue à traverser les catégories. Victoria se souvient de la clientèle, Samantha dresse un inventaire des lieux et du mobilier. Jane, en ballerine professionnelle (" vulgaire du bas et lyrique du haut "), explique pourquoi le strip-tease est " la quintessence du spectacle ". Miranda livre la lettre bouleversante adressée un jour à l’homme de sa vie. Il souffrait de la voir travailler à L’OEil nu : " Je le fais, lui écrit-elle, pour sortir de l’état de domestication, de la vie domestique. Parce que j’ai passé six mois à la maison, au chômage, à attendre d’être moins étrangère, moins immigrée, acceptable, quoi, à attendre que des gens veuillent bien de moi pour travailler. " Niagara, elle, est devenue strip-teaseuse pour rejoindre son amante. Leur couple se délitait déjà, comme tant d’autres. Au moment du show lesbien avec elle, elle a senti la différence immense entre faire l’amour avec une femme et le faire en obéissant à la grammaire des hommes, à la conception qu’ils s’en font, à leur fantasmatique. Bettina, elle, s’est souvenue de ces " demi-putes admirant le nouveau-né de l’une d’elles ".
Un roman sur l’entreprise
Ainsi les témoignages se succèdent et se complètent, le lieu du travail se construit avec sa camaraderie et ses petitesses, ses plaisirs et ses rivalités. Car, quoiqu’il n’y soit question que de sexe, ce roman, nullement destiné à être lu d’une seule main, est avant tout un roman sur l’entreprise, les collègues, les relations hiérarchiques, les négociations avec la clientèle et une suite passionnante de -réflexions sur les rapports entre sexe et travail. C’est-à-dire sur le travail tout court. Alice Roland fait habilement tourner la caméra autour de ce lieu mystérieux qu’est le sex-show - au centre -duquel trône le souverain cul - et où se joue quelque chose de fondamental, à " la conjonction du désir et de l’argent, de l’individualisme et de la libido de masse ".C’est par ailleurs un roman étrangement nostalgique, un livre sur la fin des choses. Les clients avaient changé (le Pr Vagina, qui, assis sur sa chaise pliante, venait observer les clitoris de très près, n’était plus ce qu’il avait été), les filles étaient devenues des " modèles ", l’inventaire de Samantha s’apparentait à un acte de décès. Puis le pavillon qui abritait A l’OEil nu est tombé en ruine, celles qui y ont travaillé ressemblent aux " derniers locuteurs d’une langue mourante ". A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, le beau roman d’Alice Roland fait vivre cet établissement disparu comme une résurgence des temps anciens.
D’où l’urgence de le lire.
Les écrivains Agnès Desarthe, Camille -Laurens, Pierre Lemaitre et le sociologue Luc -Boltanski tiennent ici à tour de rôle une chronique.
Pierre Lemaitre (écrivain) Le Monde du Livre Mars 2015