— Paul Otchakovsky-Laurens

Ligne & Fils

Trilogie des rives, I

Emmanuelle Pagano

Ligne & Fils est la première partie d’une trilogie interrogeant la relation de l’eau et de l’homme, du naturel et du bâti, la violence des flux et celle des rives qui les contraignent.
Dans cette première partie, Emmanuelle Pagano s’est penchée sur les sources, les rivières et les moulinages (avec comme référents deux vallées ardéchoises et le plateau d’où elles dévalent), avant d’aller voir, dans une seconde partie, du côté des lacs de barrage (principalement le lac du Salagou), des caves d’affinage (Roquefort) et des poches d’eaux sous-glaciaires (le glacier polythermal de Tête Rousse, au-dessus de Saint-Gervais) et...

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Italie : L’Orma Editore

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Emmanuelle Pagano déroule le fil


Dans Ligne & Fils, la romancière plonge dans l’Ardèche et le monde des soyeux. Intime et vif.


L’eau recouvre de sa transparence instable les rochers de la rivière. Elle y fait des rides. A peine. Comme un glacis ondulant et fripé, brillant dans la lumière. Ou alors, elle les contourne, s’y sépare et se renoue dans des cordeaux d’écume. Elle remonte d’abondance sur les galets des rives, les attire dans son flot, les fait rouler plus loin. Elle dévale. Elle court entre les aulnes, les saules, les peupliers. Du massif du Tanargue jusqu’à Bois Saint-Martin où elle se jette dans l’Ardèche, la Ligne se fraie son passage. Tout comme la Baume a arraché le sien à travers les gorges et les -forêts avant de se faire, elle aussi, affluent. L’une et l’autre creusent ainsi deux vallées séparées et proches, dont les devenirs se rejoignent, s’enchaînent. Ces cours d’eau voisins, aux tracés différents, forment le décor unique du nouveau roman d’Emmanuelle Pagano. Une histoire d’origines et de fil des rivières. De filiation difficile. Et de contre-courant.La narratrice de Ligne & Fils est issue de ces paysages. De leur douceur, de leur rudesse, suivant les jours ou les saisons. Elle a grandi dans le clapot, les murmures, les bruissements de l’eau. Et n’a jamais pu en partir. Là aussi, avant elle, ont vécu tous ceux qui l’on précédée. " Je ne sais pas, se demande-t-elle, s’il faut trier, entre les souvenirs de la Baume et ceux de la Ligne, entre ma mémoire et celle d’avant moi, s’il faut choisir entre avoir peur et être soulagée. " La Baume, c’est son enfance, de joie sauvageonne, d’inquiétude et d’absence, ensemble mêlées dans une étrange douceur. La Ligne, c’est le passé lointain que sa mère avait fui. En révolte contre sa famille, une dynastie de mouliniers qui avaient installé leur fabrique de fil de soie sur la rivière.


Ligne, lignée. Fil et fils. Emmanuelle Pagano débrouille une -généalogie enchevêtrée. Elle remonte aux sources. A l’arrière-grand-père, orphelin et sans nom, qu’on avait appelé Ligne parce qu’il avait été trouvé sur la rive, à 10 ans. Et qui plus tard deviendrait patron du moulinage. D’une génération l’autre, elle suit une trame compliquée de destins. Chez les héritiers, rien de bien heureux, rien de très facile. Entre parents et enfants, chacun se débat, s’oppose. Il faut plus d’une fois ravaler les sanglots. Etouffer le chagrin. Cependant, on tient. On se carapace pour enfin se trouver -content d’accepter le sort commun. Le livre toutefois dépasse de loin la chronique familiale. Une foule d’autres récits l’accompagnent, la précèdent. Ceux des hommes et de la rivière. Celui du quotidien de la fabrique : le travail harassant des très jeunes ouvrières qui ébouillantent les cocons de soie dans des cuves brûlantes. L’attention minutieuse ininterrompue au dévidage et au filage. Le bruit des machines. L’atmosphère suffocante (" La chaleur était épouvantable, l’odeur pestilentielle. L’humidité permanente et la chaleur formaient un brouillard de -vapeur oppressant en hiver, plus léger, mais plus puant encore, en été. "). Celui aussi de la passion de la soie, le goût du fil parfait. Tout éprouvé qu’ait été un lien, il peut rester solide. La narratrice du roman est une mère retrouvant son fils, un adolescent bizarrement poussé. Elle ne l’a pas vraiment élevé puisqu’il a été confié bébé à la garde de son père. Dans le peu qu’ils se sont vus, elle se souvient qu’elle lui chantait, gamin, au bord de la rivière, le Petit Indien des Andes, de Pierre Chêne : " Il faut mettre un pied dans l’eau/ Pour comprendre le ruisseau. " Une ritournelle de moulins.


Le temps passe, moins comme un souffle que comme une eau vive. Ici, l’eau emporte tout, les mots et les êtres. Les moments de malentendus, les tristesses. " Depuis toujours, l’eau est un apaisement, elle porte les corps et les délivre du poids, elle berce les peines en coulant. Petite fille, j’aimais tellement rester au bord de la rivière qui emportait mes tourments. " Déjà dans Les Adolescents troglodytes (POL, 2007), où une ferme avait été engloutie sous une -retenue de barrage, elle recouvrait un passé dont on ne savait plus s’il était encore douloureux. Qu’est-ce donc qui se -dilue ? Que gît-il au profond ? -Ligne & Fils est un texte intime. Premier d’une " Trilogie des -rives " où Emmanuelle Pagano se propose d’explorer nos relations avec l’eau et ses détours, il touche à notre mémoire, à nos rêves. Mais nous ne sommes peut-être que des spectateurs du courant. Nous croyons maîtriser les lacs, les fleuves, les estuaires. Nous élevons des digues face aux mers. Il suffit pourtant d’une pluie pour grossir un torrent. Et d’un peu trop de larmes pour qu’on se noie dedans.


Xavier Houssin, Le Monde, 12 février



La mémoire est-elle soluble dans l’eau ?


Emmanuelle Pagano répond non, et s’immerge dans le passé post-traumatique d’une mauvaise mère ardéchoise, qui a deux rivières pour artères : la Baume, étale et calme, et la Ligne, sinueuse et agitée. Entre son arrière-grand-père, enfant trouvé, de¬venu patron d’une filature de coton, et son fils de 16 ans, enfant perdu, hospitalisé pour un coma éthylique, l’héroïne n’a jamais trouvé sa place. A la naissance de son enfant, elle n’a pas su le nourrir et fut pointée du doigt pour maltraitance de nourrisson. Cette femme ne sait prendre soin de personne, pas même d’elle. Photographe pour oublier que "les images dans la tête sont les pires photos de famille qu’on puisse prendre et regarder", elle rappelle la mère adolescente du Tiroir à cheveux, ce livre tout en éboulements maternels, qu’Emmanuelle Pagano écrivit voilà dix ans. Sensible à la porosité et à la minéralité des êtres, la romancière a toujours réussi à dire la colère, l’humiliation, la honte, sans cri, sans rage. Comme son personnage qui prend des « stocks de silence dans la cuisine » avant le lever du jour, elle a l’art d’infiltrer son texte de gouttes de silence, qui lui donnent relief et équilibre. Trilogie des rives, I : le sous-titre de ce roman en annonce deux autres. Se prépare donc une suite romanesque « sur la relation de l’eau et de l’homme, du naturel et du bâti, la violence des flux et celle des rives qui les encerclent ». Joie d’attendre qu’Emmanuelle Pagano déroule à nouveau son écriture abrupte, chaotique, et pourtant si limpide.


Marine Landrot,Télérama18 février 2015



«Sol dièse», dit le fils, tout juste sorti d’un coma éthylique d’ado, lorsqu’il entend à l’hôpital le bruit d’un morceau de sucre contre la céramique du bol du petit-déjeuner. Le lycéen est un amateur d’electro bien de son temps : il «pose des sons», bidouille sur des platines. Sa mère, le «je» du livre, remonte la généalogie. L’arrière-grand-père, Alexandre Ligne, orphelin raccroché, à la faveur d’un mariage, à une lignée de fabricants de fil de soie, avait aussi l’ouïe alerte. Mécanicien autodidacte, il savait à l’oreille prévenir tous les dérèglements des machines, nourries par le courant hydraulique.Ligne & Fils est un livre sonore de bout en bout, habité par le bruit des eaux, celles de deux rivières, la Ligne et la Baume, celle des sources sur le plateau où Alexandre emmène son fils pour échapper à une mère au coeur sec, celle transformée en buée malfaisante qui enserre les ouvrières de la soie, celle, bouillante, dans laquelle elles vont chercher à main nue les «cocons noyés et brûlés». Même l’absence n’est pas aphone. «En été l’eau manquait tant qu’elle semblait noyer et multiplier les bruits plus encore, comme un trou de silence assoiffé amplifiant et transformant en écho désorienté la moindre rumeur.»


Cette basse continue, qui ne semble s’assourdir qu’à la fin du livre - «l’eau est une ombre dans l’ombre de la vallée, une nuit plus grave dans la nuit» -, recouvre opportunément tout, ces tréfonds obscurs et cruels des liens familiaux, dont on ne peut se défaire, et qu’Emmanuelle Pagano dévide, comme le faisaient les jeunes filles de la fabrique avec les cocons-prisons des vers à soie. Des bombyx qui appartiennent au passé : aujourd’hui, l’usine, dans les mains de cousins entreprenants, produit des fibres de haute technologie. La narratrice est une femme jugée coupable par son entourage, comme le personnage principal du Tiroir à cheveux, premier roman d’Emmanuelle Pagano chez P.O.L : elle a laissé dépérir son nourrisson (le futur poseur de sons), sauvé d’extrême justesse. Plaquée, avec une pension compensatoire, par un mari qui travaille dans l’aménagement de l’eau, elle a alors tout le loisir d’analyser le cours de son existence, celle de ceux qui l’ont précédée, remonter à l’origine de la soie, et de soi par la même occasion.


La romancière dit qu’elle aime les histoires, qu’elle utilise des éléments autobiographiques ou récoltés auprès de vies autres que la sienne. Une pratique courante, couplée à un gros travail documentaire sur les mouliniers. Son écriture ici fait penser aux cocons de soie, de l’aérien compressé, avec des bouts de propos rapportés comme mangés par la phrase déroulant la narration. Ainsi quand l’ouvrière dont est amoureux Alexandre Ligne est éloignée par son propre père, «en attendant le moment de se marier avec un dont ça pourrait se faire qu’on s’arrange, à propos de terres».Ce roman est le premier volet d’une «trilogie des rives». L’eau baigne de longue date l’oeuvre de la romancière, née en 1969 et domiciliée en Ardèche. Dans un ouvrage précédent, l’Absence des oiseaux d’eau, celle-ci était associée à la sexualité, contrairement à ce nouveau livre, moins dessalé. Où l’eau va-t-elle emmener les lecteurs d’Emmanuelle Pagano la prochaine fois ? Au Proche-Orient, sur le plateau du Golan, semble-t-il. Dans une vidéo visible sur Internet, elle raconte, souriante, avoir découvert que, juste en dessous de cette étendue réputée peu humide, se trouve un marais.


Frédérique Fanchette, Libération, le 30 avril 2015

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Emmanuelle Pagano, Ligne & Fils, LIgne & Fils mars 2015