Je viens est un roman comique. Il mouline les sujets qui fâchent, le racisme qui a la vie dure, la vieillesse qui est un naufrage, et les familles que l’on hait. Il illustre une fois de plus les lois ineptes de l’existence et leurs multiples variantes : l’amour n’est pas aimé, le bon sens est la chose du monde la moins partagée, les adultes sont plus immatures que les enfants, les riches se reproduisent entre eux et prospèrent sur le dos des pauvres, etc. Il vérifie aussi la grande leçon baudelairienne, à savoir que le monde ne marche que sur le malentendu. Charonne, personnage récurrent des romans d’Emmanuelle Bayamack-Tam et narratrice de la première partie est précisément celle qui vient chambouler cet ordre des choses – qui est aussi un crime contre l’humanité. Abandonnée deux fois (par ses parents biologiques puis par ses parents adoptifs), grosse, noire (ou perçue comme telle), Charonne est mal partie dans la vie mais elle va imposer sa vitalité irrépressible et la force agissante de son amour – quand bien même cet amour n’est ni reconnu ni apprécié (cf. les lois ineptes de l’existence). Mais pour accablante qu’elle soit, la réalité devrait pouvoir s’écrire sans acrimonie, dans une langue qui serait celle de la farce ou du vaudeville – avec lequel cette histoire a beaucoup à voir.
Je viens est un roman fétichiste, investi par les objets, ceux que l’on achète, collectionne, inventorie, transmet. Ce livre est une maison, Bleak House dickensienne dans laquelle chaque narratrice (elles sont trois) s’aménage une chambre à soi. Certains éléments décoratifs ont été chinés virtuellement (l’ottomane, les papiers peints vintage…), d’autres encore appartiennent à l’espace du dedans, souvenirs fabriqués, malentendus et haines tenaces, tout aussi concrets que les autres. Les personnages finissent eux aussi par être gagnés par la matière, se réifier et se figer comme si la maison tenait les habitants sous ses sortilèges : l’enfant est un objet que l’on ramène en boutique parce qu’il ne fait pas l’affaire ; la grand-mère se vitrifie sous son maquillage d’un autre âge, ses laques et ses parfums.
Je viens est une histoire de fantômes, trois morts que la maison cantonne dans une pièce embrumée de fumerolles bleues. Pythonisses incertaines de leurs oracles, détenteurs d’une sagesse qui peine à s’exprimer, ils n’en vaticinent pas moins à l’intention de Charonne, Nelly et Gladys. Ils sont le contrepoint mystérieux et poétique de ce récit si prosaïque, la promesse que la vie ne tient pas toute entière dans l’accumulation des biens matériels, si jouissive que soit cette possession. Le récit rend compte de cette jouissance, mais il dit aussi qu’un message viendra de la mer, un message qui sera à la fois enfance de l’art et déploiement de la magie.
Je viens est fait d’autres livres. C’était déjà le cas des précédents romans d’Emmanuelle Bayamack-Tam, mais elle semble avoir décidé de systématiser et surtout d’exhiber le procédé. Je viens s’est donc écrit depuis cette expérience de la sidération que constituent les premières lectures, sidération qui tient autant à l’histoire racontée qu’à la matérialité du livre, sa couverture et ses illustrations. De fait le livre de contes fait ici partie de ces objets que les personnages se transmettent. La Belle-au-bois-dormant, La Chèvre de M. Seguin, Petrouchka, Les Musiciens de Brême, La Reine des neiges, traversent et trament le récit, passant d’une partie à l’autre et se chargeant de significations personnelles et parfois dérangeantes. Pour Charonne les contes participent aux sortilèges de la maison et la font vivre sous une sorte de dôme, snowglobe enchanté dont il s’agira de sortir pour aller à la rencontre de la ville sans nom, c’est-à-dire Marseille.
Enfin, Je viens est un triple portrait de femmes. Une fille, sa grand-mère et sa mère y prennent successivement la parole. Les trois récits se recoupent parfois, sans qu’il y ait de redite, ni même de véritable concordance. On frôle parfois la contradiction, car comme le dit Charonne (la fille), « on n’est jamais si bien dupé que par soi-même », ce qui fait que chacun vit dans sa petite vérité intime et invérifiable.
Nelly (la grand-mère) raconte sa vie in extremis, entre ressassement et déploration. Sa mémoire flanche et sa voix se brise à trop buter sur « ce qu’on devient ».
Parce qu’elle cherche à justifier son incapacité à vivre, Gladys (la mère) produit quant à elle un discours vindicatif et furibond qui tient souvent du délire. Elle est sans doute le personnage le plus ingrat du récit.
Charonne est celle qui vient. Si les connotations érotiques de ce verbe existent, ce n’est pas ce qui intéresse l’auteur. « Je viens », c’est la proclamation, par Charonne et à la suite de Michaux (« Agir, je viens »), de sa volonté de redresser les torts, de parler contre les lois ineptes, de faire passer sur la maison borgne comme un souffle de bienveillance qui en dissiperait la léthargie et les aigreurs. Charonne est une missionnaire, comme le sont souvent les personnages d’Emmanuelle Bayamack-Tam, et elle la lance dans une geste héroïque, à l’assaut du racisme ordinaire, de la négligence parentale et de la dépression sénile, pour ne citer que quelques-uns de ses adversaires identifiables. « Où était éparpillement, est soudure, où était infection, est sang nouveau, où étaient les verrous est l’océan ouvert… ».
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« La littérature peut être transmise par des fantômes »
Je viens, d’Emmanuelle Bayamack-Tam, marque une étape dans l’oeuvre de cette romancière discrète à l’ironie pugnace, que les prix obtenus en 2012 avaient fait sortir d’une obscurité largement imméritée.
Ceux qui n’ont pas lu Emmanuelle Bayamack-Tam sont passés à côté d’un des personnages les plus originaux de la littérature : Charonne, la volumineuse et irrésistible métisse. Je viens dévoile la source de son incroyable énergie : une enfance pourrie dans un Marseille onirique et vrai.
Avec des invariants.EBT. Il y en a. Elle est très grosse. Pas juste voluptueuse et ronde, mais vraiment grosse. Elle est très belle, et ses origines font problème. Dans Une fille du feu, on lui demande sans cesse d’où elle vient. Là, elle se dit métisse, mais comme elle fantasme beaucoup sur ses origines, on ne sait pas exactement ce qu’il en est. C’est un électron libre que je promène sur la société française. Comme une pierre de touche qui fait surgir le pire des gens qu’elle croise.
On voit ici sa petite enfance, et la source de son énergie fantastique.EBT. C’est un autre invariant : c’est une héroïne, une redresseuse de torts, une missionnaire, comme le sont souvent mes personnages. Et elle puise sa force dans le fait qu’on ne s’occupe pas d’elle, qu’on ne l’aime pas. Elle se nourrit de contes, où des héros se battent contre le mal, et c’est ce qu’elle veut faire. Sa force c’est : Agir, je viens. C’est le problème de Face aux verrous, de Michaux que je cite en exergue.
Tout en elle est excès, le corps, comme le reste.EBT. Elle suscite des fantasmes et des rejets, des désirs et des moqueries. A l’école, ses collègues, ses profs, son conseiller d’orientation ne l’aiment pas, ses parents adoptifs ne veulent pas d’elle, son grand-père la déteste, et en même temps elle se fait sa place. Elle est dérangeante et c’est au coeur de ce qu’elle bouscule que prend place mon espace romanesque. Quant à sa beauté, elle correspond à mes canons et à ceux de Baudelaire. C’est la Vénus Noire, le Beau Navire qui fend les flots, la foule, de sa poitrine. Qui descend la Canebière, en fait...
Les titres des premiers chapitres sont ceux de romans de Balzac, de Dickens, qui est très présent.EBT. Mes livres sont faits avec des autres livres, ce n’est pas nouveau mais je n’ai commencé à le montrer qu’avec Si tout n’a pas péri avec mon innocence et la poésie du XIXe siècle. Dans Je viens, ce sont plutôt des romans, des contes. A chaque fois, on a un personnage qui, face à une famille défaillante, se construit par la lecture. Un des points de départ de ce livre est Bleak House traduit, à l’époque où je l’ai lu, par la Maison d’Âprevent. Je gardais de cette lecture le souvenir d’une maison dans la campagne anglaise, merveilleusement décrite, et j’ai voulu faire visiter une maison. Sauf qu’elle se situerait à Marseille, dans le centre-ville.
Le livre oscille entre caricature et réalité.EBT. Evidemment. Les propos conversations dans le bistrot, je les ai entendus, les vannes racistes au premier degré, je les ai entendues, le grand-père qui perd la boule et qui ne supporte pas qu’une petite Noire hérite de son argent, je ne l’ai pas inventé. Mais tout cela, je l’ai condensé, et c’est là que se trouve l’écart avec la réalité. Charonne le dit elle-même, elle raccourcit.
Encore un roman sur la famille ?EBT. C’est vrai, mais même quand on n’en a pas, on en a une, par procuration, par imitation. Je viens est peut-être le dernier que j’écrirai sur ce thème. J’ai l’impression de boucler quelque chose avec ce roman. Je l’ai structuré par générations, par époques, par étages. Trois femmes prennent la parole, Charonne qui a vingt ans, sa grand-mère qui en a quatre-vingts, sa mère qui approche des soixante. Ces trois portraits faisaient partie de mon projet. Je pensais à un tableau, les Trois Âges de la vie, de Hans Baldung, qui dans mon souvenir représentait une très jeune fille, une femme mûre et une vieille femme. Et quand je l’ai revu, je me suis rendu compte qu’il y avait en fait un bébé, et que la plus vieille des femmes était la Mort.
Pourquoi concevoir ce projet ainsi ?EBT. Je n’ai pas au départ de plan aussi clair que ce que j’en dis après. Je pars de petites idées, d’images, de références qui déclenchent l’écriture. Puis j’essaie d’organiser, de donner de la cohérence à tout cela. Par exemple, je sais que je voulais parler du grand âge, ce que j’ai déjà fait dans Pauvres morts. Souvent, j’écris sur l’adolescence, le passage à l’âge adulte. Ecrire un roman d’apprentissage c’est « facile », les exemples sont légion. Mais je voulais écrire sur le délabrement, la vieillesse, la démence sénile, d’autant plus que Nelly, la grand-mère, était le personnage central. Elle a été très belle, a incarné la beauté pour toute une époque, et plus personne ne la voit. C’est elle qui incarne les Temps difficiles. Et en même temps tout passe par elle.
Mais le ton reste léger...EBT. Et personne ne meurt. Le ton, je l’ai voulu délibérément léger. Parce qu’il y a Charonne, qui est celle qui par son énergie et son amour sauve tout le monde.
Comme il se doit, cette maison est hantée et c’est un fantôme qui apprend à lire à Charonne.
EBT. Je voulais que cette maison soit comme un cabinet de curiosités, avec mes fantômes familiers. On reconnait Nijinski, plus difficilement celui de Charonne. Cela n’est d’ailleurs pas nécessaire. C’est en fait Roger Gilbert-Lecomte, un poète du Grand Jeu. L’important c’est que la littérature, qui n’est pas transmise par la famille, le soit ainsi. La littérature est une sorte d’au-delà.
Alain Nicolas, l’Humanité, janvier 2015
Trois âges, trois étages, trois femmes et trois récits
Une maison au centre de Marseille abrite Charonne, une adolescente, Gladys, sa mère mûrissante, et Nelly, qui bascule dans le grand âge. Elles parlent.
Charonne est une petite fille de six ans dont les parents ne veulent plus. Alors ils la rapportent où ils l’ont prise. A l’orphelinat, c’est aussi simple que ça. En fait, ce n’est pas si simple. On ne peut rendre une enfant comme une marchandise défectueuse, même si sa peau devient noire, même si elle devient grosse. Charonne va donc rester avec Gladys et Régis, qui l’ont adoptée et qui ne l’aiment pas. Ainsi commence Je viens, le nouveau roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Nous y retrouvons Charonne, que nous avions rencontrée adulte comme personnage principal d’Une fille de feu, qui avait traversé Si tout n’a pas péri avec mon innocence. Toujours animée d’une énergie et d’une volonté d’aimer et de faire le bien à toute épreuve, elle traverse des « temps difficiles », face à des parents qui la rejettent, un grand-père qui perd la boule et ne contrôle plus son racisme, une grand-mère dévorée par la nostalgie de sa beauté passée. Drôle de « début dans la vie » : le titre dur roman de Balzac va resservir pour le premier chapitre de Je viens.Le roman est fait de trois parties, trois récits à la première personne attribués aux trois générations de la famille Meuriant, qui administre sans conviction l’extinction de sa richesse passée dans une maison des alentours de l’ancien jardin zoologique marseillais, enclave aux airs de Mitteleuropa dans la lumière métisse méditerranéenne. Charonne parle la première, puis c’est le tour de Nelly, la grand-mère, ex-star des années soixante-dix, et de Gladys, petite fille de rêve devenue une adulte moche très contemporaine, qui en veut à la terre entière et n’arrive pas à recycler son ressentiment dans le bio, la consommation équitable et le yoga de Bhoutan. La satire sociale, contre le racisme à peine voilé ou l’aliénation à l’idéologie, n’est jamais bien loin, malgré le ton désinvolte qui rend drôle ce qui serait sans cela une insoutenable tragédie.Aidée par des fantômes qui habitent cette maison à la Dickens, Charonne va survivre, et aura la force d’éviter le destin calamiteux de ses devancières. Emmanuelle Bayamack-Tam donne avec Je viens un roman inspiré, où le tragique se fait léger, où la littérature n’est pas livresque, un roman aussi tonique que son héroïne, qu’on est impatient de revoir.
Alain Nicolas, l’Humanité, janvier 2015
On accourt à « Je viens » !
On attend toujours d’une rentrée littéraire qu’elle nous révèle une voix, un style, un incontestable talent. Ce fut le cas en 2014 du roman d’un inconnu, Edouard Louis et son « En finir avec Eddy Bellegueule ». Cette fois, c’est une femme qui a les faveurs de notre enthousiasme. Certes, avec neuf ouvrages au compteur, cette enseignante marseillaise de 48 ans, Emmanuelle Bayamack-Tam, n’est pas un perdreau de rentrée. Mais son nom reste inconnu du grand public.
Voici le roman qui devrait mettre en lumière cette alchimiste, maniant comme personne l’acide sulfurique et l’humour. L’ouvrage s’appelle « Je viens » et raconte, à trois voix, la destinée d’une petite fille noire adoptée par un couple incestueux dans une famille riche. La grand-mère, Nelly, a été une gloire du music-hall. Son mari, Charlie, panique à l’idée que cette gamine sera l’héritière du clan. L’enfant se nomme Charonne. Elle est obèse et grandit au fil du récit. Ses parents adoptifs, Gladys et Régis, BCBG bon teint qui courent les trekkings, n’avaient pas prévu qu’elle noircirait autant. Ils ramènent la gamine à l’aide sociale. Sans succès. La famille Meuriant sera obligée de faire avec cette tare qui, par-dessus le marché, s’amourache du fils des jardiniers. Je viens est un roman qui provoque une jubilation totale. Et Charonne, l’axe d’une critique étincelante de notre monde, de ses ratés et de ses hypocrisies. C’est franc, c’est cru, c’est tranchant. Et surtout, comme s’écrie Gladys, c’est « péril en la demeure » à tous les étages. Molière aurait adoré.
Le Parisien, Janvier 2015
Le nouveau roman d’Emmanuelle Bayamak-Tam s’appelle Je viens. Il est de la même et belle veine que Si tout n’a pas péri avec mon innocence qui lui avait valu le prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs en 2013, aujourd’hui réédité en Folio. Dans Je viens, on retrouve une jeune fille en marche vers la vie... Emmanuelle Bayamak-Tam, 48 ans dont dix-huit à publier des romans chez POL, agrégée de lettres modernes qui vit et enseigne en région parisienne, excelle dans l’accompagnement de l’esprit qui vient aux filles comme dans l’évocation des relations qui font une famille. La culpabilité, les remords et les regrets, valent autant que l’amour et l’égoïsme... On entend d’abord la voix de Charonne, à peu près noire et tout à fait grosse : elle ne s’aime guère aux premiers jours de sa conscience mais elle va relever le défi de son existence... Elle se pense l’enfant d’un viol et elle n’ignore pas que ses parents adoptifs veulent se débarrasser d’elle.
Les femmes ont la parole
Comment s’aimer soi-même et se construire une personnalité heureuse alors qu’on vit dans une famille déglinguée qui vous rejette ? Charonne prendra les choses en mains sans pleurnicher : elle trouvera en elle et à l’écoute de Marvin Gaye la clef de son destin. Elle sera star. Les hommes sont essentiels à l’intrigue de la vie mais ils font un peu de la figuration dans ce roman où l’on retrouve en toile de fond le Marseille petit-bourgeois des origines de l’auteure. Ce sont les femmes qui ont la parole. Trois femmes en lutte contre les impuissances auxquelles le sort pourrait les condamner. Après Charonne, on entend donc Nelly sa grand-mère, tout habillée encore de sa beauté d’hier. Femme amoureuse, elle verra en Charonne la beauté qui lui viendra quand sa volonté la transfigurera... La troisième voix du récit sera celle de Gladys, la mère de Charonne. Ses confidences boucleront la boucle de l’adolescence de sa fille... Ces trois femmes n’avaient pas grand-chose en commun. C’est une enfant qui ne correspondait pas aux canons de leurs espoirs qui va lier leur histoire. Rien ne s’est finalement passé comme prévu. Mais les malentendus de la vie, c’est ça la vie.
Hervé BERTHO, Ouest France. , Janvier 2015.