— Paul Otchakovsky-Laurens

Monologue du nous

Bernard Noël

Monologuer, c’est parler avec soi-même. Si l’on décale un peu le genre, c’est parler avec l’Autre comme s’il était soi-même. Cet exercice, qui décale la parole, révèle tout à coup qu’il permet à l’écriture de s’exprimer crûment dans un face à face avec son sujet.
Bernard Noël a poursuivi cette confrontation en passant du On au Vous, du Il au Tu, du Je au Elle, dans différents livres (par exemple, chez P.O.L, La Langue d’Anna, Le Syndrome de Gramsci, La Maladie du sens) mais il a longtemps désespéré de jeter le Nous dans ce jeu où prendre la tête des phrases, c’est risquer...

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La presse

L’énergie du désespoir


Autour d’un « Nous » longtemps cherché, Bernard Noël livre une fable politique chargée d’abîmes et de vertige.


Bernard Noël a longtemps buté sur ce « Nous ». Dans le cycle de monologues autour des pronoms personnels, sa « petite comédie humaine », entamé il y a de nombreuses années déjà, la première personne du pluriel résistait. « Le Nous me paraît impraticable dans l’état actuel du monde », disait-il dans un entretien, repris dans La place de l’autre, le troisième volume de ses oeuvres dont P.O.L a entrepris la publication depuis 2010.


L’écrivain de 84 ans, expérimentateur de toutes les formes, a finalement choisi la fable. Abstraite d’abord, désincarnée, au début d’un récit qui devient presque un thriller, dans lequel le « Nous » prend peu à peu corps. Une fable politique à la fois précisément ancrée dans une actualité contemporaine mais qui nous brouille les filiations, les ressemblances. « Nous » - premier et dernier mot du livre - est ici un groupe de militants d’un mouvement révolutionnaire qui ne croit plus à la révolution. Ni aux lendemains qui chantent. « Nous ne faisons pas confiance à la révolte car elle n’est qu’un mouvement sentimental tout juste capable de raturer un instant le doute et la douleur. Nous savons qu’elle ne conforte pas le Nous, qu’elle l’exalte seulement, et en réalité la fatigue. » Sur fond d’illusions perdues, le collectif s’interroge sur la nécessité d’une cérémonie d’engagement manquée par « un acte irrémédiable », un « sacrifice ». L’occasion arrive sans préméditation quand, à l’issue d’une manifestation, un policier est pris en otage puis accidentellement abattu. Dès lors, l’action change de mode opératoire à défaut de changer de cibles. Nous devient « Nous-Quatre », le Nous qui prend les décisions, anime un mensuel, façade qui dissimule la discipline clandestine nécessaire à l’organisation d’attentats derrière de classiques activités d’opposition de « bons militants gauchistes ».


Mais si le mouvement emprunte certains éléments familiers de l’engagement collectif et de l’action directe aux groupes de lutte armée des années 1980 notamment, il carbure non plus à l’espoir mais à une énergie du désespoir qui semble devoir sa forme accomplie dans la préparation d’un attentat suicide, « l’attentat final » qui serait « la protestation exemplaire ». Pourtant, les impasses - sur le sens, l’efficacité de l’action, la valeur et la résistance du groupe - surgissent à nouveau au coeur de cette « solidarité désespérée ». « La pratique obstinée du Nous exprime une sortie d’espoir naturel : celui d’une solidarité non tributaire de ses propres échecs. » Bernard Noël nous entraîne dans ce « gouffre noir où se fracassent et s’annulent les contradictions », dans une violence de vertige, avec ce grand calme doux et tragique qui est l’expression paradoxale de son engagement.


Véronique Rossignol, Livres hebdo n°1035, 27 mars 2015.



Bernard Noël, une faim de nous


Une fable sur la révolution, où la première personne du pluriel commande tout


En 2011, dans un entretien pour la revue Europe, Bernard Noël exprimait ses doutes quant à la possibilité d’achever sa «petite comédie humaine», ce cycle de monologues qui mettent chacun en scène un pronom personnel. Le Nous, par lequel il souhaitait terminer, lui paraissait «impraticable dans l’état actuel du monde». Ce dernier ne s’étant pas arrangé depuis, Bernard Noël a fini par choisir de pratiquer l’impraticable. Son Monologue du nous est une fable politique noire qui interroge le désespoir absolu comme ultime valeur révolutionnaire recevable. Il y a dans ce livre autant de Nous que de phrases. La contrainte stylistique que s’impose Bernard Noël, consistant à commencer chacune d’elles par ledit pronom, entraîne d’emblée son écriture dans un mouvement vertigineux.


Danger. Le Nous est scorpion. Il change constamment de perspective pour renaître de ses propres contradictions : «Nous se demande ce qui le compose et sent la menace d’un démembrement. Nous faisons face à ce danger puis, l’ayant examiné, nous reconnaissons qu’il n’a jamais cessé d’agir pour nous diminuer. Nous cherchons que faire pour que le Nous soit, par lui-même, tout naturellement rebelle à cette menace en évitant de la relativiser car c’est une façon de la servir.» Le Nous abstrait s’incarne ensuite brusquement dans un Nous-Quatre qui, au fil des pages, en accouchera bien d’autres. Ce Nous-Quatre est un mouvement révolutionnaire qui ne se revendique d’aucune filiation et ne croit plus à la révolution «aurait pour la raison que l’espoir de changer la vie qui, depuis des siècles, motive des mouvements comme le nôtre a chaque fois été détruit par ses propres animateurs.» Cette impasse le conduit à envisager le «sacrifice» comme le dernier contre-pouvoir possible, «qui n’ à se demander comment détruire le pouvoir sans être tenté de le prendre», l’acte destructeur gratuit et non revendiqué comme la seule révolte pouvant manifester une pure opposition qui n’aurait d’autre fin qu’«une réplique à la violence en utilisant son propre langage».



A mesure que le moment fatidique de l’attentat-suicide approche et que le Nous se dédouble en produisant des rejetons toujours plus dangereusement incontrôlables, il est progressivement poussé dans ses derniers retranchements, prenant peu à peu la mesure de l’absurdité totale de l’horreur qui s’annonce. Mais la violence de ce livre tient à ce que cette monstruosité n’est justement jamais univoque, Bernard Noël mettant la même froideur méthodique à disséquer les inconséquences de l’acte terroriste et celles du système auquel il s’oppose. On croit un temps que la subversion affichée repose sur cette féroce mise à nu des rapports de force à l’oeuvre dans nos sociétés contemporaines. C’est vrai, mais en partie seulement, car là encore, il semble que le sens du texte cherche à «se masquer mieux que jamais» en disséminant une critique prenant souvent ostensiblement le tour caricatural des «vieux oripeaux gauchistes». Il y a dans l’Outrage aux mots, qui rassemble les écrits politiques de Bernard Noël, des articles sur la perversité du monde médiatique autrement plus efficaces que certains raccourcis esquissés ici : «L’ancienne pensée unique des Soviétiques avait beaucoup moins d’emprise que l’occupation médiatique plus prenante que toute idéologie.» Limite.Faut-il voir dans la collision de tous ces masques, dont on sait de moins en moins lequel dupe l’autre, une manière de surenchérir jusqu’au bout dans le paradoxe, quitte à conduire irrémédiablement ce texte et les Nous qui le portent à leur propre perte ? En dernier recours, la véritable «protestation dont l’originalité tient à son complet désintéressement» serait alors une certaine idée de la littérature révolutionnaire qu’on retrouve dans l’Outrage aux mots et qui viserait à tenir en échec l’utilitarisme d’une pensée consensuelle : «On peut s’approprier le savoir, on ne peut pas s’approprier le sens parce qu’il nous conduit vers une limite où lui ne s’arrête pas. L’écriture du sens n’est pas un exercice de la valeur, mais de la dépense. [...] L’objet mental sera toujours à fonctionnement contestataire. [...] Entrer dans le mouvement du sens, c’est entrer dans la fin sans fin.»


Louise de Crisney, Libération, le 30 avril 2015

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