Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées.
Légers décalages
Ce sont nos réalisations qui pèsent, qui nous entravent, qui nous suivent partout comme une queue de casseroles. Toute la grâce de l’idée s’abolit dans le volume qui la cloue au sol. Son vol, sa danse se chargent de matière. La pesanteur gagne un nouveau combat. Décidément, nous sommes bien des créatures de la boue. Nos mains s’encombrent de ce qu’elles créent. Nous ne savons pas contenir notre instinct de bâtisseurs, notre génie industrieux. La pierre, nous la posons sur une autre pierre. Il nous faut tout le champ pour le chou et les trois dimensions de l’espace pour le petit nuage de buée qui s’échappe de nos lèvres. En tout lieu, nous nous étalons comme je le fais là.
Et pourtant, est-il rien de plus parfait que le germe, l’oeuf, le bourgeon ? L’idée n’est-elle pas plus belle quand elle n’est encore qu’une palpitation ou une lueur ? Viendront ensuite le labeur, la fatigue, l’approximation, la déception, la dégradation, l’usure et la ruine. Bien entendu, ce n’est pas un tel idéalisme qui anime Edouard Levé (1965-2007) lorsqu’il publie OEuvres (2002), que P.O.L réédite aujourd’hui dans sa collection de poche. Il n’empêche que l’on se dit souvent, en lisant les descriptions des cinq cent trente-trois « oeuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées », que ces propositions suffisent, en effet, que tout y est, à l’état virtuel et cependant extrêmement concentré.
Paradoxalement, la première des oeuvres imaginées est celle dont je viens de citer la description et qui existe bel et bien puisqu’elle se confond avec le livre que nous tenons entre les mains. Elle n’est d’ailleurs pas la seule qui échappe au principe qu’elle énonce et qui est celui du recueil. Nous rencontrerons d’autres idées qui coïncident avec certaines séries photographiques d’Edouard Levé. Par exemple, ces portraits d’inconnus, homonymes d’écrivains et d’artistes célèbres.
Ou ces reproductions de scènes pornographiques par des modèles habillés, au visage inexpressif.
Il serait faux pourtant de voir dans ce volume un carnet de projets ou un réservoir d’idées pour des réalisations à venir. L’art conceptuel se réduit ici au concept qui ne se déplie ou déploie que dans notre esprit, lequel, instruit par le postmodernisme littéraire et les dispositifs de l’art contemporain, se passe très bien de l’objet pour jouir de sa représentation : « Un blouson en vache folle » ou « Une grande chaise (...) entourée de plusieurs petites tables ». La formule magique suffit, le prodige accompli serait superflu, voire redondant.
Comme dans Autoportrait (P.O.L, 2005), republié en 2013 et dont il avait été question alors dans ce feuilleton, le style est délibérément neutre, clinique même. Aucune esbroufe. Edouard Levé s’épargne et nous épargne les tonnes de béton que nécessiterait la réalisation de certaines de ses installations comme il refuse les effets de style qui transformeraient son propos en fantaisie littéraire. Ses idées ne se laissent pas saisir puis accrocher aux murs des lieux d’exposition, mais la littérature ne les confisquera pas non plus.
Edouard Levé est inimitable. Son suicide en 2007 nous a aussi privés d’un point de vue unique sur le monde. Un rideau noir a été tiré devant sa fenêtre. C’est bien le réel auquel nous avons affaire que ses livres nous montrent, mais les catégories sont brouillées, les situations décontextualisées. Aucun stéréotype ne résiste. Un deuxième éclair suit celui du flash, c’est l’éclair du court-circuit qui se produit entre la photographie et sa légende. Edouard Levé propose par exemple d’éditer une revue de décoration luxueuse dans laquelle n’apparaîtraient que de modestes pavillons banalement meublés, ou de diffuser une musique « lente et ténébreuse » sur des images de danseurs effrénés. Mais encore : reconstituer des figures du folklore sans les costumes traditionnels ; mouler en cire les statues de modèles choisis au hasard dans l’annuaire puis les exposer dans un Musée des inconnus ; filmer une manifestation silencieuse hérissée de banderoles vierges de tout slogan ; construire « une maison dessinée par un enfant des ans » ; imaginer également celle qui pourrait abriter « une ambassade pour les extraterrestres ».
Ces légers décalages ébranlent pourtant le monde ordinaire comme le feraient de violentes secousses sismiques. Des failles s’ouvrent dans le réel. Il suffit d’ailleurs d’orchestrer, avec un peu de malice mais aussi une certaine ironie, la contradiction entre les techniques et les styles pour pointer, bien au-delà du monde de l’art, les structures arbitraires sur quoi se fondent nos représentations : « Un monochrome gris à cadre baroque doré (...). Une miniature de grand format. Un rouleau chinois représentant Paris. Un tableau hyperréalisteflou. Un portrait pop du cardinal de Retz. » Ces oeuvres pourraient être celtes d’un démiurge arrivé trop tard et qui dirait au Créateur, au soir du septième jour : « Voici tout aussi bien à quoi ton monde aurait pu ressembler. »
Impossible de ne pas s’arrêter pour finir sur cette photographie du corps d’un homme couvert de toutes les plaies reçues durant sa vie, qui « dressent une cartographie faussement actuelle de sa douleur ». Faussement ? Vraiment ?
Eric Chevillard, Le Monde Supplément Des Livres, 9 octobre 2015