— Paul Otchakovsky-Laurens

une-certaine-absence@gmel.ie

Claude Lucas

Mel, le héros de cette histoire, est le patron associé d’une minable agence de détective privé dont l’acronyme R.I.R.E. (Recherches, Investigations, Renseignement, Enquêtes) traduit le sentiment de dérision que lui inspire cette activité.
Outre son prénom pour le moins peu courant (Melchisédech), Mel est affligé d’un patronyme imprononçable, Brnzenswicg, qu’il prend grand soin de ne communiquer à personne et n’est connu que de son unique employée, Aileen O’Shaughnessy, jeune et flamboyante enquêtrice adjointe franco-irlandaise dont il est éperdument mais silencieusement amoureux. Son « paravent », ou couverture, patronymique...

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La presse

Un son, un ton rendent immédiatement irrésistible le nouveau roman de Claude Lucas. Ne pas s’inquiéter, le titre, Une certaine absence@gme.ie un peu intimidant, trouve son explication à la fin. La mention « ie » n’est pas du latin, et renvoie simplement à l’Irlande, ou nous faisons un tour, pourquoi se priver, Galway est une ville agréable. Mel le narrateur, arrive chiffonne à son bureau, comme tout privé qui se respecte. II a reçu un courrier adresse à « M.B., Détective ». Or on l’appelle Mel. Personne ne sait qu’il s’appelle Melchisedech Brnzenswicg. II n’ouvre pas la lettre aussitôt, qui contient une photo de pur effroi. Voici ce que nous a dit Claude Lucas, par mail, après qu’on I’a interviewé « Je me suis souvenu qu’en écrivant ce texte, je m’étais dit qu’on pouvait le lire aussi comme une paraphrase du Cri de Munch ».A l’agence R.I.R.E (Recherches, Investigations, renseignements, Enquêtes), ils sont trois : Mel, son associé Georges Lamer, très vite plongé dans un coma utile à la construction du roman, et la rousse Aileen O’bhaughnessy, qui ne doit rien à la Mavis de Carter Brown, mais y fait penser. Mel rédige une sorte de journal qui fait « un bruit de roman policier ». Parallèlement aux affaires en cours, il enquête sur lui-même. Va bientôt se traiter comme s’il était l’ombre de lui-même. Jusqu’à disparaitre. « La dissolution de son identité », contre quoi Mel lutte en écrivant est déjà à l’œuvre dans Suerte, le roman par quoi Claude Lucas s’est rendu célèbre en 1995. Publiée dans la collection « Terre humaine ». Il s’agit d’une auto-fiction saisissante, une mise en abîme de celui qui se confronte à la page banche, mêle le récit de ses braquages et une réflexion sur la condition pénitentiaire. Claude Lucas avait 20 ans quand il a purge sa première peine. L’adolescent malheureux est devenu un délinquant. En prison, il a étudié la philosophie, découvert Levinas. II est devenu l’écrivain qu’il était. A I’origine, il y a un petit Breton né en 1943, élevé par sa grand-mère qui tenait un café à Saint-Malo.


Ses parents se sont suicidés, leur couple était adultère. II avait 18 mois, il a appris à 14 ans. «Je suis donc un enfant de l’amour et de I’asphyxie » écrit-il dans une de ses premières lettres à celle qui va devenir son épouse (Amor moi, Jacqueline Chambon, 2008). Rencontre avec Claude Lucas, qu’on croyait îlien, mais qui a déménagé au bord d’un lac.


Vous faites référence dans votre roman à Chandler. On pense aussi à Carter Brown, à James Hadley Chase.

Je ne connais pas Carter Brown. James Hadley Chase est un auteur que j’ai toujours adoré, à cause du crescendo. Tout commence de façon anodine, et le héros est emporté vers un cauchemar. Mais je ne pensais pas à lui en écrivant le livre, ni à aucun auteur en particulier, sans doute cela vient-il de certaines de mes lectures cela a sédimenté. J’ai mis en scène un détective, un suspense. Je tenais à la structure faussement policière. Lorsque j’ai commencé, c’était un polar décale, métaphysique si vous voulez, mais je ne savais pas ce que j’allais en faire. Et puis au bout de trente pages, le roman s’est organisé. Etre précis dans l’intrigue ne m’intéressait pas J’ai le goût de dynamiter la réalité par la fiction. Mon Mel emmène le lecteur en bateau. Bien qu’englué dans I’apathie il a l’œil sur ce qui I’entoure. Le lecteur prend le bateau pour l’Irlande. Le voyage à Galway - où je ne suis pas allé, je me suis promené dans les rues sur Google - permet d’introduire une fantasmagorie une bouffée d’air, un rêve éveillé. J’aime la dérision. Je suis assez violent, l’écriture me pacifie beaucoup. La distanciation désamorce la violence. Ce qui me choque et me perturbe, je le neutralise par la dérision. Je me trouve, je nous trouve tous pathétiques, nous suscitons I’empathie à défaut de sympathie.


A propos des écrits de Mel, il est question d’un « pastiche de polar des années 50 ».

Le personnage a pris cette tournure, mais ce n’était pas prémédité. Sa manière de parler, son argot démodé, un peu voyou, j’aime assez ça, faisait contraste avec le corps du récit. Le livre n’est pas un pastiche mais c’était le meilleur angle pour camper un récit qui me ressemble. Je me sens déconnecté du réel. En fait je suis concret dans la vie courante. Mais devant la page blanche, ce que je ressens de plus près de ma nature, c’est le thème de l’impuissance, du vide. C’est le reflet de mes longues années de prison. Avant le verbe, il y avait le vide. L’ambition est de faire de la littérature avec rien. Mel perquisitionne un appartement où il ne trouve rien, et constate : « De la littérature pure ». Son côté Blanchot. Tout va disparaitre, on retrouve le vide. L’autre personnage, Georges qui est dans le coma en chair et en os, qui n’est pas un fantôme, n’est pas intéressant. II s’agit d’une projection déformée de Mel, d’une redondance. II y a lui, il y a le double finalement il n’y a rien. Je trouve amusant d’écrire ce genre de choses surtout quand ça vous correspond.


Mais je ne veux plus donner dans ce genre Je voudrais être plus réaliste à l’avenir, plus en rapport avec l’air ambiant. Je ne suis pas sûr d’y arriver. Ce que j’écris, ce sont toujours des échappées surréalistes. Après coup je me trouve bizarre. Mais l’important est de se reconnaître dans ce qu’on a fait. Des polars j’en ai lu tellement. De temps en temps, j’en prends un. Ce sont les intrigues qui me fascinent, les histoires très tenues. Polars ou pas, les Américains sont de très bons raconteurs d’histoires, avec une simplicité de bon aloi qui n’est pas la mienne. Je ne suis pas Raymond Carver. Je lis aussi beaucoup d’auteurs « normaux ». J’aime James Ellroy et Philip Roth, Paul Auster dans « la Trilogie newyorkaise », le dédoublement est réussi. Adolescent, non je ne lisais pas de polars. J’étais romantique. Rimbaud Verlaine, Baudelaire. J’écrivais des poèmes, c’est une bonne école. J’ai été élevé chez les curés, le polar ne faisait pas partie du menu. Si j’avais eu la persévérance, l’humilité de faire ce qu’il fallait, écrire et travailler, je ne me serais jamais retrouvé voyou. Je n’ai jamais cru à mon personnage de braqueur. J’ai fait mon boulot avec beaucoup de conscience professionnelle, mais je trouvais ça grotesque. Je dis toujours que je suis davantage un écrivain qui a mal tourné qu’un voyou réinséré par l’écriture. Je suis revenu à mon point de départ. Je suis à l’aise avec moi-même en écrivant, certainement pas en braquant.


Vous étiez un enfant lecteur ?


Enfant j’étais solitaire, sans copains. La lecture remplaçait. Pour se distraire rêver voyager. Il n’y avait que ça. Je lisais la série des Pasquier de Duhamel Genevoix, Victor Hugo, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, Quatre-vingt-treize. C’était du cinémascope. J’avais aussi trouvé chez une tante Odes et Balades. Ce n’est pas le meilleur recueil de Hugo, mais il était magique, il y a des jongleries verbales extraordinaires. Et puis comme j’ai fait des études secondaires Racine, Corneille, Molière, comme tout le monde. Des gens qui savaient écrire. Et le latin. On arrive à parler aussi bien que Sarkozy, quand même. La chose écrite est plus vraie que la réalité. Il n’y a pas de réalité s’il n’y a pas de mise en récit. Avec Suerte, les choses ont pris sens et forme. L’échec restait un échec, mais il était justifié. L’écriture justifie. C’est intransitif.


Vous avez écrit Suerte en prison, en Espagne. Combien de temps avez-vous mis ?


Trois ans. Ce n’était pas facile de trouver un endroit où s’isoler. Les conditions étaient très dures. L’été, à cause des mouches et de la chaleur, je ne pouvais pas travailler. Je me suis accroché. J’avais 45 ans, j’étais dos au mur, je jouais mon va-tout avec ce livre.


Gardez-vous un bon souvenir de la sortie, du succès ?


Un très bon souvenir. L’effort que j’avais fait sur moi-même, d’une part. Et ça a changé ma vie. Jean Malaurie me l’avait dit, il avait raison. Le livre a permis que beaucoup de gens s’intéressent à moi. Un comité de soutien s’est créé pour me sortir de là. J’ai été accueilli parmi les autres, dans la communauté humaine. Là où j’étais, et là où je suis aujourd’hui : entre les deux, il y a Claude Lucas, l’écriture, et ma femme bien sûr. Tous les éditeurs avaient refusé Suerte, pour les uns il y avait trop d’action et pas assez de philosophie, pour les autres c’était l’inverse. Françoise Verny, chez Flammarion, n’en voulait absolument pas, malgré un lecteur très enthousiaste. C’est ma femme qui a eu l’idée de l’envoyer à Jean Malaurie pour « Terre humaine ». Il me restait encore de longues années à faire. Moi je n’étais pas libre, mais le texte l’était parce que je l’avais écrit en Espagne. En France, on n’aurait pas eu le droit de le faire sortir sans passer par le ministère de la Justice. Le livre est paru quelques mois avant le procès en France, aux assises. Le procureur l’a brandi : « Ce livre est une faute ! » J’ai eu de la chance. J’ai eu un remarquable président de cour d’assises qui a compris la démarche. C’était un humaniste, donc un homme intelligent. J’ai obtenu une grâce de Chirac. « Je vous présente mon braqueur de banques », a dit Jean Malaurie (c’était à l’Elysée pour les 50 ans de la collection «Terre humaine», en 2004). Jacques Chirac : « J’aime beaucoup ce que vous faites. » Comment voulez-vous que mon sens de la dérision ne s’en soit pas trouvé conforté ?


C’est important d’avoir son nom sur un livre ?


C’est l’accomplissement. Etre auteur, c’est avoir une identité. Braqueur, c’est le contraire. Mais écrire sans être publié reste virtuel. Etre publié, c’est sortir de l’insoutenable virtualité. Rien à voir avec la célébrité. Le principe de réalité, c’est l’éditeur. La fiction de vous-même devient réalité. On vous fait entrer dans cet univers. Mystérieusement, on n’est plus seuls, m’écrivaient des lecteurs de Suerte. Le personnage meurt à la fin, mais l’auteur continue à vivre. On est publié, sinon tant pis. S’en foutre et tout foutre en l’air. Pendant cinq ans, à Ensisheim, j’avais écrit cinq ou six pièces. Je suis allé voir Jean-Louis Barrault qui montait un Beckett au Récamier. Il était avec ses comédiens dans le hall, autour d’une table. Il m’a reçu, très théâtral, avec un geste disant : « J’ai des pièces jusqu’au plafond. » J’ai laissé les miennes, il n’a jamais répondu. J’ai envoyé un texte à Fleuve noir, il a été refusé parce que trop bien écrit. J’avais 27 ans. Vous le prenez mal, vous vous dites que vous n’êtes bon à rien. C’est une longue patience. Il faut être humble et accepter les refus. Je n’avais pas cette humilité-là. La longue patience, c’est savoir qui on est. Avec Suerte, à la fin, j’étais pacifié. Avec Ti kreiz ( 2010) qui est un travail sur la langue, avec des mots-valises, des inventions, et ce livre-ci, il y a forcément des explorations de soi, des choses dont on veut se débarrasser. Mais ce n’est pas le sens de la démarche. J’aime me divertir, découvrir où je vais sans faire de plan précis. C’est une dimension ludique de l’écriture que j’aime. L’esprit de sérieux dans le roman aujourd’hui, pour traiter le réel de la société, m’ennuie terriblement. Pour cela, je lis les journaux. Les romanciers sont tous très intelligents, extrêmement cultivés. Hugo, Dickens s’intéressaient à la société, mais ce n’était pas des gens qui avaient l’esprit de sérieux. Ils étaient si vivants. J’aime bien me foutre un peu de tout le monde : ça doit me défouler.


Mais il n’y a aucun laisser-aller dans vos textes.


Je me trouve un peu ringard. Le laisser aller dans l’écriture me paraît insupportable. Il faut que ce soit corseté, très net, sec. Pas beaucoup d’adjectifs. J’ai énormément de patience pour nettoyer un texte, à la fin de la journée, lorsque je le saisis après l’avoir écrit à la main.


D’où viennent les nom des personnages d’une-certaine-absence ?

Melchisédech Brnzenswicg vient d’une nouvelle que j’avais écrite pour la revue Rémanence. Une nouvelle sur le vide, un type devant sa page blanche, encore une mise en abîme. J’ai réutilisé le personnage. Lanier, pour Georges, était le vrai nom de Tennessee Williams, et c’était celui du charpentier en face de chez nous, Lanier et fils. Aileen est le prénom de ma femme, Hélène, en irlandais.


Combien d’années avez-vous passées en prison ?


On me demande toujours ça. Vingt-deux ans, en plusieurs fois.


Claire Devarrieux Libération Février 2015



Le détective privé d’existence


« Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?  »


En ces temps de soumission aux gros tirages, la célèbre citation de Georges Bataille s’impose par contraste face au sixième livre et troisième roman de Claude Lucas, auteur d’une oeuvre admirable d’être dictée par son absolue ¬nécessité depuis Suerte, (Plon, 1996).Publié dans la collection « Terre humaine » avec un « envoi » d’Emmanuel Levinas, Suerte racontait une vie de braquages et de détentions hantée par les fantômes de Samuel Beckett. L’expérience carcérale s’y révélait une métaphore implacable de la condition humaine sous un ciel vide (« Où que je fusse, je véhiculais l’abîme en moi »), au point que Suerte est l’un des rares livres français de ces dernières décennies à pouvoir prétendre au statut de roman culte. Ti kreiz (POL, 2010), second roman de Lucas, a en revanche subi l’indifférence de la critique, sans doute effrayée par l’invention langagière époustouflante à laquelle l’auteur rendu à la liberté lâchait la bride - à moins que la presse ne lui ait pas pardonné d’avoir délaissé son identité spectaculaire de voyou repenti pour arpenter le champ de la « pure »  littérature ?


Il sera difficile de persister à ignorer cet écrivain majeur quand paraît une-certaine-absence@gmel.ie. Voilà un roman qui vous embarque dès les premières pages dans une histoire aussi haletante qu’elle est joyeusement foutraque. Filatures, gros calibres, employés véreux, chausse-trappes et traquenards, coups de gueule et coups de sang... : une-certaine-absence@gmel.ie joue de tous les ingrédients du polar, assurément, et prouve au passage que le polar résiste à tout, même quand il est mis à mal par un détective qui n’est en quête que d’une preuve de sa propre ¬existence. Doté d’une propension à passer inaperçu qui est un atout professionnel mais un boulet existentiel, le narrateur, Mel, officie en effet dans une agence « dont la raison sociale est l’acronyme RIRE - Recherches, Investigations, Renseignements, Enquêtes, termes qui, ainsi accolés, sont malheureusement redondants, quoique d’une redondance professionnelle valant tout de même mieux que "Fouille-merde ", qui serait la spécification la plus adéquate de notre pratique.  »Un pied chez Beckett, où se demander pourquoi il n’y a rien plutôt que quelque chose, l’autre dans la réalité glauque du polar, Mel atteint au comble du détective : suivre ses propres traces dans les sables d’une enquête sans fond, vouloir se confondre, se pincer soi-même pour se prouver qu’on existe un peu quand même. Et où y parvenir, sinon dans un labyrinthe créé de toutes pièces sur la page ? Ce qui se raconte n’existe que de s’écrire, le lecteur le sait pertinemment et en jubile.


Le roman comme jeu


Vif, intelligent, drôle de bout en bout, une-certaine-absence... est émouvant, aussi, d’être envahi par le fantasme de l’amour (d’où le «.ie » du titre renvoyant à une Irlande de rêve, lieu d’une très romantique « échappée belle » avec la flamboyante Aileen). Le lecteur, de fait, ne réalise le plus stupéfiant que peu à peu : règne sur ces pages « une certaine innocence ». N’est-ce pas la première fois chez Lucas que le narrateur, pour être capable d’éructer subitement comme un voyou lyonnais, n’en habite pas moins du côté de la loi ? Certes, faux nez rouge vif de l’auteur, ce narrateur se débat à son tour avec le sentiment d’une insoutenable déréliction de l’être, obnubilé par le vide qui est en nous, mais le jeu romanesque est ici d’une telle puissance qu’il emporte tout. Le tragique s’en trouve suspendu : c’est dans toute sa splendeur le roman comme jeu, un jeu absolument sérieux, existentiel, celui des enfants absorbés jusqu’à l’oubli d’eux-mêmes, rendus un instant à l’innocence d’une pure présence au monde, à leur insu. D’invraisemblable, l’histoire en devient d’autant plus crédible qu’elle s’enfonce dans les profondeurs de l’expérience humaine comme dans une ruelle obscure, le long d’un théâtre dévasté par des hordes de comédiens qui s’ignorent (le monde était dans le ¬décor, voici le décor en lambeaux).Le lecteur en sort pantelant - un adjectif dont l’étymologie monstrueuse rameute les sens de la suffocation, de l’ahurissement, du cauchemar et pourtant de la fantaisie : les ingrédients véritables d’une-certaine-absence@gmel.ie, roman surréaliste et manière de sur-vivre, sans doute - c’est-à-dire, aussi bien : de vivre un peu au-dessus, là où respirer enfin. La nécessité s’en partage.


Bertrand Leclair, écrivain, Le Monde des Livres, Le 26 Février 2015



La quête de Melchisedech Brnzenswicg


Petit rappel. Claude Lucas a passé vingt-deux ans derrière les barreaux, en plusieurs fois. D’abord en Espagne, pour port d’armes, puis en France pour braquage, soit tix ans dans l’enfer des prisons espagnoles, suivis d’une condamnation à douze ans par la cour d’assises de Bourg-en-Bresse. Il finira par obtenir une grâce du président Chirac, en janvier 2000. Durant sa détention en Espagne, il écrivit un étonnant ouvrage, Suerte, mi-fiction, mi-autobiographie, que Jean Malaurie osa publier dans sa collection Terre humaine , avant sa libération, maîs après que le gratin des éditeurs parisiens eut fait la fine bouche devant cette oeuvre décisive qui devait pourtant rencontrer une large adhésion.


C’est ainsi qu’en 1998 la revue Remanences réalisa un numéro spécial intitulé Ecrits pour Claude Lucas , auquel participèrent, parmi vingt-cinq écrivains célèbres, des auteurs comme Maurice Blanchot, Regis Debray, Michel Deon, Eric Holder,Jacques Lanzmann, Michel Le Bris, Gilles Perrault ou encore Jean-Pierre Vernant. Dans ce même numéro, Claude Lucas donna une nouvelle intitulée Bonjour la jeune vie ! , sorte de mise en abîme d’un personnage au patronyme improbable, à la consonance lovecraftienne, ce Melchisedech Brnzenswicg dont ce sera la première apparition avant Une certaine-absence, roman dans lequel il sera le plus souvent appelé Mel, ce qui facilite quand même la lecture ! Mel, donc, est détective privé dans une agence dont la raison sociale est l’acronyme R.I.R.E. - Recherches, Investigations, Renseignements, Enquêtes -, située rue du Pont-aux-Choux, 75003 Paris. De son caractère, il dit ceci : «  A quoi bon vociférer, fulminer, voter Lutte ouvrière pour défier l’Olympe ? Effritons-nous plutôt. Soyons la volige vermoulue qui désespère la tuile ». On verra au fil des pages qu’en l’occurrence il se déprécie à plaisir. Il convient aussi de tenir compte d’un « cahier Clairefontaine 21x29.7, 144 pages, vélin velouté grand confort d’écriture, à la reliure piqûre  », que le narrateur noircit épisodiquement, sans que l’on sache vraiment qui il est, puisqu’il y évoque le « détective M.B. » comme extérieur à lui-même. Attention ! Ce cahier contient peut-être la clé de l’affaire aux multiples rebondissements qui va maintenant se dérouler sous les yeux du lecteur, ébahi et bousculé, son contenu final en révélant la nature, ou non. A voir. En attendant, flingues et filatures, traquenards et coups fourrés, présence et absence font le spectacle. Pas une minute à perdre. En principe, j’ai bien dit « en principe », l’agence R.I.R.E. est composée de trois personnes : Mel, bien sûr, son associé Georges Lanier, vite plongé dans un coma fort utile pour la suite - un piège, peut-être ? -, et la rousse Aileen O’Shaughnessy, originaire de Galway (Irlande), dont les descriptions enflammées font irrésistiblement penser à la splendide Maureen O’hara de L’Homme tranquille , chère à John Ford. Qu’on en juge : « il ne pouvait pas ne pas deviner, à travers le fil diaphane du chemisier au col échancré jusqu’à leur naissance, les seins de la jeune femme. Moins encore ne pouvait-il manquer d’être ébloui par la chevelure incandescente qui lui tombait sur des épaules laiteuses (....) ni d’être bouleversé par son visage de madone effrontée dont l’expression offrait un curieux et excitant mélange d’infinie douceur intérieure et d’insolence à fleur de peau ». Alors que le récit avance - mais dans quel sens ?-, on va s’apercevoir que, sous des dehors de « pastiche d’un polar des années 50 », intelligent, toujours drôle, rapide, émouvant aussi, il s’agit en fait d’une double quête effectuée par Lucas/Mel, d’abord à la recherche de lui-même, de ses propres traces, des preuves tangibles de son existence - le comble pour un détective privé !-, mais aussi d’un amour ébloui qui viendra s’accomplir sous le ciel de Galway, avec la complicité des Thuata Dé Danann, ces dieux d’Irlande « qui braillent ou la bouclent pendant des siècles et des siècles ».Notons de Claude Lucas, dans une passionnante interview publiée par Libération en février dernier, précise que : «  Aileen est le prénom de ma femme, Hélène, en irlandais ». Une clé de plus ! Toujours dans cette même interview, ceci : « Lorsque j’ai commencé, c’était un polar décalé, métaphysique si vous voulez, mais je ne savais pas ce que j’allais en faire. Et puis au bout de trente pages, le roman s’est organisé. Être précis dans l’intrigue ne m’intéressait pas. (...) Ce que j’écris, ce sont toujours des échappées surréalistes ». Ou encore : « je me suis souvenu qu’en écrivant ce texte, je m’étais dit qu’on pouvait le lire aussi comme une paraphrase du Cri de Munch ». Enfin, sachez que Lucas utilise jusqu’au bout la technique du « dévoilement différé -qu’il organise à coups d’omelettes aux girolles et de vers de morgon -, ce qui installe un suspens permanent invitant le lecteur à tourner les pages avec une avidité dévorante, successions rapide de coups de force narratifs, la surprise surgissant toujours au bout de la ligne qui suit. Le labyrinthe de la mise en abîme installé par l’auteur est démonique : celui qui écrit est-il le narrateur ? Celui dont parle le narrateur est-il lui-même un double, un autre ? Cet « autre » éventuel existe-t-il vraiment ou n’est-il qu’une hypothèse émise par le narrateur ? Lucas existe-t-il ? Ce livre que vous êtes en train de lire a-t-il une réalité matérielle ou êtes-vous la proie d’un mirage existentiel ? Tranchons-en avec le poète Jehan Mayoux et sa définition de la « philosophie » du surréalisme : « L’imaginaire est une des catégories du réel, et réciproquement ». Ou encore, sachez vous perdre pour vous trouver lorsque le réel se présente en habits de gala. À ce titre, je crois que Claude Lucas est dans l’erreur quand il déclare, toujours dans Libération  : « Je voudrais être plus réaliste à l’avenir », oubliant que le réalisme est une « amputation » du réel puisqu’il ne tient pas compte de l’imaginaire, renvoyé à tort vers les chimères, l’illusion, l’utopie ; le réalisme n’a que deux dimensions, la troisième vient de l’imaginaire si l’on veut atteindre au « réel absolu ».« Je dis toujours que je suis d’avantage un écrivain qui a mal tourné qu’un voyou réinséré » par l’écriture », dit encore Lucas. À l’évidence ! D’ailleurs, n’avait-il pas publié, dès 1992, soit avant Suerte , une fascinante pièce de théâtre, L’Hypothèse de M. Baltimore, que naturellement, aucun metteur en scène n’a monté à ce jour, alors que « l’on se plaint tant de manquer de nouveaux et talentueux auteurs dramatiques », déclarera le comédien Denis Manuel à ce propos. Ajoutez à cela un recueil de troublantes nouvelles, chemins des fleurs , suivi de Désert , ses magnifiques lettres de prison adressées à celle qui devait devenir sa compagne, Amore mio et Ti Kreiz , un superbe roman à l’invention langagière ravageuse, et vous pourrez en déduire que cet écrivain rare mérite mieux qu’un prix littéraire : la reconnaissance de ses lecteurs ! Ce second rappel pour que l’on sache bien qu’avec Claude Lucas c’est à un écrivain majeur que l’on a affaire.


Alain Joubert, Nouvelle Quinzaine littéraire, du 1er au 15 avril 2015