— Paul Otchakovsky-Laurens

Mister

Elsa Boyer

Champions champions champions.
Un seul mot devrait résonner dans le crâne de Mister. Excédé par le staff, déprimé par ses joueurs, pris à la gorge par l’argent, Mister n’y voit plus très clair.
Mister a tout gagné, coulé, touché le fond. Mister gagnera à nouveau et entre-temps il sera peut-être mort.
Perdu au milieu des stades, Mister devient totem, il veut tracer des pistes sans nom sur les terrains verts, chanter son dernier chant.

 

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La presse

Mister mystère

Un entraîneur de football entre haine de soi, et de son monde, et rêve de fusion, explication de la beauté, c’est « Mister », d’Elsa Boyer

« Avec leurs yeux, leurs oreilles et leurs flashs, les journalistes boivent les paroles de Mister. Il veut des adversaires perdus dans un rêve trop enfumé. Comment faire comprendre à ses joueurs qu’il faut créer des marécages avec leurs épaules, des jungles avec leurs jambes, des déserts avec leurs bras et leur regard ? » En Italie, chez les footballeurs, professionnels comme amateurs, le « Mister », c’est l’entraîneur d’une équipe. Un nom qui colporte sa part de respect, de messianisme, et qui pourrait aussi s’orthographier « mystère »… Un nom tellement plus riche de sens que le vulgaire « coach » appliqué au reste de la planète footballistique.

Ce Mister-là, qui donne son titre à ce troisième roman d’Elsa Boyer (après les remarqués et joliment étranges Holly Louis et Heures creuses, P.O.L, 2012 et 2013), a déjà tout gagné et puis tout perdu, ainsi qu’il sied à son secteur d’activité. C’est une légende incomprise, une étoile lointaine dont on ne peut savoir si la lumière qu’elle diffuse est déjà celle d’un astre mort. Il touche le fond autant que l’essentiel et laisse exsangues et fascinés tous ceux qui l’approchent, journalistes, joueurs, dirigeants et le misérable tas de complotistes réunis sous l’appellation générique de « staff ». Mister n’en a cure. Toujours, il est ailleurs. Au plus près de sa vérité Au plus près de sa chute, du cœur nucléaire de ce qui pourrait être son destin : l’argent et les corps en allés.

Voilà longtemps que le football, sa beauté profane et dévoyée, n’avait pas fourni à la littérature un tel chant poétique. Si l’on excepte le sublime Un sacrifice italien, d’Alberto Garlmi (Christian Bourgois, 2008), jamais, en fait Elsa Boyer, dont les premiers livres disaient assez le goût des formes impures, réussit cette gageure en ne la tenant pas comme telle. Le football chez elle est beaucoup plus que le football. C’est un rien ou tout se révèle. Le site de son éditeur nous apprend qu’elle a soutenu une thèse en philosophie sur la perception artificielle. C’est exactement cela. Dans ce Mister, l’artificiel paraît flirter avec les plus intrigantes profondeurs.

Olivier Mony, Livres Hebdo, 25 avril 2014

Voyage en ballon

Les états d’âme d’un coach payé des millions. Elsa Boyer signe une fable de haut niveau sur le milieu du ballon rond

On appelle ça rejouer le match. « Mister étudie ses plans d’attaque, de défense, de lutte du milieu… » Mais qui rejoue cette partie exactement ? Lui, l’entraîneur de haut niveau, formateur de champions et autre cracks du ballon rond ? Ou une jeune femme de vingt-huit ans déjà auteur de deux romans remarqués, qui se glisse avec un panache exceptionnel dans la peau d un gourou sportif, symbole d’un monde masculin par excellence ?
Après Holly Louis en 2012, et une cruelle fable apocalyptique, Heures creuses, l’année dernière. Elsa Boyer relève donc ce pan risqué de dire l’intériorité d un entraîneur de foot évoluant dans ses hautes sphères. Un avatar de Didier Deschamps ou de Laurent Blanc qui ne ressemble cependant qu’à lui-même : « Mister porte des lunettes fumées […], ses cheveux forment un système complexe de mèches épaisses qui enflent au-dessus de son crâne, passent du noir boueux au marron congestionné de reflets. » Un portrait qui n’invite pas franchement au jeu des ressemblances avec les figures connues du football.
C’est qu’Elsa Boyer garde ses distances avec le réel pour cultiver le terrain d’un imaginaire touffu et rocambolesque. Mister est une suite de pulsations, d’équations chimiques, d’élans musculeux suspendus entre héroïsme et figure absurde, parfait point de rencontre entre Carton jaune de Nick Hornby et une fibre poétique rappelant les écrits de Christophe Tarkos, chantre de la poésie contemporaine des années 1990 Son propos n’est pas de livrer une radioscopie du milieu mais bien de travailler une forme quasi surréaliste, donnant à chaque formule un relief immédiat.
Un joueur est « rabougri et sombre comme un morceau de lave séchée », une villa de star du foot abrite « des canapés aux formes de bêtes crevées », une équipe se déplace sur le terrain « comme les membres d’une très vieille armée », un goal évoque « un oiseau sinistre ». Elsa Boyer traduit la mégalomanie d’un milieu par un délire d’images, accentué par le ballet agressif des sponsors et des supporters, des médias et des contrats mirobolants. Soumis à la loi du « staff », des mercatos et transferts de millions, Mister tient le rôle de devin tout-puissant avant de finir en totem vide de sens. Une fonction sans nom donnant lieu à une fable sportive remarquable.

Emily Barnett, Les Inrockuptibles, 28 mai 2014

L’entraîneur Mister, contrarié par les ravages de l’argent

Le monde du football est une fabuleuse réserve de personnages. Zlatan Ibrahimovic est même, nous a-t-on longtemps répété, passé à deux doigts d’obtenir, avec son autobiographie, le « Goncourt suédois ». Les admirateurs du joueur se gardaient bien de préciser que le prix August décerne trois récompenses annuelles dont l’une, pour la non-fiction, aurait peut-être convenu à l’avant-centre. Cela nous aurait pourtant rassurés sur l’existence d’un seuil à franchir entre les exploits sur le terrain et leur transformation en ce que nous appellerons, faute de mieux, la littérature.
Elsa Boyer l’a magistralement réussie, cette transformation, par le filtre du regard de l’écriture. Elle se saisit d’un homme qu’elle appelle Mister – c’est aussi le titre de son roman. Il est un grand entraîneur à la tête d’une équipe qui gagne, autour de lui on parle des victoires et du titre. Mais il sort du terrain sans rien dire, il ne se confie à personne, la victoire ne fait pas son bonheur. Pire : « Des sentiments mauvais innondent les joues de Mister, lui dessinent des traits boursouflés. »

Entre le staff du club et lui, le conflit est permanent

L’homme est auréolé d’une légende qu’il laisse circuler. Personne ne comprend ce qu’il cherche, ce qu’il veut, ni même comment il conçoit le jeu. Entre le staff du club et lui, le conflit est permanent. D’un côté les gestionnaires ne jugent que les statistiques et ne pensent qu’à l’argent. D’un autre, Mister constate les dégâts : « Mister a rencontré des corps où l’argent a semé des ravages, des corps boursouflés de grosseurs et les nerfs qui déraillents. À d’autres, l’argent avait arraché la moitié du visage, percé des petits trous sanglants dans la tête, fait saigner le ventre. Mister ne voit plus que ces corps-là et ils saccagent ses yeux. »
Dans l’espace immense qui sépare ces deux visions incompatibles du même phénomène de masse, sport devenu divertissement à gros enjeux financiers, Elsa Boyer travaille l’essence du doute. Et le doute engendre une colère sourde, dsetructrice. Mister a la réputation d’avoir brisé bien des résistances : « Si Mister est là c’est qu’il a dévoré les autres, ils oublient que la mâchoires de Mister est peu plus forte que la moyenne. » Mû par une volonté presque sauvage, il feint d’organiser quand il ne pense qu’à rompre les lignes, à faire entendre la vitesse dans les corps, au risque de rayer les os, à trouver « un dernier chant, brutal et beau. » Savoir si Mister le fera entonner par son équipe est un problème secondaire. L’essentiel est qu’Elsa Boyer à trouvé le ton juste. Elle tient la phrase dans l’équilibre grinçant tenu entre son personnage torturé et le déploiement des joueurs dans le stade.

Pierre Maury, Le Soir, 7 juin 2014

« Mister », la sévérité du terrain

Dans son troisième roman, Elsa Boyer dresse le portrait de l’intrigant entraîneur d’une équipe de football

C’est un roman le sur le foot dont les spectateurs absents.Pas de vacarme de foule, ni de chants de supporteurs. Un livre qui se déroule en apnée, mais dont le silence ne serait pas celui, majestueux, héroïque, du Zidane, un portrait du XXIe siècle, film des plasticiens Douglas Gordon et Philippe Parreno sorti en 2006 à la gloire du milieu de terrain français.

Racines

Non, nous sommes ici de bout en bout dans la tête du mystérieux « Mister », entraîneur magicien dont l’équipe (non nommée, générique, contemporaine) n’a connu, depuis le début de la saison, aucune défaite. Mister vient d’un pays inconnu, a été recruté pour des millions, n’ôte jamais ses lunettes fumées et a des joues qui s’agitent « comme babines ». De ses joueurs, on ne connaît pas les noms, et l’on ne voit que les maisons (« ces villas aux volumes vides, ces meubles postés aux angles comme des sentinelles, ces longs murs gris check-point, des lieux où perdre la tête ») et des morceaux de corps : tibias, crânes, cuisses épaisses, muscles cramés, poumons chargés d’air vicié, « articulations entortillées comme des racines ». L’écriture d’Elsa Boyer glisse le long des nerfs, soulève les viscères et fait craquer les os. L’intrigue de Mister suit les aléas d’une saison de compétition, un peu comme elle suivrait un fleuve accidenté : il y a des accélérations, des retours, des torrents d’impressions contrastées. L’art et le jeu ne se logent pas dans les matchs ni les ballets de jambes, mais dans le style, terrien et rugueux, parfois hors d’âge, qui emprunte ses clichés au milieu (la guerre, l’animalité) pour les retourner comme des gants.
Très rapidement, on perçoit que Mister se vit comme un aristocrate, constamment en surplomb : ses joueurs ont pour lui « des gestes minables » et « des réactions retardées », et d’un joueur embauché à grands frais il lâche en conférence de presse : « Il a un regard d’une bêtise infinie, presque solide. » À la furie consumériste du staff de l’équipe, qui rêve de placarder partout les images des joueurs, à sa manière de vendre et acheter des corps toujours plus perfectionnés et augmentés, à leur aveuglement (« depuis longtemps ils ne voient plus les corps où l’argent se greffe sans rejet ni convulsion »), Mister oppose la recherche secrète d’« esprits animaux et minéraux », de « formations aqueuses et mouvantes », « de rêve d’ombres et de carnage ». Abondent les images de boue, de marécages, de jungle et de bêtes. On évolue dans un univers primitif, entre essence et surnaturel. Mister est doué de langage et doué pour le langage, seul à croire encore au pouvoir de la parole, aux incantations, aux formules magiques, aux « mots chargés de danger » ; il est un sorcier qui sait lancer « les petites malédictions qui vous attaquent le ventre ». L’écriture se répète, les obsessions reviennent comme des refrains, on tourne en boucle dans cet univers saturé de corps et de calculs.

Atrophiés

Tout cela ferait du troisième roman d’Elsa Boyer, une fable efficace et singulière contre les dangers de l’argent, ce fléau qui circule comme une infection dans les corps des joueurs et « qui mord les cerveaux », ainsi qu’une métaphore imparable sur l’époque et ses corps machines, ses esprits atrophiés par la finance. Ce qui serait déjà bien. Ce qui s’accomplit est plus insidieux, plus pervers, bien plus intéressant, le personnage de Mister en venant lui aussi à se détraquer – à moins que détraqué, il ne l’ait toujours été. Narrateur pas si fiable ni si crédible, il est de plus en plus repoussant, souhaitant que ses joueurs « puissent mourir de leurs blessures ». Le pourrissement insidieux de l’argent est parvenu jusqu’à lui, on fouille dans ses entrailles et rien de bon n’en sort. « Mister, une petite horreur moderne où traînent quelques débris d’une terreur ancienne. »

Élisabeth Franck-Dumas, Libération, 19 juin 2014


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Elsa Boyer, Mister, Ecrire Mister avril 2014

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