La Langue et ses monstres
Christian Prigent
La Langue et ses monstres est un recueil de vingt essais portant sur des écrivains de la « modernité ».
Les onze premiers figuraient dans l’édition princeps de l’ouvrage (chez Cadex, en 1989). Ils concernent d’abord quelques figures emblématiques du XXe siècle : Gertrude Stein, Burroughs, Cummings, Khlebnikov, Maïakovski ; puis des vivants remarquables apparus dans le dernier quart dudit siècle : Lucette Finas, Hubert Lucot, Claude Minière, Valère Novarina, Marcelin Pleynet, Jean-Pierre Verheggen.
Ces textes avaient été rédigés entre 1975 et 1988 dans le contexte des débats d’époque (la...
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La Langue et ses monstres est un recueil de vingt essais portant sur des écrivains de la « modernité ».
Les onze premiers figuraient dans l’édition princeps de l’ouvrage (chez Cadex, en 1989). Ils concernent d’abord quelques figures emblématiques du XXe siècle : Gertrude Stein, Burroughs, Cummings, Khlebnikov, Maïakovski ; puis des vivants remarquables apparus dans le dernier quart dudit siècle : Lucette Finas, Hubert Lucot, Claude Minière, Valère Novarina, Marcelin Pleynet, Jean-Pierre Verheggen.
Ces textes avaient été rédigés entre 1975 et 1988 dans le contexte des débats d’époque (la fin des avant-gardes historiques et l’effort de quelques-uns pour maintenir, envers et contre toute liquidation réac-tionnaire, l’exigence d’expérimentation littéraire). Tous ont été repris et corrigés dans l’intention d’en éliminer le plus crispé par les polémiques du temps et le plus marqué par un vocabulaire théorique daté. Le même objectif a conduit à éliminer pour cette réédition le préambule et le bilan de l’édition originale.
Les neuf essais suivants ont été composés entre 2005 et 2014 pour des revues, des préfaces, des actes de colloques. Tous ont été refondus pour la présente édition. Ils réfléchissent sur Sade, Jouve, Artaud, Ponge, Pasolini, Jude Stefan, Bernard Noël, Éric Clémens, Christophe Tarkos. De Sade (1800) à Tarkos (1990) ils encadrent donc historiquement les onze textes qui précèdent. Du point de vue de la théorie littéraire et de l’analyse stylistique, ils tentent de réfléchir sur ce qui constitue, en dehors de toute préoccupation « avant-gardiste », un effort « moderne » d’invention écrite. Et ce jusqu’à l’apparition récente des textes de Christophe Tarkos, qui nous ont invités à repenser, une fois de plus, les causes et les effets de cet effort.
Ce livre n’est donc pas qu’une réédition mais, largement, un ouvrage nouveau. On y trouve des propositions sur les fameuses « grandes irrégularités de langage » (Georges Bataille) inventées par les poètes les plus déroutants du XXe siècle : les poétiques « anamorphosées » de Cummings ou de Bernard Noël, l’érotisme à la fois savant et énergumène de Pierre Jean Jouve ou de Jude Stéfan, la « violangue » telle que la pratique un Jean-Pierre Verheggen, le « babil des classes dangereuses » réinventé par Valère Novarina, le « jeu de la voix hors des mots » dans les poèmes zaoum de Khlebnikov, les « glossolalies » façon Antonin Artaud, le « cut up » de William Burroughs, etc.
Mais, au delà, bien d’autres questions sont évoquées : le rapport littérature/science/philosophie (chez Sade ou chez Clémens), le lien entre les choix stylistiques et les postures politiques (chez Maïakovski, Ponge ou Pasolini), l’articulation entre les monstrueuses reconfigurations verbales que pra-tiquent tous ces auteurs (ainsi Vélimir Khlebnikov ou Antonin Artaud), les crises subjectives dont elles sont l’effort de résolution et l’impact qu’elles rêvent envers et contre tout d’avoir sur le corps social qui en reçoit les coups.
Le pari est que ces questions ne sont pas, quoi qu’on en dise ici et là, de vieilles lunes. Mais des interrogations fondamentales. Fondamentales en tout cas pour les lecteurs qui ne se contentent pas de fables distrayantes, de sociologie romancée ou de suppléments « poétiques » à la rudesse des vies. Fondamentales pour ceux qui voient dans la littérature une expérience radicale de ce qui nous parle et nous assujettit. Une expérience qui n’a d’intérêt que si ses voix excentriques traversent les représentations couramment admises pour composer de nouveaux accords avec le désir des hommes, leur angoisse, leur sensation d’un monde vivant.
Ceux dont parle La Langue et ses monstres ont relevé ce défi. L’auteur des essais qu’on trouve dans ce livre a d’abord tenté de se rendre plus clairs les effets que quelques œuvres « monstrueuses » exerçaient sur lui. Cet effort a fait lever des questions : de quoi parlent ces œuvres qui nous mènent « au bord de limites où toute compréhension se décompose » (Bataille) ? quel « réel » représentent-elles dans leurs étranges portées ? de quelle nature est la jouissance sidérée qu’elles provoquent en nous ? de quels outils disposons-nous, et quels autres devons-nous forger pour en déchiffrer les intentions ? en quoi ce déchiffrement peut-il nous aider à mieux évaluer ce dont on parle en fait quand on parle de littérature (l’ancienne comme la moderne et aussi bien la plus contemporaine).
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La presse
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Un quart de siècle après sa première parution, l’essai de Christian Prigent s’offre une nouvelle occasion d’interroger les oeuvres singulières de la littérature.
Publié pour la première fois en 1989 aux éditions Cadex, La Langue et ses monstres, ouvrait l’oeuvre de l’essayiste Christian Prigent d’une façon pour le moins roborative. L’écrivain, poète aguerri et romancier tout neuf (Commencement paraît chez P.O.L la même année), donne alors une défense et illustration d’une litterature, la seule qui compte à ses yeux, propre à percer l’opacité du monde à laquelle nous condamnent les langues communes de la représentation. Une littérature portée haut par des avant-gardes arrivées à épuisement et que Christian Prigent aura accompagnées, notamment par le biais de sa revue TXT. L’essai trouvera un prolongement réflexif avec Ceux qui merdRent (1991) qui assurera à son auteur une place prépondérante dans le domaine de la réflexion théorique sur la litterature en même temps que son oeuvre romanesque le positionne au tout premier plan.
Dans l’avertissement, Christian Prigent légitime cette réédition revue, corrigée et augmentée. « Publier une nouvelk version de La Langue et ses monstres, c’est supposer que (s)es questions restent pertinentes. » L’ouvrage s’ouvre, très judicieusement par un essai sur Gertrude Stern dont l’écriture désapprend à lire, déshabille le lecteur de ses habitudes de lecteur, le jette dans une expérience nouvelle : « Le lecteur se lit lisant. » Il fallait ce sas, cette entrée dans la matière des langues singulières qui vont se succéder : celles d’un Novanna, d’un Burroughs, d’un Cummings, d’un Maiakovski, d’un Artaud, etc. Deux textes (publiés ailleurs) ont fait les frais de cette réédition qui, en revanche, a été augmentée d’essais sur Jouve, Ponge, Stefan, Noël, Clemens ou Tarkos.En explorant ces « irrégularités du langage » que forment « le dangereux babil » de Khlebmkov, les jeux de mots azimutés de Verheggen, l’anti novlangue de Novanna, etc, Prigent explore le rapport que la langue fait au monde. Cette dimension de l’essai n’est pas que politique, elle touche à l’origine même de l’homme puisque la langue est à la fois ce qui met l’homme au monde (l’infans est sans langage) et ce qui l’en sépare, substituant à l’expérience indicible d’être vivant, sa représentation figée.
II manque un essai à ce livre, un essai impossible ici, une étude de l’oeuvre de Christian Prigent himself. Car l’homme aura épouse autant que faire se peut l’avant-garde des années 70 pour, notamment par le biais du roman, poursuivre avec succès une expérimentation de l’écriture en direction de ce qui semblait être exclu du champ de l’avant-garde : l’autobiographie. Cet essai reste à écrire. À la tonalité un chouia pessimiste de l’avertissement (trop rares selon Prigent sont ceux qui merdRent aujourd’hui, ceux qui « tentent de sortir de l’avant-gardisme du début des années 1970 sans renoncer pour autant au désir d’expérimentation ») repond, à la fin du livre, le salut à ce qu’on pourrait appeler la génération de 1995, date autour de laquelle vont apparaître les écrits de Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Charles Pennequin ou Philippe Beck. L’hommage, poignant, rendu à Christophe Tarkos, prince disparu de cette génération pourrait peut-être aussi convenir à l’auteur du livre qui s’achève ainsi « Peu de poètes auront dû mieux que lui nous introduire à la fois au malaise de la langue infidèle qui passe comme une lame entre le monde et nous, à la fois au pouvoir souverain qu’à la même langue d’aérer l’opacité d’un monde comblé de choses à vendre, d’images chromos, de corps lourds, de pensées soumises, d’âmes angoissées. Ce pouvoir qui revient sans cesse inquiéter l’idylle ahurie entre choses et langues, ça s’appelle peut-être poésie. »
Thierry Guichard, La Matricule des anges, février 2015